Levée de fonds pour l’IA : une stratégie divergente entre l’Allemagne et la France

Partout dans le monde, des centaines de millions d’euros d’investissements à long terme pleuvent sur les start-up du secteur de l’intelligence artificielle. En Europe, l’allemande Aleph Alpha a privilégié un financement et des collaborations industrielles, tandis que la française Mistral AI s’appuie sur des investisseurs américains.

De même qu’il s’est écoulé plus d’un siècle entre l’invention de la machine à vapeur par l’ingénieur anglais Thomas Savery au début du XVIIIe siècle, ses améliorations par James Watt cinquante ans plus tard et sa généralisation notamment dans les usines, dans les mines et dans les transports vers la fin du XIXe siècle, l’impact de l’intelligence artificielle générative sur la société ne se fera pas du jour au lendemain. Selon la banque d’investissement Goldman Sachs, « l’IA générative a un énorme potentiel économique. Mais pour qu’une transformation à grande échelle se produise, les entreprises devront réaliser d’importants investissements initiaux en capital physique, numérique et humain afin d’acquérir et de mettre en œuvre de nouvelles technologies et de remodeler les processus d’entreprise ». Leurs économistes Joseph Briggs et Devesh Kodnani estiment d’ailleurs à 200 milliards de dollars les investissements mondiaux dans l’IA d’ici à 2025, « avant que l’adoption et les gains d’efficacité ne commencent à générer des gains de productivité importants ». Un chiffre très largement sous-estimé puisque le cumul des investissements privés dans le domaine de l’IA des quinze premiers pays dans le monde, entre 2013 et 2022, s’élève déjà, selon l’indice AI 2023 de l’université Stanford (CA), à plus de 420 milliards de dollars.

L’IA générative pourrait avoir un tel impact sur l’organisation des sociétés qu’elle est rapidement devenue un enjeu de souveraineté majeur pour les grandes puissances mondiales, au premier rang desquels les États-Unis et la Chine. En levant chacune quelque 480 millions d’euros, les start-up Aleph Alpha en Allemagne et Mistral AI en France montrent que l’Europe n’est pas encore prête à se laisser totalement distancer, même si leurs stratégies de financement respectives sont différentes.

Créée en 2019 à Heidelberg en Allemagne, la start-up Aleph Alpha compte 85 salariés et se présente comme « une société de recherche et d’application en intelligence artificielle qui explore, développe et rend opérationnels de grands modèles d’IA pour la voix, les données d’image et la stratégie, contribuant ainsi à assurer la souveraineté numérique de l’Europe ». L’entreprise développe des modèles de traitement automatique des langues (Natural Language Processing – NLP), le cœur de l’intelligence artificielle générative (voir La rem n°65-66, p.27). Après avoir levé 28 millions d’euros en juillet 2021, l’entreprise a annoncé, en novembre 2023, avoir levé 467 millions d’euros auprès d’un consortium d’entreprises allemandes.

Ce tour de table a été mené par l’Innovation Park Artificial Intelligence (Ipai), qui a pour projet la construction à Heilbronn, dans la région du Bade-Wurtemberg, du plus grand centre de recherches européen sur l’IA, et qui sera financé par la fondation Dieter-Schwarz, dirigée par le fils du fondateur de Lidl, l’homme le plus riche d’Allemagne. Parmi les autres investisseurs figurent le groupe Schwarz – propriétaire des magasins Lidl et Kaufland, Bosch Ventures, Hewlett Packard Enterprises –, l’éditeur de logiciel SAP, la société de conseil Christ&Company Consulting ou encore l’investisseur allemand Burda Principal Investments. Il s’agit d’une participation stratégique pour le groupe Lidl, cité dans le quotidien La Tribune de Genève, pour lequel la productivité du groupe Schwarz, qui comptait 575 000 salariés en 2022 pour un chiffre d’affaires de 154 milliards d’euros, « pourrait [grâce à l’IA] augmenter de plus de 10 % dans les cinq prochaines années ». Jonas Andrulis, l’un des cofondateurs de la start-up, passé par l’éditeur de logiciel SAP et par Apple, expliquait au quotidien Le Monde : « On est la prochaine étape d’une recherche internet. Je peux l’utiliser partout là où il y a une interaction homme-machine. C’est l’équivalent d’un bon stagiaire, à qui on pourrait demander indéfiniment des recherches, sur la base des données d’une entreprise. » Ce qui différencie Aleph Alpha de ChatGPT (voir La rem n°65-66, p.107) est d’être destiné uniquement à des usages industriels et gouvernementaux, et surtout d’être conforme à la réglementation européenne, être une « IA explicable et digne de confiance dans des applications souveraines » comme le précise la start-up dans un communiqué de presse.

Quant à la start-up française Mistral AI, elle développe des modèles de langage en open source utilisant uniquement des données publiques. À sa tête, les Français Arthur Mensch, Guillaume Lample et Timothée Lacroix, trois jeunes chercheurs passés par DeepMind (Google) et Meta (Facebook). Immatriculée en avril 2023, la start-up a annoncé en juin avoir levé 105 millions d’euros en capital d’amorçage, puis 385 millions d’euros en décembre de la même année. Aleph Alpha s’est appuyée sur un consortium d’entreprises allemandes tant pour trouver des financements que pour impliquer le tissu économique autour de son essor grâce à des collaborations industrielles susceptibles de générer un chiffre d’affaires de plusieurs centaines de millions. La française Mistral AI, conseillée notamment par Cédric O, ancien secrétaire d’État chargé du numérique en France, a fait le choix d’investisseurs principalement américains.

Lors de la première levée de fonds, LightSpeed Venture Partners, une importante société de capital-risque américaine, a mené le tour de table, suivi de Hillspire, le family office d’Eric Schmidt, ancien PDG de Google. Lors du second tour de table, c’est le fonds américain Andreessen Horowitz qui a opéré la levée, en apportant à lui seul 200 millions d’euros selon Bloomberg, suivi de nouveau par le fonds Lightspeed Venture, également rejoints par Salesforce Ventures, BNP Paribas, CMA CGM, General Catalyst, JCDecaux Holding, Motier Ventures, le fonds de capital-risque des Galeries Lafayette, ainsi que des fonds anglais, allemand et italien, ou encore Bpifrance, et, selon Les Échos, Nvidia. Les trois associés français contrôlent encore le conseil d’administration de Mistral AI après cette seconde levée de fonds, mais certains s’inquiètent déjà de leur prochaine dilution, puisque les participations des fonds américains sont largement supérieures aux apports des autres investisseurs et qu’il est peu probable que la société ne nécessite pas d’investissements supplémentaires.

Toutefois, « la mission de souveraineté technologique européenne, ne nous leurrons pas, c’est une mission qui a peu de chance d’aboutir », concède le fondateur d’Aleph Alpha. Open AI a déjà levé 13 milliards de dollars, dont le premier en 2015. Selon The Information, l’entreprise rapporterait 80 millions de dollars par mois et continue de recevoir de l’argent : 300 millions en avril 2023. À peine créée en 2022 par Mustafa Suleyman – l’un des fondateurs de DeepMind, le spécialiste britannique d’intelligence artificielle racheté en 2014 par Google –, la start-up Inflection AI levait 225 millions de dollars, puis de nouveau 1,3 milliard de dollars fin 2023, notamment auprès de Microsoft, de Reid Hoffman, cofondateur du réseau social LinkedIn, de Bill Gates, cofondateur de Microsoft, d’Eric Schmidt, ex-PDG de Google et… de Nvidia.

Anthropic, une start-up américaine fondée en 2021 par d’anciens membres d’OpenAI et forte de quelque 300 salariés, a déjà mené cinq opérations de financement, notamment auprès de Google et Amazon qui ont prévu un investissement pouvant aller respectivement jusqu’à 2 et 4 milliards de dollars. En janvier 2024, la société de capital-risque Menlo Ventures a même utilisé une entité ad hoc, Menlo Inflection AI Partners, pour apporter 750 millions de dollars à la start-up et prendre de court d’autres investisseurs américains qui souhaitaient également y investir ; sa valorisation s’élève dorénavant à 18,4 milliards de dollars. Pendant ce temps, OpenAI a entamé des discussions en vue d’une nouvelle levée de fonds, ce qui pourrait porter la valorisation de l’entreprise à 100 milliards de dollars, et ferait du concepteur de ChatGPT l’une des entreprises les plus valorisées au monde, au côté de SpaceX d’Elon Musk.

Sources :

  • Maslej Nestor, Fattorini Loredana, Brynjolfsson Erik, et al., « The AI Index 2023 Annual Report », AI Index Steering Committee, Institute for Human-Centered AI, Stanford University, Stanford, CA, April 2023.
  • Marin Jérôme, « La start-up Inflection AI, créée par d’anciens de DeepMind, lance un concurrent à ChatGPT », usine-digitale.fr, 3 mai 2023.
  • Teare Gené, « AI Was Q2’s Big Hope To Reverse The Global Venture Funding Slowdown. It Wasn’t Enough », Crunchbase News, news.crunchbase.com, July 5, 2023.
  • Filippone Dominique, « La start-up Inflection AI lève 1,3 Md$ », lemondeinformatique.fr, 6 juillet 2023.
  • Ludlow Edward, « OpenAI Nears $1 Billion of Annual Sales as ChatGPT Takes Off », bloomberg.com, August 30, 2023.
  • Nahon Georges, « Intelligence artificielle : « Les investisseurs restent préoccupés » », lemonde.fr, 15 septembre 2023.
  • Pujade-Renaud Samuel, « La start-up d’intelligence artificielle Aleph Alpha lève 500 millions de dollars », science-allemagne.fr, 16 novembre 2023.
  • Boudoiseau Christophe, « Les industriels allemands veulent contrer ChatGPT », La Tribune de Genève, tdg.ch, 30 novembre 2023.
  • Boutelet Cécile, « Avec Aleph Alpha, l’Allemagne croit en ses chances dans la course à l’intelligence artificielle », Le Monde, 8 décembre 2023.
  • Wong Camille, « La faible présence des fonds européens dans le tour de Mistral AI », lesechos.fr, 11 décembre 2023.
  • Seramour Célia, « Mistral lève 385 M€ et devient une licorne française », lemondeinformatique.fr, 11 décembre 2023.
  • Jourdain Stéphane, « Intelligence artificielle : quelles sont les chances des deux pépites européennes, Mistral AI et Aleph Alpha ? », radiofrance.fr, 14 décembre 2023.
  • Tan Gillian, Ludlow Edward, Ghaffary Shirin, « OpenAI Is in Talks to Raise New Funding at Valuation of $100 Billion or More », bloomberg.com, December 22, 2023.
  • Konrad Alex, Jeans David, « Tout savoir sur la levée de fonds de 750 millions de dollars de la licorne de l’IA Anthropic », pour Forbes US, forbes.fr, 12 janvier 2024.
  • « Funding Rounds of OpenAI », tracxn.com, consulté le 21 janvier 2024.
Docteur en sciences de l’information et de la communication, enseignant à l’Université Paris-Panthéon-Assas, responsable des opérations chez Blockchain for Good