Le suivi inter-appareils, en anglais cross device tracking, désigne les outils marketing permettant à une entreprise ou à un annonceur de suivre une personne sur tous les appareils qu’elle utilise : smartphone, ordinateur, tablette ou encore télévision connectée.
Avec le suivi inter-appareils, la collecte des données d’une personne via ses appareils électroniques peut être effectuée selon une méthode dite « déterministe » lorsque la personne choisit de s’identifier sur plusieurs appareils, avec un compte Google par exemple à la fois sur un smartphone, un ordinateur et une télévision connectée. Toutes les informations sur un client sont ainsi consignées dans un même profil, indépendamment de l’appareil utilisé. Une autre méthode, dite « probabiliste », consiste pour l’entreprise ou l’annonceur à identifier des appareils électroniques en collectant le plus possible de données – comme l’adresse IP, la localisation de l’appareil, les cookies d’un navigateur –, lesquelles seront ensuite combinées et rattachées à un profil d’utilisateur, sans que ce dernier en soit informé.
Parmi les méthodes de suivi inter-appareils à l’insu des personnes, le suivi par ultrasons est probablement l’une des techniques les plus intrusives. En novembre 2015, Dan Goodin, journaliste pour Ars Technica expliquait : « Les ultrasons sont intégrés dans les publicités télévisées ou diffusées lorsqu’un utilisateur regarde ou voit une publicité affichée dans un navigateur d’ordinateur. Bien que le son ne soit pas perceptible par l’oreille humaine, les tablettes et les smartphones situés à proximité peuvent le détecter. Lorsqu’ils le détectent, les cookies du navigateur peuvent désormais associer un seul utilisateur à plusieurs appareils et garder une trace des publicités télévisées que la personne voit, de la durée pendant laquelle elle regarde les publicités et si elle agit en fonction des publicités en effectuant une recherche sur le web ou en achetant un produit. » Ces balises audio, qui sont intégrées dans des publicités diffusées à la télévision ou sur un ordinateur, se retrouvent également dans des magasins et points de vente physiques. Une fois qu’une application intégrant un outil de suivi inter-appareils a été téléchargée, l’environnement sonore de l’utilisateur est comme mis sur écoute. Cet outil réagira à une balise audio, c’est-à-dire un son encodé dans un contenu audiovisuel sur une bande de fréquences inaudible à l’oreille. L’application mobile sera alors en mesure de suivre le comportement de l’utilisateur, notamment les publicités qu’il a vues et le temps qu’il y a passé, avant de changer de chaîne.
L’entreprise singapourienne SilverPush, créée en 2012, est probablement leader sur ce marché. Le Center for Democracy & Technology, organisation à but non lucratif située à Washington D.C. qui se consacre à la défense des droits numériques et à la liberté d’expression, avait interrogé la Federal Trade Commission (FTC) aux États-Unis sur la licéité de ce type de dispositif. En mars 2016, cette dernière avait mis en garde douze développeurs d’applications pour smartphone et tablette utilisant SilverPush, rappelant l’interdiction de suivre, sans leur consentement, les habitudes des téléspectateurs. L’offre la plus récente de SilverPush propose aux annonceurs le suivi des consommateurs par le biais de balises audio diffusées dans les magasins, collectant des données comportementales et géographiques.
En mars 2023, selon une enquête sur la publicité et le suivi inter-appareils menée par NordVPN auprès de 10 800 personnes dans onze pays dont la France, l’Allemagne et l’Espagne, « près de 35 % des Français ont déclaré avoir remarqué des publicités sur leurs appareils pour un produit ou un service dont ils avaient récemment parlé ou qu’ils avaient vu à la télévision, mais qu’ils n’avaient pas recherché sur cet appareil ». Pour les professionnels du marketing, ces techniques ne font que répondre aux habitudes des consommateurs qui préparent en matinée un acte d’achat à partir de leur smartphone, puis le concrétisent sur un ordinateur ou une tablette le soir venu. Le suivi inter-appareils sert à mesurer l’impact des campagnes de publicité, à comprendre le parcours d’achat d’un consommateur, indépendamment des appareils utilisés, et également à rémunérer l’intermédiaire par lequel le consommateur est passé.
Nul doute que ces techniques, dès lors qu’elles sont menées sans avertir les personnes concernées, sont totalement illégales partout où existe une législation visant à encadrer l’exploitation des données personnelles par des tiers. Exodus Privacy, plateforme française qui recense leurs traqueurs sur applications Android (voir La rem n°45, p.57), identifie seulement huit applications utilisant SilverPush actuellement.
Pour certains, le suivi inter-appareils est également une manière d’anticiper la fin des « cookies tiers », ces petits fichiers informatiques déposés dans le navigateur d’un internaute afin d’assurer le bon fonctionnement du service en ligne et bien souvent aussi pour suivre son comportement à des fins publicitaires. Les cookies tiers sont, quant à eux, « déposés sur des domaines différents de celui du site principal, généralement gérés par des tiers qui ont été interrogés par le site visité et non par l’internaute lui-même […] et servent majoritairement à permettre au tiers de voir quelles pages ont été visitées sur le site en question par un utilisateur et de collecter des informations sur lui, notamment à des fins publicitaires » explique la Cnil (Commission nationale de l’informatique et des libertés). Même s’il apparaît que le refus par une personne des cookies déposés dans son navigateur n’est pas respecté par tous les acteurs du web (voir La rem n°61-62, p.18) et qu’il en va de la responsabilité de l’éditeur d’un site de s’assurer du respect du choix de l’internaute (voir La rem n°59, p.10), le suivi inter-appareils se développera sûrement pour pallier la fin des cookies tiers. D’autant plus que les stratégies marketing des marques et des annonceurs s’exercent dorénavant dans un contexte de connectivité permanente des consommateurs.
Enfin, et surtout, nouveau graal de la publicité, le retail media incite déjà depuis plusieurs années les acteurs de la grande distribution à capitaliser sur la collecte massive des données de leurs clients tout à la fois en ligne et dans leurs magasins pour se transformer en régie publicitaire. Un marché estimé en 2022 à 41 milliards de dollars aux États-Unis. Le géant américain de la distribution Walmart, qui a réalisé 2 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2021, estime que la moitié de ses revenus d’ici à 2025 proviendra du retail media. Une nouvelle manne financière qui suscite l’espoir des acteurs français de la grande distribution. Selon un sondage d’IAB France réalisé en décembre 2022, 66 % des distributeurs ont déjà investi dans une offre de retail media, parmi lesquels les enseignes du groupe Casino et Intermarché, Franprix et Monoprix ou encore Fnac-Darty.
« Nos données sont une mine d’or, nous en avons très tôt mesuré le potentiel. Avec Publicis, nous créons une joint-venture dès 2023 pour proposer nos propres solutions de retail media », abonde en ce sens Alexandre Bompard, président-directeur général de Carrefour. Le suivi inter-appareils est donc un outil marketing à examiner attentivement si l’on entend protéger les données personnelles des consommateurs.
Sources :
- Cross-device tracking : en.wikipedia.org
- Silverpush : en.wikipedia.org
- Exodus, reports.exodus-privacy.eu.org
- Dan Goodin, « Beware of ads that use inaudible sound to link your phone, TV, tablet, and PC », arstechnica.com, 13 November 2015.
- Vasilios Mavroudis, Shuang Hao, Yanick Fratantonio et al., « On the Privacy and Security of the Ultrasound Ecosystem », degruyter.com, 1er December 2016.
- Clotilde Chenevoy, « Avec la fin des cookies tiers, le retail media va devenir encore plus rentable », republik-retail.fr, 15 mars 2023.
- Delphine Lacour, « Une étude NordVPN le montre : les utilisateurs se sentent « suivis » par leurs appareils », nordvpn.com, 21 mars 2023.