Temu, Shein, etc. : la Chine bouleverse le commerce électronique mondial

Encore largement inconnues il y a quelques années, ces applications affichent une croissance fulgurante, sur fond de polémiques autour de leurs pratiques commerciales, de leur bilan environnemental ou encore de leur recours au travail forcé. Elles illustrent des bouleversements plus profonds intervenus sur la scène commerciale internationale, notamment la place qu’y occupe la Chine.

L’événement signe la fin d’une époque. Celle où Alibaba était le champion incontesté du commerce électronique en Chine. On savait la multi- nationale fragilisée depuis 2021 et qu’un discours mal avisé de son fondateur Jack Ma lui avait valu les foudres des autorités de Pékin. Confronté en parallèle à une concurrence de plus en plus féroce sur le marché chinois, le groupe cherche toujours son second souffle, comme en témoignent ses tergiversations autour du plan de restructuration annoncé en grande pompe il y a pourtant quelques mois à peine (voir La rem, n°65-66, p.65).

Or, pour ne rien arranger, ce 29 novembre 2023, la holding PDD (qui possède notamment l’application Temu) a brièvement détrôné Alibaba au rang de première capitalisation boursière chinoise aux États-Unis1. Un exploit encore impensable il y a quelques années pour une entreprise vieille de seulement… huit ans. Et si le groupe fondé par Jack Ma détient toujours le record de la plus importante entrée en Bourse de l’histoire aux États- Unis, les regards se tournent aujourd’hui vers Shein, qui viserait une introduction en Bourse en 2024 que d’aucuns qualifient déjà d’« historique »2.

Ascension fulgurante

Shein et Temu sont deux applications de commerce électronique qui ont connu une croissance fulgurante ces dernières années. Fondée en 2008 en Chine, Shein – un dérivé de « She Inside », l’entreprise ayant débuté par la vente de robes de mariée, puis d’articles de mode pour femmes – décolle véritablement à partir de 20143. La plateforme ne dessert pas le marché chinois, mais s’appuie sur un réseau dense de petits fournisseurs basés essentiellement à Guangzhou pour vendre à l’international des vêtements à des prix défiant toute concurrence. Symbole de l’« ultra fast fashion », Shein mobilise notamment les réseaux sociaux pour déceler et tester des nouvelles tendances à un rythme effréné4, tout en y déployant un marketing particulièrement efficace. Depuis peu, elle propose également une marketplace, permettant à des vendeurs tiers d’utiliser sa plateforme et ses services pour vendre leurs produits. Résultat : l’application serait aujourd’hui en tête des téléchargements sur Google Play Store dans 115 pays, combinant plus de 200 millions d’utilisateurs actifs à travers le monde.

De son côté, Temu est la version internationale de l’application chinoise Pinduoduo lancée en Chine en 2015, par Colin Huang, un ancien salarié de Google aujourd’hui le deuxième homme le plus riche de Chine5. Après avoir débuté en vendant des produits frais bon marché, la plateforme s’est diversifiée pour devenir une place de marché encore plus généraliste axée sur les promotions et sur les prix bas. Elle combine cette caractéristique avec des campagnes de publicité particulièrement agressives et des dispositifs de « ludification » (gamification) qui la distinguent de ses rivaux. Grâce au soutien du géant Tencent, dont elle a su exploiter efficacement l’écosystème relativement fermé, Pinduoduo a rapidement talonné les poids lourds du secteur, avant de faire aujourd’hui jeu égal avec eux… voire de les surpasser. Forte de ce succès, en septembre 2022, la maison mère PDD Holdings décide de tenter sa chance à l’international en lançant Temu aux États-Unis, avant de faire de même en Europe à partir de février 2023. De nouveaux marchés où l’application s’impose également en quelques mois comme un acteur incontournable de la vente en ligne6.

De l’« usine du monde » à son « caddie numérique »

Ces deux exemples illustrent un bouleversement plus profond du commerce électronique international au sein duquel la Chine s’impose de plus en plus comme un acteur dominant. Longtemps cantonnée au rôle d’« atelier du monde », Pékin serait ainsi en passe d’en devenir le « caddie numérique »7 grâce au déploiement international de plateformes comme Shein, Temu, mais aussi AliExpress ou encore TikTok Shop. Les maisons mères de ces plateformes se retrouvent, en tout cas, trop à l’étroit sur un marché chinois saturé et en plein ralentissement, sans compter les traumatismes causés par les récentes vagues de régulation étatique8. Il s’agit donc pour ces entreprises d’aller chercher de nouveaux relais de croissance à l’étranger, en reconfigurant au passage la position et le rôle de la Chine au sein des échanges commerciaux internationaux.

D’abord, en contournant les intermédiaires traditionnels pour proposer directement des produits chinois aux consommateurs étrangers. Mais aussi, de plus en plus, en cherchant à inclure également des producteurs étrangers dans leurs plateformes, dans un effort pour « se débarrasser de la réputation de vendre des gadgets bon marché « Made in China » et se faire un nom en exportant des marques et des modèles d’entreprise à part entière »9. Une stratégie de diversification qui permet également de diminuer les délais de livraison et de mieux gérer les retours – deux critères décisifs pour les consommateurs – tout en atténuant les risques diplomatiques liés aux relations plus ou moins compliquées que la Chine entretient avec le reste du monde.

Car ces entreprises renouvellent et exacerbent, en effet, de vieux griefs entretenus à l’égard de l’économie chinoise – soit en termes de concurrence déloyale, de dumping social, fiscal et environnemental, soit en termes de fraudes et de contrefaçons. En Belgique, par exemple, où l’aéroport de Liège est devenu l’une des principales plaques tournantes de l’e-commerce chinois en Europe, notamment suite à l’implantation d’Alibaba à partir de 2018, deux gigantesques affaires de fraudes à la TVA et aux droits de douanes sont venues alimenter les polémiques qui se succèdent dans ce secteur depuis plusieurs années10.

Dans de nombreux pays, ces polémiques se doublent d’une dimension sécuritaire sur fond de rivalité géopolitique croissante autour des enjeux de cybersécurité, d’espionnage ou encore de récolte et de gestion des données numériques11. Autant d’éléments qui poussent donc ces plateformes à tenter de se défaire de leur image d’« agents chinois » en multipliant les investissements à l’étranger pour y conduire (au moins en partie) leurs opérations, pour y stocker les données, etc. C’est ainsi que Shein a déplacé son siège de Nanjing à Singapour en 202112, tandis que Temu est basée à Boston, par exemple. Et, de son côté, TikTok a récemment annoncé vouloir investir dans le stockage et la transparence des données récoltées en Europe et aux États-Unis dans le cadre de ses projets « Clover » et « Texas »13.

Un modèle insoutenable (pour l’instant)

Reste toutefois la question de la pérennité de leur modèle économique. Pour l’instant, en effet, la croissance exceptionnelle que connaissent Shein et plus encore Temu est loin d’être soutenable, dans la mesure où elle repose largement sur des dépenses de publicité et autres subsides (à la livraison, aux promotions des partenaires, etc.) pharaoniques. Selon un calcul du média Wired, Temu perdrait ainsi actuellement 30 dollars en moyenne pour chaque commande effectuée aux États-Unis14. En même temps, ces plateformes sont également passées maîtres dans l’art de « mettre la pression » sur leurs fournisseurs, parfois au mépris de la légalité comme en témoignent les « pratiques mafieuses » auxquelles Shein et Temu s’accusent mutuellement d’avoir recours15. Toutes deux profitent également du ralentissement économique en Chine et des difficultés qu’éprouvent de nombreux fabricants à exporter, pour leur proposer un moyen facile d’écouler des stocks qui s’accumulent, mais bien souvent en vendant à perte16.

Répondant plus ou moins directement à ces critiques, un dirigeant de Temu a récemment expliqué que l’entreprise était encore en phase d’« apprentissage » et qu’elle n’était pas encore concentrée sur la « monétisation »17. Les formes exactes que prendra cette monétisation restent donc ouvertes, tout comme les conséquences plus larges qu’elles auront sur le paysage de l’e-commerce international. D’autant que des acteurs plus établis comme Amazon ou Alibaba, et qui ont pu se lancer de façon similaire, ne restent pas les bras croisés. Ce dernier mise notamment sur l’intelligence artificielle pour renouer avec le succès, même si Jack Ma a dû lui-même reconnaître que cela passerait par une « transformation » du groupe et par des « sacrifices »18.

Sources :

  1. Zhou Cissy, « Alibaba feels the heat as PDD catches up in U.S. market cap », Nikkei Asia, November 30, 2023.
  2. Raveschot Bruno, « L’IPO de Shein alimente de nouveaux espoirs à Wall Street », L’Écho, 28 novembre 2023.
  3. Kollbrunner Timo, « Trimer pour Shein », Public Eye, stories.publiceye.ch, novembre 2021.
  4. « Si, pour Zara, la « mode éphémère » signifie un cycle de production de trois à quatre semaines, Shein arrive à fabriquer un vêtement en moins d’une semaine, du design à l’emballage. », ibid.
  5. Zhou Cissy, « Inside PDD, China’s e-commerce titan behind Temu and Pinduoduo », Nikkei Asia, December 20, 2023.
  6. Leplâtre Simon, « Temu exporte avec succès son modèle de vente en ligne ultradiscount hors de Chine », Le Monde, 23 août 2023.
  7. « China : the World’s shopping cart », dossier compilé par le média en ligne Rest of World.
  8. Leterme Cédric, « Offensive chinoise sur le numérique », CETRI, 13 septembre 2021.
  9. Wu Peiyue, Dib Daniela, « How Shein and TikTok Shop are trying to shake the « Made in China » reputation », Rest of World, November 14, 2023.
  10. Balboni Julien, « Une fraude à la TVA de plus de 300 millions d’euros dans l’e-commerce dévoilée en Belgique », L’Écho, 28 mars 2023 et Balboni Julien, « L’État réclame des centaines de millions aux représentants en douanes de Liege Airport », L’Écho, 6 avril 2023. Sur les conséquences plus larges de l’implantation d’Alibaba à Liège : gresea.be/alibaba
  11. Goujard Clothilde, « Booming Chinese shopping app faces Western scrutiny over data security », Politico, July 24, 2023.
  12. Ce qui n’empêche pas l’entreprise, à l’inverse, d’être toujours étroitement surveillée par Pékin, notamment dans la perspective de son IPO aux États-Unis… Zheng Sarah, Cao Dong, Li Pei, « China’s Scrutiny of Shein IPO Plan Shows Regulator’s Reach Widening », Bloomberg, 19 janvier 2024.
  13. Adam Louis, « TikTok veut rassurer ses utilisateurs et les autorités avec ses projets « Clover » et « Texas » », Le Monde, 9 mars 2023.
  14. Liu Tracy Wen, « Temu Is Losing Millions of Dollars to Send You Cheap Socks », Wired, May 26, 2023.
  15. Dupont-Calbo Julien, « Mode : pourquoi Temu et Shein sortent les gants de boxe aux États-Unis », Les Échos,15 décembre 2023.
  16. Liu Tracy Wen, « Temu Is Losing Millions… »,  cit. 
  17. Cité dans : Zhou Viola, Chen Caiwei, Martins Laís, Natalia Ester Christine, « How China took over the world’s online shopping carts », Informed, November 14, 2023. 
  18. Zhou Cissy, « Alibaba feels the heat… », cit.
Chargé d’étude au Groupe de recherche pour une stratégie économique alternative (Gresea) et au Centre tricontinental (Cetri)