La photonique dans la révolution quantique à la française

Pasqal, Quobly, Quandela, Alice & Bob, C12 sur la partie matérielle, ColibriTD ou encore NumPEx sur la partie logicielle : emmenée par l’excellence de scientifiques et entrepreneurs français, l’Europe fait une percée remarquée dans le domaine des calculateurs quantiques photoniques. Le 20 juin 2023, Quandela a inauguré l’ouverture d’une usine à Massy, dans l’Essonne, pour la production de systèmes quantiques photoniques qui seront vendus en tant que tels ou dont la puissance de calcul sera louée à distance.

Régulièrement présentée comme distancée dans la course à la suprématie quantique par les États-Unis et la Chine (voir La rem n°60, p.33), l’Europe avance lentement, mais sûrement, vers une ligne d’arrivée que personne n’a encore franchie. Des start-up et des laboratoires de recherche français innovent dans le domaine de la conception matérielle de calculateurs et de processeurs quantiques mais également dans le développement souverain de logiciels, d’applications ou encore de formations dédiées à cette révolution quantique.

Quobly, start-up issue des laboratoires du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) et du CNRS (Centre national de la recherche scientifique), qui développe un système quantique basé sur du silicium, a levé 19 millions d’euros en juillet 2023. Fondée en janvier 2020, C12 Quantum Electronics avait collecté 10 millions d’euros en 2021 pour développer des processeurs quantiques hybrides en insérant des nanotubes de carbone sur des puces de silicium traditionnelles. En 2022, 27 millions d’euros ont été obtenus par Alice & Bob, start-up qui ambitionne d’inventer un ordinateur quantique reposant sur des « qubits parfaits » en s’appuyant sur des circuits supraconducteurs. Quant à Pasqal, spin-off de l’Institut d’Optique Graduate School – université Paris-Saclay (voir La rem n°60, p.33), spécialisé dans la conception de processeurs pour le calcul quantique à base d’atomes neutres parmi les plus puissants au monde, il a levé 100 millions d’euros en janvier 2023.

Si la partie logicielle du calcul quantique n’est pas autant financée que la partie matérielle, elle bénéficie néanmoins d’investissements, ainsi que de financements en recherche et développement. En témoigne la start-up française ColibriTD, qui a réussi à lever 1 million d’euros en septembre 2023 pour son projet de plateforme logicielle vouée à faciliter l’accès au calcul quantique, à destination des industriels de l’aéronautique et de la défense. Un autre exemple est le programme de recher­che exploratoire (PEPR) Numérique pour l’exascale (NumPEx), lancé par le CNRS, le CEA et l’Inria (Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique) en février 2023. Doté d’un budget de 40,8 millions d’euros sur six ans, ce programme de recherche, financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR), est consacré à la conception et au développement des briques logicielles qui équiperont les futures machines exascale, et notamment le supercalculateur Jules Verne que la France accueillera en 2024 (voir La rem n°65-66, p.34).

C’est certes un écosystème en ébullition, nul ne sait encore qui gagnera la course à la suprématie quantique. En effet, un ordinateur quantique équivaut à un ordinateur classique dont les calculs seraient effectués à l’échelle atomique. Alors qu’un ordinateur fonctionne avec des bits d’information, représentés de manière binaire sous la forme de 0 et de 1, un ordinateur quantique fonctionne avec des qubits qui reposent sur des superpositions d’états entre 0 et 1. Ce qui permet d’effectuer des calculs, non plus les uns après les autres, mais simultanément. Selon les lois de la physique quantique, son fonctionnement repose sur le comportement de la matière et de la lumière à une échelle microscopique. Un ordinateur quantique, comme un ordinateur classique, dit « universel » au sens de Turing, devrait être programmable pour exécuter n’importe quel calcul quantique.

Or, aujourd’hui, cette machine n’existe pas. Malgré les investissements massifs des plus grandes puissances mondiales, tout est à réinventer : la partie matérielle comme la partie logicielle. Les machines construites actuellement sont des calculateurs quantiques, qui ne peuvent exécuter qu’une seule classe d’algo­rithme. De plus, nul ne sait encore quelle est la bonne approche pour manipuler des qubits sans leur faire perdre leur nature quantique ni sur quel type de particule s’appuyer : électrons, atomes ou ions, ou même photons ?

Au sein de la start-up Quandela qu’ils ont fondée en 2017, la physicienne Pascale Senellart, directrice de recherche CNRS au Centre de nanosciences et de nanotechnologies (C2N) de l’université Paris-Saclay, Valérian Giesz, ingénieur et docteur en optique quantique, et Niccolo Somaschi, docteur en nanotechnologies semi-conductrices, ayant fait le choix de la photonique quantique, développent un environ­nement matériel et logiciel parmi les plus innovants au monde. La start-up est issue du Centre de nanosciences et de nanotechnologies C2N, unité mixte de recherche associant le CNRS à l’université Paris-Saclay, lui-même né du regroupement en 2016 du Laboratoire de photonique et de nanostructures (LPN) et de l’Institut d’électronique fondamentale (IEF).

Science qui étudie la lumière, la photonique recouvre l’ensemble des technologies qui découlent de la mani­pulation des photons. La photonique quantique s’intéresse à un phénomène surprenant selon lequel deux particules intriquées forment un système lié dont les états quantiques dépendent l’un de l’autre, quelle que soit la distance qui les sépare. Elles n’échangent pas d’information, qui voyagerait dans ce cas plus vite que la lumière, mais elles forment un seul système qui fait fi de leur éloignement (voir La rem n°53, p.74). La fabrication de sources de photons uniques efficaces est ainsi un enjeu majeur pour le développement de la cryptographie post-quantique (voir La rem n°63, p.38), de la communication quantique (voir La rem n°40, p.59) ou encore d’un futur ordinateur quantique.

Dès sa thèse de doctorat en physique quantique soutenue en 2001 à l’université Pierre-et-Marie-Curie – Paris 6, Pascale Senellart a axé ses travaux dans le champ de la photonique quantique sur les interactions lumière-matière. Comme elle l’explique en 2010 dans un article coécrit et paru dans la revue Nature« une source de paires de photons intriqués déclenchés est un élément clé de la science de l’information quantique ». Alors que le concept de photon unique a été proposé en décembre 1900 par Max Planck, prix Nobel de physique de 1918 pour ses travaux sur la théorie des quanta, et que l’expérience d’émettre des photons uniques n’a été démontrée qu’en 1974, nul n’avait réussi à le faire à la demande et rendre l’opération à la fois fiable et efficace.

Un peu moins d’un demi-siècle plus tard, courant 2020, Quandela lance Prometheus, le premier générateur de qubits photoniques commercial au monde. « Le support de l’information quantique est porté par le photon et le calcul quantique s’opère au travers de l’intrication de ces photons » indique Pascale Senellart. Prometheus est « une plateforme modulaire de calcul quantique à base de photons uniques, des qubits dit « volants«  » ajoute Shane Mansfield, docteur de l’université d’Oxford et chef de l’algorithmie quantique chez Quandela. Contrairement à d’autres méthodes qui génèrent des qubits statiques, ces qubits volants se déplacent à la vitesse de la lumière en s’engageant à travers un labyrinthe de lames de verre semi-transparentes pour être ensuite détectés à la sortie. Modulaire, car les calculs reposent sur le photon, « une particule sans charge ni masse, par définition, qui n’est pas exposé à la décohérence qui est la limitation à maintenir un état quantique des autres plateformes » précise Shane Mansfield.

L’avantage concurrentiel est crucial, puisque les calculs reposant sur des photons se font en grande partie à température ambiante, alors que les autres méthodes, comme celles mises en œuvre dans les calculateurs composés de circuits supraconducteurs, ne peuvent fonctionner qu’à des températures proches du zéro absolu (-273,15 °C), nécessitant de gigantesques installations de refroidissement (voir La rem n°60, p.33). Ce frein considérable au passage de l’innovation de laboratoire à l’industrialisation du procédé est une aubaine pour Quandela, à charge pour la start-up de progressivement faire monter en puissance ces systèmes quantiques photoniques.

Alain Aspect, prix Nobel de physique 2022, membre du conseil scientifique de Quandela et cofondateur de Pasqal, qui a fait le choix technologique des atomes neutres pour concevoir un processeur quantique (voir La rem n°60, p.33), s’émerveille de la prouesse scientifique : « Je ne suis pas un visionnaire mais ma carrière a montré que je savais reconnaître une bonne idée. Or, quand j’ai entendu la première fois Pascale Senellart dire qu’elle savait reproduire dans son laboratoire, de façon fiable, des photons uniques, j’ai été époustouflé », avance-t-il dans les colonnes du quotidien Le Monde.

Quandela vend depuis quelques années ses composants photoniques à des entreprises et à des centres de recherche dans divers pays européens, ainsi qu’en Australie et en Russie. Elle a levé 1,5 million d’euros en 2020 puis 15 millions d’euros en 2021 pour accé­lérer son développement commercial et renforcer ses travaux de recherche et développement. En mars 2022, elle a publié Perceval, un logiciel open source de programmation et de simulation d’ordinateur photo­nique, et elle a signé un partenariat d’hébergement avec OVHcloud, notamment pour consolider une communauté d’utilisateurs. Grâce à la mise en place de connecteurs accessibles à partir d’environnement tiers, Perceval est ainsi devenu accessible aux scientifiques et aux développeurs informatiques, ayant désormais la possibilité de programmer et d’exécuter à distance des algorithmes quantiques photoniques.

Début 2022, Quandela effectuait ses calculs à base de deux photons. Même si deux photons paraissent un petit nombre, « la vraie mesure de l’intérêt d’une plateforme de calcul quantique n’est pas le nombre de photons ou de qubits mais ce qu’on peut faire avec. Nous avons réussi à certifier la génération de nombres aléatoires – une brique technologique à la base de la plupart des protocoles cryptographiques – avec un niveau de sécurité impossible à réaliser avec des processeurs classiques » signale Shane Mansfield. En septembre 2022, la start-up commer­cialise en ligne Ascella, le premier calculateur quantique photonique à 6 qubits, tout en prévoyant de quadrupler cette puissance en 2024. Le 20 juin 2023, la start-up a ouvert sa première usine de production à Massy, dans l’Essonne, et elle commercialise dorénavant MosaiQ, un système quantique de 2 à 12 qubits, dont les capacités de calcul suivront les avancées scientifiques de Quandela, et dont OVHcloud sera l’un des premiers clients.

Quandela est l’une des start-up européennes les plus prometteuses dans le domaine de l’informatique quantique. Elle propose un logiciel open source offrant à la communauté scientifique l’opportunité d’apprendre à programmer leur système quantique photonique, dont elle loue l’accès en ligne ou commercialise le matériel. Elle réunit une équipe de spécialistes dans le développement de solutions à la fois logicielles et matérielles capables d’accompagner leurs clients, principalement des industriels – notamment Thales, le fabricant de missiles MBDA (codétenu par Airbus, BAE Systems et Leonardo), le centre français de recherche aérospatiale Onera et EDF – dans une grande variété de secteur comme la cybersécurité, la logistique, l’automobile et l’aérospatiale, l’industrie pharmaceutique, la chimie, l’énergie ou la finance. Loin des investissements farami­neux déversés par la Chine et les États-Unis sur leur tissu académique, industriel et entrepreneurial, l’Europe et la France ne les prendraient-elles pas en fait tranquillement de vitesse ?

Sources :

  • Dousse Adrien, Suffczyński Jan, Beveratos Alexios et al., « Ultrabright source of entangled photon pairs », Nature, 466, 2010, p. 217–220.
  • Senellart Pascale, Giesz Valérian, Lanco Loïc, « Des sources de photons uniques… ultrabrillantes », Photoniques – Cahier technique, n° 77, avril 2015, p. 36.
  • Moragues Manuel, « Quandela mise sur les photons uniques pour développer son ordinateur quantique », usine-digitale.fr, 28 juin 2021.
  • Mansfield Shane, Senellart Pascale, « Une technologie unique au monde… », Association des anciens élèves et diplômés de l’École polytechnique, lajauneetlarouge.com, n° 771, janvier 2022.
  • Corot Léna, « Quandela se rapproche d’OVHcloud pour mettre à disposition son ordinateur quantique optique », usine-digitale.fr, 14 juin 2022.
  • « Quandela conçoit un connecteur permettant de programmer et manipuler des qubits », electronique-mag.com, octobre 2022.
  • Senellart Pascale, Senellart Jean, « Quandela, quand le quantique rencontre le HPC… », Association des anciens élèves et diplômés de l’École polytechnique, lajauneetlarouge.com, n° 779, novembre 2022.
  • Poitiers Mélicia, « OVHcloud achète son premier ordinateur quantique à Quandela », usine-digitale.fr, 16 mars 2023.
  • Touzani Samir, « Quandela inaugure la première usine d’ordinateurs quantiques de l’Union européenne », lesechos.fr, 20 juin 2023.
  • Simmonds Georges, « Émettre des photons uniques pour les technologies quantiques », Recherche & Technologies Flash, rtflash.fr, 23 juin 2022.
  • Poitiers Mélicia, « Quandela ouvre une usine à Massy pour industrialiser son ordinateur quantique optique », usine-digitale.fr, 26 juin 2023.
  • Seramour Célia, « Quandela ouvre une usine à Massy pour ses systèmes quantiques photoniques », lemondeinformatique.fr, 26 juin 2023.
  • Agence nationale de la recherche, « NumPEx – Numérique Hautes Performances pour l’Exascale », anr.fr, 4 juillet 2023.
  • Seramour Célia, « La start-up Quobly, spécialisée dans le quantique, lève 19 M€ », lemondeinformatique.fr, 21 juillet 2023.
  • Narindra, « Quantique : Cocorico ! Cette start-up française défie Amazon avec une puce révolutionnaire », lebigdata.fr, 18 septembre 2023. 
Docteur en sciences de l’information et de la communication, enseignant à l’Université Paris-Panthéon-Assas, responsable des opérations chez Blockchain for Good