Numérique et libre-échange : schizophrénie européenne ?

DSA, DMA, Data Act, AI Act… l’Union européenne (UE) déploie depuis 2019 un agenda ambitieux en matière de régulation de l’économie numérique. Pourtant, en parallèle, la même UE négocie des clauses sur le « commerce électronique » dans des accords internationaux qui menacent directement l’efficacité de ses ambitions internes.

« L’UE veut renforcer sa souveraineté numé­rique et établir des normes, plutôt que de suivre les normes établies par d’autres, afin de rendre l’Europe prête pour l’ère numérique »1 : voici comment la Commission européenne expose les objectifs de sa stratégie numérique qui a déjà abouti à l’adoption de plusieurs règlements emblématiques, notam­ment le Digital Markets Act, le Digital Services Act (voir La rem n°61-62, p.100 et voir supra), le Data Governance Act (voir La rem n°63, p.30). D’autres textes sont sur le point d’être finalisées, à l’image de l’AI Act ou encore de la directive sur le travail de plateforme2.

À travers ces textes, l’UE souhaite mettre fin au « Far West numérique » et favoriser une économie numérique « au service des personnes »« juste et compétitive », garante d’une « société ouverte, démocratique et durable »3. Elle se pose ainsi volontiers en pionnière mondiale de la régulation du numérique, dans une approche censée la distinguer à la fois du « laisser-faire » américain et de l’« autoritarisme » chinois. Deux superpuissances numériques sur lesquelles l’Europe entend également rattraper son retard en essayant de redéfinir les règles du jeu.

Et pourtant… Au même moment, la Commission européenne négocie des accords de libre-échange dont les clauses sur le « commerce électronique » semblent aller à l’encontre de ses propres objectifs en matière de régulation interne. C’est le cas notamment des accords récemment conclus avec le Chili (2022) ou avec la Nouvelle-Zélande (2023)4. Mais le plus problématique est incontesta­blement celui que l’UE négociait encore, il y a peu, dans le cadre d’une initiative pluri­latérale5 de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) – réunissant plus de quatre-vingts États, dont les États-Unis, le Japon, la Chine ou la Russie. Dans un revirement spectaculaire, les États-Unis viennent toutefois d’annoncer, le 24 octobre 2023, qu’ils se retiraient finalement de ces négociations (du moins sur les aspects les plus complexes)6, signe des contradictions internes à l’administration Biden sur ces questions, mais aussi des pressions exercées par la société civile internationale depuis plusieurs années. À l’heure d’écrire ces lignes, les conséquences exactes de cette décision ne sont néanmoins pas encore connues.

Une initiative controversée

C’est en janvier 2019, en marge du forum de Davos, que ces négociations controversées sont officiellement annoncées. « Controversées », parce qu’elles trouvent leur origine dans le refus affiché deux ans plus tôt par de nombreux pays membres de l’OMC, lors de la conférence ministérielle de Buenos Aires en 2017, de lancer de nouvelles négociations multilatérales sur ce thème7. D’où le recours à une « initiative conjointe » par un groupe d’États souhaitant néanmoins aller de l’avant, mais dont la légalité pose question, puisque même ce type de négociations plurilatérales doivent normalement être approuvées par tous les États membres de l’organisation (celle-ci fonctionnant au consensus) 8.

Or, de nombreux États, emmenés par l’Inde et l’Afrique du Sud, considèrent alors qu’il y a d’autres priorités à l’OMC – relancer le Round de Doha sur le développement, par exemple – et, surtout, qu’ils n’ont pas grand-chose à gagner – et potentiellement beaucoup à perdre – à discuter de nouvelles règles contraignantes en matière de commerce électronique… et plus largement d’économie numérique.

En effet, derrière cette appellation trompeuse de « commerce électronique » se cachent en réalité des clauses qui vont bien au-delà du simple échange de biens ou de services sur internet. Parmi les plus sensibles, on en trouve qui garantissent la « libre circulation des données à travers les frontières », l’interdiction des mesures de « localisation forcée des données » sur le territoire d’un État membre, la « protection des codes sources et des algorithmes » ou encore l’exemption de droits de douane sur les « produits électroniques »9. Non seulement tout ceci déborde largement des enjeux commerciaux « classiques », mais ces dispositions auraient, en outre, très largement pour effet de verrouiller le fonctionnement actuel de l’économie numérique mondiale… au bénéfice de ses acteurs dominants.

Offensive des Big Tech

Une situation qui ne doit rien au hasard, puisque l’origine de ces clauses est à rechercher dans un travail de lobbying lancé dès le début des années 2010, aux États-Unis, par les Big Tech et leurs organisations sectorielles10. Ceux-ci veulent alors se prémunir contre deux dangers en particulier. D’une part, le recours croissant à des stratégies de protectionnisme numérique de la part de pays – notamment du Sud – désireux de rattraper leur retard dans ce domaine. D’autre part, les appels de plus en plus pressants à une meilleure régulation du numérique pour lutter contre les abus en matière de respect de la vie privée, d’atteinte à la concurrence ou encore de désinformation, entre autres.

Face à ces « menaces », les accords de libre-échange apparaissent comme un contre-feu idéal : il s’agit d’un domaine qui échappe encore largement au débat démo­cratique et où les intérêts des entreprises prévalent sur la plupart des autres considérations. Le plus grand succès de cette stratégie reste à ce jour la conclusion du Partenariat transpacifique (TPP en anglais) en 2016, dont le chapitre sur le commerce électronique est pratiquement un copié-collé des revendications des lobbys américains du numérique11, reprises d’ailleurs comme position de négociation officielle des États-Unis depuis lors. Mais, suite au retrait de Donald Trump de cet accord, et devant d’autres échecs comme celui de l’Accord sur le commerce des services (TiSA en anglais), c’est vers l’OMC que se réoriente le gros des efforts, malgré les nombreuses crises que traverse actuellement l’organisation12.

Le pari est donc risqué. Outre les critiques en provenance des pays membres de l’OMC qui ne participent pas aux négociations, celles-ci doivent également compter avec les profondes dissensions qui existent entre les participants eux-mêmes, à l’image de la Chine et des États-Unis notamment. En août 2023, un article commentant la fuite d’une nouvelle version du document en cours de discussion expliquait ainsi que « les participants aux négociations plurilatérales sur le commerce électronique à l’Organisation mondiale du commerce se sont largement mis d’accord sur le texte d’une série de dispositions facilitant le commerce électronique, mais la formulation de questions difficiles telles que la protection de la vie privée et les flux de données transfrontaliers reste floue, les négociateurs n’étant pas d’accord sur la manière d’aborder ces sujets »13. Une situation qui a poussé l’ambassadeur du Japon – un des trois pays qui coordonnent les négociations, avec l’Australie et Singapour – à appeler les participants à doubler d’efforts et à faire preuve de « créativité » et de « flexibilité » pour parvenir à un accord avant la fin de l’année14. Une ambition que la récente – et surprenante – décision des États-Unis vient toutefois probablement d’enterrer…

Contradictions européennes

En attendant, la Commission européenne nie tout problème de compatibilité entre ces négociations inter­nationales sur le « commerce électronique » et ses propres volontés de régulation interne. Lors d’un événement organisé au Parlement européen par le Groupe de la Gauche (GUE/NGL), une fonctionnaire de la Commission était d’ailleurs catégorique : « Ce que nous négocions actuellement au niveau international ne limite en rien nos marges de manœuvre en interne. La preuve, on nous reproche déjà de réguler beaucoup trop ! » 15

Un avis que ne partageaient pas les autres membres du panel, à commencer par la juriste Kristina Irion, de l’université d’Amsterdam, particulièrement inquiète des clauses en matière de protection des codes sources, notamment : « Pourquoi ajouter une couche de complexité supplémentaire alors que les entreprises peuvent déjà avoir recours au copyright ou à la directive sur le secret des affaires pour protéger leurs codes sources ? », se demandait-elle. Et l’experte de citer l’exemple d’un procès intenté contre Uber en Allemagne où les travailleurs ont pu avoir accès au code source, ce qui serait très probablement interdit avec la clause en discussion à l’OMC.

Des craintes que partage également Deborah James, chercheuse au Center for Economic and Policy Research (CEPR) et coordinatrice du réseau altermondialiste Our World is not for Sale, qui a récemment publié un rapport sur ces questions pour le compte de la GUE/NGL16 : « La transparence des algorithmes est un principe clé du DSA et de l’AI Act, mais il serait largement vidé de sa substance si les négociations sur le commerce électronique aboutissaient à l’OMC », expliqua-t-elle lors du même événement. Selon elle, il en va de même pour d’autres objectifs européens en matière de respect de la vie privée, de contrôle sur les données ou encore de souveraineté et d’industrialisation numériques, difficilement compatibles avec des principes tels que la libre-circulation des données à travers les frontières ou l’interdiction des mesures de localisation forcée des données et/ou de leur traitement sur le territoire de l’UE.

Certes, la Commission européenne rappelle, à juste titre, que de nombreuses exceptions sont précisément prévues pour garantir ce type d’objectifs d’intérêt général, mais leurs opposants les jugent trop contraignantes, et surtout difficilement invocables devant les tribunaux commerciaux. À titre d’exemple, sur les quarante-huit fois où une « exception générale » a été invoquée par un État membre depuis la création de l’OMC pour tenter de justifier une atteinte au commerce, les juges de l’organisation l’ont reconnue légitime… deux fois. Le problème consiste ainsi à aborder de nombreux enjeux politiques (y compris en lien avec des droits fondamentaux) sous le prisme dominant de la liberté commerciale. Un danger également souligné par la Cnuced (Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement) en 2021 sur la question précise de la circulation internationale des données. Dans son « Rapport sur l’économie numérique 2021 »17, on pouvait ainsi lire : « D’un point de vue économique, elles [les données] peuvent apporter non seulement une valeur privée à ceux qui les collectent et qui les contrôlent, mais aussi une valeur sociale à l’ensemble de l’économie. […] En outre, il y a aussi des dimensions non économiques à prendre en considération, car les données sont étroitement liées à la vie privée et à d’autres droits de l’homme, ainsi qu’à des questions de sécurité nationale, qui doivent toutes être prises en compte. » En conclusion, les flux de données ne sont pas des flux commerciaux et ils ne peuvent être traités comme tels. Et la Cnuced d’en appeler à une nouvelle architecture de gouvernance mondiale des données élaborées dans le cadre des Nations unies (et non à l’OMC…) qui puisse tenir compte de cette multidimensionnalité des données.

Pourquoi ?

Reste à savoir pourquoi l’Union européenne participe à ces négociations. A fortiori, pour y défendre des positions en apparence aussi contradictoires avec ses ambitions internes. « On ne peut même pas dire que les entreprises ou l’économie européennes en bénéficieront », s’étonne d’ailleurs Deborah James, tant, selon elle, ces règles ont d’abord été pensées par et pour les géants numériques américains.

Une explication se trouve probablement du côté du lobbying intense déployé par ces derniers en Europe depuis plusieurs années. Une récente étude publiée par les ONG Lobby Control et Corporate Europe Observatory a ainsi établi que le secteur numérique était aujourd’hui celui qui dépensait le plus auprès des institutions européennes – devant le secteur pharmaceutique et les énergies fossiles – avec l’essentiel des dépenses qui proviennent d’une poignée de firmes basées essentiellement aux États-Unis18. De son côté, le journaliste allemand Alexander Fanta a obtenu en 2021 des documents qui démontraient l’ampleur du lobbying déployé par des entreprises comme Microsoft, Google et Facebook pour influencer la position de la Commission sur la circulation internationale des données dans le cadre des négociations à l’OMC19.

Autre élément de réponse : il existe souvent des tensions entre les priorités poursuivies par les directions générales (DG) en charge des différents aspects des politiques européennes. Rien de foncièrement étonnant, donc, à ce que la DG Commerce (en charge des négociations commerciales internationales) ne soit pas tout à fait en phase avec la philosophie et le travail effectué en parallèle au sein des DG Connect et Concurrence (en ce qui concerne l’agenda numérique interne).

Or, lorsqu’il s’agit d’harmoniser leurs positions respectives, on peut être surpris de la perspective qui finit par être privilégiée. À l’image de la juriste Kristina Irion, qui est tombée des nues en obtenant des documents indiquant que la DG Commerce avait demandé à la DG Connect de reformuler des passages de l’AI Act portant sur l’accès aux codes sources pour en limiter la portée afin de les rendre compatibles avec les engagements actuels de l’UE au sein de différents accords commerciaux, notamment celui récemment signé avec le Royaume-Uni20.

Selon la juriste, il s’agit d’une inversion problématique de l’ordre des priorités : « L’UE devrait plutôt utiliser la politique commerciale pour promouvoir son programme législatif au lieu de laisser les engagements commerciaux antérieurs influencer l’élaboration de sa politique numérique. » Maintenant que les États-Unis eux-mêmes semblent se raviser sur la pertinence de poursuivre un agenda commercial international conçu par et pour les Big Tech (même si cela reste à confirmer), on peut espérer que l’UE se décide enfin à faire de même.

Sources :

  1. Commission européenne, « Une Europe adaptée à l’ère du numérique », portail de la Commission européenne consacré à la stratégie numérique de l’UE, europa.eu (consulté le 18 septembre 2023).
  2. Sur cette dernière directive : Dufresne Anne, « La bataille des statuts. Les dessous de la loi européenne pour les travailleurs de plateforme », Salariat, n° 1, octobre 2022.
  3. « Une Europe adaptée à l’ère du numérique », ibid.
  4. Pour une présentation détaillée de ces différents accords et des problèmes qu’ils soulèvent : James Deborah, « The European Union’s Digital Trade Rules : Undermining European Policy to Rein in Big Tech », rapport commandé par le groupe de la gauche au Parlement européen, Bruxelles, March 2023 ou encore Scasserra Sofia, Martinez Elebi Carolina, « Digital Colonialism : Analysis of Europe’s trade agenda », Trade & Investment Policy Briefing, Transnational Institute (TNI), October 2021.
  5. Les négociations « plurilatérales » sont menées entre un groupe d’États restreint alors que les négociations « multilatérales » impliquent tous les États membres de l’OMC.
  6. « U.S. to end support for WTO e-commerce proposals, wants « policy space » for digital trade rethink »,
    Inside US Trade, 24 octobre 2023.
  7. Mishra Asit Ranjan, « WTO Buenos Aires meet ends with no consensus on key issues », Mint, December 14, 2017.
  8. Kelsey Jane, « The Illegitimacy of Joint Statement Initiatives and Their Systemic Implications for the WTO », Journal of International Economic Law,  25, n° 1,
    March 2022.
  9. « The European Union’s Digital Trade Rules… », ibid.
  10. Leterme Cédric, « Bataille autour des données numériques », Le Monde diplomatique, novembre 2019.
  11. Azmeh Shamel, Foster Christopher, « The TPP and the digital trade agenda : Digital industrial policy and Silicon Valley’s influence on new trade agreements », London School of Economics and Political Science, working paper series, n° 16-175, 2016.
  12. Leterme Cédric, « Sauver l’OMC… ou répondre à l’urgence sociale et environnementale ? », CETRI, 15 juin 2022.
  13. « New WTO text on e-commerce shows divisions over privacy, data flows », Inside US Trade, August 14, 2023 (traduit par l’auteur).
  14. OMC, « E-commerce co-convenors to issue updated negotiating text », July 28, 2023 (consulté le 18 septembre 2023).
  15. « Regulating artificial intelligence and Big Tech : Could EU’s digital trade agenda derail it ? », débat organisé par la GUE/NGL au Parlement européen, le 3 mai 2023 (consulté le 18 septembre 2023). Sauf indication contraire, les citations suivantes sont tirées de l’enregistrement de l’événement disponible en ligne.
  16. « The European Union’s Digital Trade Rules… », ibid.
  17. Cnuced, « Rapport sur l’économie numérique 2021. Flux de données transfrontières et développement : Le numérique, au profit de qui ? », Genève, 2021.
  18. Corporate Europe Observatory, « Lobbying power of Amazon, Google and Co. continues to grow », CEO-Lobby Control, September 8, 2023.
  19. Fanta Alexander, « Tech industry pushes Europe for WTO data flows deal », netzpolitik.org, June 30, 2021.
  20. Bertuzzi Luca, « How trade commitments narrowed EU rules to access AI’s source codes », Euractiv, May 3, 2023.
Chargé d’étude au Groupe de recherche pour une stratégie économique alternative (Gresea) et au Centre tricontinental (Cetri)

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