La brutalité et le cynisme d’Uber mis à nu ou comment imposer un état de fait à l’État de droit
En juillet 2022, Le Monde a publié une série d’articles à partir des « Uber Files », informations dévoilées par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), s’appuyant sur 124 000 documents internes à l’entreprise américaine datés de 2013 à 2017, transmis par le lanceur d’alerte Mark MacGann, ancien cadre dirigeant puis conseiller d’Uber, chargé notamment, à cette époque, des relations avec les gouvernements dans près de cinquante pays en Europe, en Afrique et au Moyen-Orient.
L’enquête porte sur le lobbying et les manœuvres conduites par la société de véhicules de transport avec chauffeur (VTC) afin de s’implanter en France en particulier et dans les grandes métropoles en général. La députée La France Insoumise (LFI) Danielle Simonnet demande alors que soit créée une commission d’enquête parlementaire et dénonce le rôle présumé d’Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie entre août 2014 et août 2016, dans l’installation d’Uber en France. La commission d’enquête est rejetée, notamment parce qu’Emmanuel Macron est entre-temps devenu président de la République, et qu’une commission d’enquête ne peut porter sur la mise en cause de la responsabilité du chef de l’État, de manière directe ou indirecte. Les députés LFI utiliseront finalement leur droit de tirage en janvier 2023, qui leur donnera la capacité de créer cette commission d’enquête, en adaptant son champ d’action aux « conséquences sociales, économiques et environnementales de l’ubérisation » et visant à « identifier l’ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour pouvoir s’implanter en France ainsi que le rôle des décideurs publics de l’époque […] et évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du développement du modèle Uber en France et les réponses apportées et à porter par les décideurs publics en la matière ».
Le rapport final, adopté par douze voix pour et onze abstentions, trahit les tensions, comme le rapporte La Chaîne parlementaire – Assemblée nationale (LCP), entre, d’une part, la députée La France insoumise qui accuse Emmanuel Macron d’avoir « défendu les intérêts des plateformes » et, d’autre part, son président, Benjamin Haddad du parti Renaissance et membre du gouvernement, qui dénonce « une lecture complotiste des faits ». Durant six mois, la commission d’enquête auditionnera 120 personnes, pendant plus de 85 heures, parmi lesquels « trois premiers ministres, des ministres et parlementaires, les dirigeants passés et actuels d’Uber, ainsi que de nombreuses plateformes de VTC, livraisons et mises en relation, ainsi qu’experts et représentants de la société civile ». Pour la commission d’enquête, il ne fait pas de doute que la société Uber a, « pour s’implanter en France, imposé, au mépris de la légalité, un état de fait à l’État de droit, en violant les règles du transport particulier de personnes, en adoptant une stratégie d’évasion et d’optimisation fiscales agressive, en recourant au travail dissimulé, en échappant au versement des cotisations sociales et en se soustrayant sciemment aux contrôles des autorités ». La commission d’enquête et les « Uber Files » montrent, sans ambages, le cynisme débridé d’une entreprise américaine dont l’objectif est d’imposer, par tous les moyens, son modèle d’affaires qui consiste à mettre en relation des travailleurs indépendants avec des particuliers – une « mise en relation » requalifiée en contrat de travail par les tribunaux français.
Pour l’ancien Premier ministre Bernard Cazeneuve, la stratégie « consistait à multiplier les fronts de façon agressive et disruptive pour obliger l’État à modifier sa réglementation de sorte que celle-ci devienne favorable aux intérêts d’Uber ». C’est en profitant d’une faille de la loi Novelli de 2009 destinée à « moderniser » le secteur des taxis avec la création du statut de « voiture de tourisme avec chauffeur » (VTC) que la société Uber s’est implantée en France en 2012, portée par la croissance du taux d’équipement de la population en smartphone, l’instauration du statut d’autoentrepreneurs en 2008 – ainsi que d’une offre de taxis réglementée et largement sous-dimensionnée. En 2014, Uber lance UberPop en France, présentée comme une « solution collaborative de transport entre particuliers », et qui va rapidement attirer les foudres des chauffeurs de taxi, avant d’interrompre le service en juillet 2015. Puis Uber s’appuie sur le détournement de la loi d’orientation des transports intérieurs (LOTI), « un système de capacitaires qui permettait à toute personne, sans autorisation particulière, de transporter moins de dix personnes » pour développer son activité sur le territoire, un statut qui sera finalement supprimé en 2016. Pour Adrien Sénécat, journaliste au Monde, « ce qui nous a semblé significatif, c’est que les dirigeants d’Uber avaient conscience que le contentieux dégénérait mais n’y voyaient pas un problème. Il s’agit de l’un des grands enseignements de cette enquête : laisser la situation empirer pour en tirer parti était une stratégie de l’entreprise, assumée comme telle ». Uber n’a aucune éthique des affaires et l’assume parfaitement. En atteste également sa pratique régulière de la technique dite du « kill switch », qui consiste « à couper l’accès des ordinateurs d’une de ses filiales aux fichiers et systèmes internes du groupe afin d’empêcher les autorités de récupérer les données qui les intéressent pour faire avancer leurs enquêtes ». S’il s’avère, au terme de la commission d’enquête, qu’un intense lobbying a bien été mené par Uber lors de son implantation en France, elle n’aura pas permis de mettre au jour un « deal » secret entre le ministère de l’économie et la société Uber.
Commission d’enquête relative aux révélations des Uber Files : l’ubérisation,
son lobbying et ses conséquences, rapport du Sénat, président Benjamin Haddad, rapporteure Danielle Simonnet, 11 juillet 2023.