En adoptant progressivement une approche « artist centric », le marché du streaming délaisse la politique « market centric » de ses origines. Les stars seront mieux protégées face à la déferlante de contenus non musicaux.
Quand la première major mondiale de la musique, Universal Music Group (UMG), décide que le modèle de rémunération qu’elle a contribué à mettre en place pour le streaming ne fonctionne plus, elle parvient à imposer un changement de règles au marché. En effet, en échange de l’accès à son gigantesque catalogue, UMG avait imposé à Deezer et à Spotify une rémunération des streams dite « market centric ». En réalité, pour chaque abonnement, 70 % du prix est reversé aux majors dans un pot commun partagé ensuite entre artistes au prorata des écoutes : les artistes les plus écoutés récupèrent donc la plus grosse part de ce pot commun et les super fans font varier la rémunération pondérée de tous les artistes puisqu’ils survalorisent ceux qu’ils écoutent massivement au détriment des autres. Ce modèle a très bien fonctionné pour les majors, mais pas pour Deezer et Spotify qui accumulent les pertes faute de pouvoir compter sur des économies d’échelle (chaque nouvel abonnement donne lieu à un reversement de 70 %).
S’inspirant des modèles de longue traîne, certains producteurs de « bruits d’ambiance », autrement appelés « genre fonctionnel » ou « contenus non musicaux », ont inondé les services de streaming de leurs captations de bruits de sèche-cheveux, d’eau qui coule ou de machine à laver. Ainsi, le catalogue de Deezer est passé en deux ans de 90 millions à 200 millions de titres. Même si les rémunérations sont faibles, les écoutes sont là et, toutes additionnées, elles permettent d’apporter des millions de dollars de royalties et conduisent, en même temps, à un émiettement des audiences. Or, la rémunération des artistes sous contrat avec les majors dépend, dans l’approche market centric, de la part des écoutes qu’ils représentent. Cette évolution pénalise donc les majors comme leurs artistes. UMG, par la voix de Lucian Grange, son PDG, fait pression pour un changement des règles (voir La rem n°65-66, p.76).
Le 6 septembre 2023, un communiqué commun d’UMG et de Deezer annonçait un changement dans la rémunération du streaming, certes sur un service de streaming qui ne compte plus parmi les acteurs clés du marché. Cette fois-ci, c’est une approche dite « artist centric », qui est avancée et qui a été lancée en France le 1er octobre 2023 et sur les autres marchés de Deezer le 1er janvier 2024. Afin de lutter contre les faux streams et les bruits d’ambiance, les « vrais » artistes sont valorisés dans le calcul du nombre de streams afin qu’ils continuent de représenter une part non négligeable des streams écoutés au moment de la répartition des revenus. Chaque stream compte double quand les artistes sont « professionnels », c’est-à-dire quand ils réalisent au moins 1 000 streams par mois de la part de 500 utilisateurs différents. Comptent double également tous les streams des titres qui ont été recherchés par l’utilisateur – preuve de son intérêt pour un artiste – ou qui ont été intégrés dans les playlists. Quant aux titres du genre fonctionnel, soit 2 % du total des streams sur Deezer, ils vont être purgés du service et remplacés par les contenus d’ambiance produits par Deezer (service Zen), lesquels ne seront pas comptabilisés dans le calcul du nombre de streams écoutés. Là encore, cela renforce la part de stream des artistes au détriment des autres contenus.
Ce modèle artist centric, ainsi dénommé parce qu’il favorise les « vrais » artistes, a également convaincu la deuxième major, Warner Music Group, qui s’est mis d’accord avec Deezer en novembre 2023, moyennant une adaptation des modalités de rémunération. Un plafond de 1 000 streams comptabilisés par utilisateur et par mois a été ajouté pour limiter le poids relatif des super fans. D’autres éditeurs indépendants ont suivi, dont Wagram, mais Sony Music, la troisième major, ne s’est pas encore alignée sur ce modèle de rémunération. Il risque toutefois de s’imposer progressivement puisque, sans même disposer d’un accord avec les majors, Spotify a annoncé, le 21 novembre 2023, adopter à son tour l’approche artist centric. Avec le leader mondial du streaming musical, la bascule semble désormais inévitable. Chez Spotify, les règles sont toutefois différentes. Il faut 1 000 streams par année pour être un artiste « professionnel ». Les contenus non musicaux ne sont pas purgés, car ils rencontrent le succès, mais leur durée doit être d’au moins deux minutes pour que le contenu fasse partie du décompte des streams, ceci afin de lutter contre les contenus très courts qui visent à maximiser l’écoute de streams par effet de répétition.
Enfin, Spotify a annoncé qu’il allait à l’avenir moins bien rémunérer les contenus fonctionnels, comparés aux contenus musicaux, ce qui correspond peu ou prou au doublement des streams comptabilisés chez Deezer.
Si cette évolution qui vise à mieux rémunérer les artistes, aujourd’hui pénalisés par la profusion des contenus non musicaux sur les services de streaming, est importante, elle ne règle pas le problème de rentabilité des Spotify et autres Deezer qui doivent toujours reverser 70 % de leurs revenus. Cette évolution soulève également la question de la priorité donnée aux « gros » artistes sur les autres, avec le rôle potentiel joué par les super fans comme dans l’approche market centric. Toutefois, le plafonnement à 1 000 streams par utilisateur négocié avec Warner Music semble répondre à cet écueil. Enfin, cette évolution ne correspond pas à une rupture totale avec le modèle market centric, car le pot commun subsiste ; seul le calcul des streams des uns et des autres est modifié. Une vraie révolution aurait été – ce que défend Deezer depuis longtemps – une approche dite « user centric » selon laquelle le montant payé par chaque abonné est reversé aux seuls artistes qu’il écoute, même s’il n’utilise pas frénétiquement son abonnement parce que, dans ce cas, c’est bien les artistes qui ont été écoutés qui ont justifié la dépense de l’abonné. La prime aux stars existe encore dans le marché actuel. Enfin, une vraie révolution aurait été de donner aux services de streaming les moyens de vivre de leur intermédiation, car le prélèvement effectué sur le prix de l’abonnement les condamne pour l’instant à être déficitaires. Ils le seront peut-être encore davantage demain, au moins en France, puisque le gouvernement, après moult hésitations, a finalement fait passer une contribution obligatoire de la musique enregistrée au financement du Centre national de la musique (CNM), comme le préconisait le rapport Bargeton (voir La rem n°65-66, p.97). Spotify et Deezer sont opposés à cette taxe de 1,75 % sur leur chiffre d’affaires, la taxe pénalisant notamment Deezer qui est très dépendant du marché français. Spotify a en retour annoncé que la France ne serait plus une priorité quand Deezer a considéré publiquement, contre l’ex-ministre de la culture Rima Abdul Malak, que cette taxe fait le jeu des acteurs américains (Apple Music) et chinois (TikTok) aux poches profondes.
Sources :
- Loignon Stéphane, « Deezer et Universal repensent le modèle de rémunération du streaming musical », Les Échos, 7 septembre 2023.
- Sallé Caroline, « Universal Music et Deezer veulent révolutionner l’économie du streaming musical », Le Figaro, 7 septembre 2023.
- Loignon Stéphane, « Deezer amende son modèle de rémunération et s’allie à Warner », Les Échos, 13 novembre 2023.
- Sallé Caroline, « Spotify promet 1 milliard de dollars en plus aux artistes », Le Figaro, 23 novembre 2023.
- Loignon Stéphane, « Spotify réforme son modèle de rémunération des ayants droit », Les Échos, 23 novembre 2023.
- Sallé Caroline, « Pour Spotify, la France est devenue une taxe-up nation », Le Figaro, 15 décembre 2023.
- Sallé Caroline, « Deezer se fâche contre la ministre de la Culture », Le Figaro, 22 décembre 2023.