Le féminisme dans l’information générale et politique : pourquoi tant de violences ?

Concernant l’avenir de l’information générale et politique, quelle est, selon vous, la bonne question à se poser ? La rem a souhaité participer à sa façon aux États généraux de l’information,  qui se déroulent jusqu’au printemps 2024, en posant cette question à ses auteurs, enseignants-chercheurs et professionnels. Françoise Laugée
 

Depuis son lancement fin 2017, la vague MeToo connaît une longue traîne qui bouscule périodiquement l’agenda médiatique. La mise en cause de personnalités connues dans le sport, le cinéma, l’audiovisuel, à la suite du dépôt de plaintes de femmes osant enfin briser l’omerta, fait souvent la Une. N’oublions pas que la déferlante autour du hashtag MeToo a été déclenchée par l’actrice Alyssa Milano qui a exposé les agressions sexuelles du puissant producteur Harvey Weinstein. Mais on en serait resté à ce scandale people d’Hollywood sans les millions de voix de femmes à travers le monde criant leur colère sur le web. L’exposition des comportements prédateurs des hommes de pouvoir n’a pas été immédiate en France, mais la parole de femmes ayant subi leur emprise s’est progressivement libérée. Faut-il voir dans ce retard une spécificité française ancrée dans une tradition ancestrale de libertinage au sein des élites culturelles et politiques, avec une permissivité liée à leur milieu, leur statut et leur aura médiatique, qui leur vaut des tribunes de soutien ? Ces révélations autour de figures publiques (victimes et auteurs de violences) n’échappent pas, même dans les grands médias, à un certain sensationnalisme. Du coup, on oublie que ces violences sont endémiques et traversent toutes les couches sociales : c’est ce qu’a démontré la puissante vague MeToo, issue des témoignages de femmes ordinaires s’élevant contre les viols, les agressions ou le harcèlement sur les réseaux sociaux.

Certes, ces dernières années, les médias généralistes ont largement couvert l’émergence du mouvement social MeToo et exposé l’ampleur des violences sexistes et sexuelles (VSS) qui gangrènent depuis toujours nos sociétés. Mais la lutte contre ces violences était menée par des associations et collectifs féministes depuis des décennies sans pour autant attirer l’attention des médias, sauf exception, comme le féminicide de l’actrice Marie Trintignant en 2003. Le phénomène social inédit qu’a produit la vague MeToo a soudain révélé au grand public la vivacité du féminisme ; les militantes ont mené une série de campagnes contre le viol, les agressions, les féminicides, l’inceste, autant de séquences qui ont créé l’évènement et ponctué l’agenda des médias, en particulier, de 2018 à 2021. Les grands médias ont alors publié les chiffres accablants des enquêtes de l’Ined (Institut national d’études démographiques) et de l’Insee (Institut national de la statistique et des études économiques) sur les VSS et ont réalisé des reportages démontrant la réalité de ce fléau dans toutes les strates de la société, exposant aussi les carences de la justice et de la police. La presse écrite s’est illustrée avec des articles de fond, au premier chef le quotidien en ligne Mediapart, mais les radios et les télévisions, du service public majoritairement, ont aussi réalisé des enquêtes et des documentaires de qualité. Cette série de reportages repose largement sur la mobilisation incessante des journalistes femmes qui, dès 2014, avaient créé l’association Prenons la Une pour l’égalité dans les rédactions et pour une meilleure représentation des femmes dans les médias. Des objectifs loin d’être atteints en dépit de petits progrès (voir La rem n°60, p.52), mais des statues virilistes ont été ébranlées. Le phénomène MeToo a, de plus, réactivé la lutte pour l’égalité professionnelle femmes-hommes donnant lieu à des enquêtes dans divers métiers.

LE FÉMINISME EN TANT QUE MOUVEMENT SOCIAL PROFOND ET ANCIEN EST LARGEMENT OCCULTÉ

L’exposition médiatique des violences physiques et symboliques a contribué à une visibilité des combats féministes qui en ont fait leur fer de lance. Néanmoins, le féminisme en tant que mouvement social profond et ancien est largement occulté. Il s’exprime dans les médias essentiellement via des tribunes d’intellectuelles. Sur les plateaux, les activistes ont moins la parole, hormis quelques figures de proue dans des débats orientés vers la polémique, par exemple, sur les minorités de sexe et de race. On objectera que le mouvement féministe défend son autonomie et constitue une nébuleuse composée de multiples courants dont le seul commun dénominateur est la lutte contre le patriarcat et contre toutes les formes de violences visibles et invisibles. On objectera aussi que les féministes ont leurs propres médias : de nouvelles revues sont apparues, les podcasts foisonnent et les librairies regorgent d’ouvrages féministes. Tous ces supports ne touchent cependant qu’un public déjà averti. La très grande majorité des femmes sensibilisées par leur vécu de la domination masculine au quotidien ne sont informées (quand elles le sont) que d’une cause féministe réduite aux VSS.

Certes, les grands médias relaient parcimonieusement d’autres informations sur les inégalités de genre, comme les rapports annuels du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes dont ils extraient quelques chiffres évocateurs de la persistance du sexisme. Mais les combats féministes sont souvent abordés dans les médias au travers de controverses donnant la parole à des groupes, lobbies politiques et religieux, largement masculins, même quand il s’agit du corps des femmes. Ainsi, l’attention médiatique s’est récemment focalisée sur les débats parlementaires autour du projet d’inscription de l’IVG dans la Constitution, dont le texte initial a été édulcoré. De même, l’urgence proclamée par le président de la République de procéder à « un réarmement démographique » a suscité l’ire de nombreux collectifs féministes s’érigeant contre la réappropriation nationaliste du ventre des femmes tandis que les grands médias ont plutôt centré leurs analyses sur les risques économiques d’une baisse de la natalité, au mépris du désir des femmes. Serait-ce le signe que, dans un contexte politique tout imprégné de conservatismes, l’émancipation des femmes, dans toutes les sphères de la vie sociale, s’effacerait peu à peu de l’agenda des médias au profit de la couverture d’une épidémie de scandales touchant des célébrités ?

Professeure émérite à l’université Paris-Panthéon-Assas et auteure de Numérique, féminisme et société, Presses des Mines, collection « Sciences sociales », 2022.