2024 : année charnière pour la gouvernance numérique mondiale ?

Deux événements importants vont avoir lieu en 2024 : les vingt ans du Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI+20), suivis du Sommet de l’avenir, qui doit notamment déboucher sur l’adoption d’un Pacte numérique mondial.

Entre les craintes liées à la mainmise croissante des géants du Net sur l’économie numérique et les menaces de fragmentation liées aux tensions géopolitiques entre grandes puissances, les marges de manœuvre pour promouvoir un numérique au service des peuples et de la planète paraissent particulièrement étroites.

Mars 2024, sur la petite île de Penang, en Malaisie. Une cinquantaine de personnes sont réunies pour une rencontre de trois jours intitulée « From WSIS to Now: What Next for Digital Justice »1. Organisé par une coalition d’ONG internationales (Third World Network, IT for Change et Association for Progressive Communications – APC), l’événement rassemble des membres d’organisations ou de collectifs issus du monde entier qui partagent un intérêt commun pour les enjeux de « justice numérique ». La date n’a rien de fortuit : 2024 s’annonce, en effet, comme une année charnière pour l’avenir de la gouvernance mondiale du numérique… pour le meilleur ou pour le pire.

Du 27 au 31 mai 2024, tout d’abord, la ville de Genève accueille le Forum SMSI+202, événement de haut niveau qui doit dresser le bilan des vingt ans du Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI) organisé en deux rencontres, à Genève en 2003 et à Tunis en 2005. Ce Sommet avait notamment débouché sur « la toute première déclaration claire d’une volonté politique d’établir des sociétés numériquement connectées au bénéfice de tous et d’exploiter les technologies de l’information et de la communication (TIC) pour soutenir les objectifs de développement »3. Dans la pratique, toutefois, cette ambition allait buter sur plusieurs obstacles4. Et force est de constater que, vingt ans plus tard, la fracture numérique est plus béante que jamais au niveau international, tandis que l’optimisme que soulevait alors l’arrivée de l’internet a cédé la place à des inquiétudes croissantes dans différents domaines (vie privée, désinformation, concentration économique, etc.).

Le nœud gordien de la « gouvernance d’internet »

Comme le rappellent Kumar & Manahan, « la gouvernance de l’internet a été l’une des questions les plus controversées lors du Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI) et de l’examen ultérieur du SMSI+10 par l’Assemblée générale de l’ONU, à la suite de l’adoption des Objectifs de développement durable (ODD) en 2015 »5. D’un côté, de nombreux pays du Sud plaidaient – et plaident toujours – pour une gouvernance multilatérale (entendre « intergouvernementale ») et contraignante de l’internet dans le cadre des Nations Unies, idéalement au sein de l’Union internationale des télécommunications (UIT). De l’autre, les pays du Nord, États-Unis en tête, avançaient plutôt un modèle de « parties prenantes » (multistakeholders) ouvert au secteur privé et à la société civile, davantage en phase avec leurs intérêts et les conceptions néolibérales alors en plein essor6.

Le résultat fut la création, d’une part, du Forum sur la gouvernance de l’internet (IGF). Un rendez-vous annuel de « parties prenantes » fonctionnant comme un espace de « dialogue politique » non décisionnel, confronté aujourd’hui à une désillusion croissante, en particulier du côté de la société civile. En effet, comme l’explique Deepti Bharthur : « Depuis quelque temps, l’efficacité du forum lui-même est remise en question – étant donné que, par sa conception, il s’agit d’un espace axé sur le processus et non sur les résultats, ce qui le rend, de l’avis de beaucoup, analogue à l’inaction. Cette situation, combinée à l’influence croissante du secteur privé qui apporte une présence et des stratégies puissantes et coordonnées au forum, neutralise tout potentiel de voix alternatives qu’un tel forum pourrait avoir. »7

Or, d’autre part, le Sommet de Tunis avait également débouché sur le lancement d’un groupe de travail sur la « coopération renforcée », dont le mandat consistait à compléter l’IGF avec un cadre multilatéral d’élaboration de « politiques publiques internationales relatives à l’internet »… qui ne verra finalement jamais le jour8, faute d’accord entre les participants. Conséquence : il n’existe toujours pas à ce jour de forme commune de gouvernance numérique au niveau multilatéral, la situation actuelle se caractérisant plutôt par une fragmentation des forums et des stratégies faisant la part belle aux acteurs (étatiques et privés) les plus puissants.

Pacte numérique mondial

Entre-temps, les enjeux liés à ce qu’on appelle désormais l’« économie numérique » se sont multipliés et complexifiés. En parallèle, c’est aussi toute l’architecture multilatérale des Nations Unies qui traverse une profonde crise de légitimité. Dans ce contexte, en 2021, le Secrétaire général de l’ONU a publié un rapport9 dans lequel il appelle notamment à l’organisation d’un « Sommet de l’avenir » en 2024 « afin de créer un nouveau consensus international et de décider ensemble comment améliorer le présent et préserver l’avenir »10.

Parmi les principaux résultats attendus figure l’adoption d’un Pacte numérique mondial qui devra « définir des principes partagés pour un avenir numérique ouvert, libre et sécurisé pour tous » en couvrant des domaines comme la connectivité numérique, la prévention de la fragmentation de l’internet, l’offre d’options concernant l’utilisation des données personnelles, l’application des droits de l’homme en ligne et la promotion d’un internet digne de confiance en introduisant des critères de responsabilité applicables à la discrimination et aux contenus trompeurs11.

À cette fin, l’ONU se dit intéressée à « connaître l’avis de tous – individus, groupes, associations, organisations, entités – sur ce qu’ils souhaitent voir figurer dans le Pacte mondial pour le numérique ». Recueillies et rassemblées via une plateforme en ligne, ces contributions nourriront les délibérations du Sommet organisé en septembre 2024 à New York. Pour l’APC, ce processus offre « une occasion pour la société civile de contribuer à l’établissement de principes pour la gouvernance numérique qui soutiennent les droits de l’homme, la justice sociale et le développement durable ». Ce serait également l’occasion de « réinterpréter la vision du Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI) pour répondre à la société numérique en constante évolution dans laquelle nous vivons aujourd’hui »12.

Néanmoins, d’autres organisations ont souligné le manque de consultation et d’inclusion de la société civile dans les processus qui entourent la préparation du Sommet pour l’avenir au sens large13. Et, concernant le Pacte numérique mondial, des craintes similaires ont été soulevées, notamment par l’organisation Centre Sud14 : « La manière dont les parties consultées (y compris les agences des Nations unies) et les consultations ont été prises en compte dans la conception de la note d’orientation n’est pas claire. Compte tenu des différents sujets qui ne sont pas représentés de manière adéquate, tels que le commerce et la propriété intellectuelle […], les aspects procéduraux et de transparence doivent être examinés de manière plus approfondie lors des prochaines négociations. »

Plus fondamentalement, l’ONG indienne IT for Change regrette de son côté le décalage important qu’elle perçoit entre, d’une part, les constats formulés par le Secrétaire général concernant les impasses et les défis actuels en matière de gouvernance numérique mondiale et, d’autre part, les pistes de solutions envisagées : « Le multipartisme post-Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI) n’a pas apporté grand-chose au constitutionnalisme numérique mondial. Il a renforcé la mainmise des entreprises sur les décisions politiques au niveau multilatéral, les grandes entreprises technologiques jouant un rôle de premier plan dans la définition du discours. Il a fragmenté et morcelé la cartographie de la gouvernance numérique – avec une multiplicité d’approches internationales à travers les secteurs et les arènes (y compris le commerce, l’alimentation, les systèmes écologiques, le travail, et plus encore) qui enhardit les riches et les puissants à consolider leur position en choisissant à leur guise parmi les forums existants. Cet héritage douteux doit ouvrir la voie à un changement vraiment radical par lequel le système des Nations unies jette les bases de sociétés et d’économies numériques nationales et infranationales de demain, capables et confiantes. »15

 Perspectives

Quelle forme et quel contenu un tel « tournant radical » pourrait-il prendre ? Parmi les organisations qui se sont réunies pour en discuter en Malaisie, en mars 2024, la plupart participent au Global Digital Justice Forum, groupe multisectoriel d’organisations de développement, de réseaux de défense des droits numériques, de syndicats, de groupes féministes, d’organismes de surveillance des entreprises et de militants des droits à la communication, animé par une vision de la justice numérique16. Dans une contribution écrite au processus de consultation du Pacte numérique mondial, celui-ci propose des objectifs et des mesures concrets devant permettre de mettre les technologies numériques au service des peuples et de la planète17.

Organisés en huit thèmes qui font écho à ceux identifiés par le Secrétaire général de l’ONU, figurent des principes tels que la volonté de préserver l’internet « en tant que bien commun mondial ouvert, sûr, libre et équitable, qui ne peut être approprié par des plateformes privées ni utilisé à mauvais escient pour porter atteinte aux droits de l’homme et à la paix dans le monde à des fins politiques étroites » ou encore « le respect des limites planétaires et du bien-être écologique qui doit être un principe central dans les systèmes d’innovation numérique et le développement des infrastructures ». Chacun de ces principes est ensuite décliné en actions à mettre en œuvre au niveau international et par chacun des États.

Autant de propositions intéressantes, mais qui risquent de rester largement lettre morte si elles ne peuvent pas compter sur des soutiens étatiques suffisants et sur des capacités de mobilisation importantes. Au risque, alors, de rester enfermés dans un face-à-face délétère entre le néolibéralisme des États-Unis et l’autoritarisme étatique de la Chine. Entre ces deux pôles, l’Union européenne se rêve, certes, en troisième voie18, mais sans véritablement s’en donner les moyens économiques, politiques et diplomatiques. Miser sur le seul « effet bruxellois » ne suffira pas19. Surtout compte tenu des contradictions profondes qui traversent son propre agenda de réformes (voir La rem n°67, p.43).

Sources :

  1. Détails ici : https://itforchange.net/node/2507
  2. Détails ici : https://www.itu.int/net4/wsis/forum/2024/fr
  3. Internet Governance Forum, « WSIS+20 and IGF+20 Review by the UN General Assembly (2025) », intgovforum.org
  4. À ce propos, lire notamment ce témoignage : Souter David, « Inside the Digital Society: How should we review a 20-year-old Summit? What makes it relevant today? », APC, November 15, 2023.
  5. Kumar Madhuresh, Manahan Mary Ann, « Unaccountable and Hegemonic, the Big Tech Threat: Mapping Multistakeholderism in the Global Internet Governance », in The Great Takeover. Mapping of Multistakeholderism in Global Governance, People’s Working Group on Multistakeholderism, Amsterdam, 2021. 
  6. Sur les origines et le déploiement de ce « capitalisme de parties prenantes » : Leterme Cédric, « Davos : la « gouvernance mondiale » par et pour les multinationales », CETRI, 19 janvier 2022.
  7. Bharthur Deepti, « On RightsCon and the Long Con of Digital Policy Multistakeholderism », Bot Populi, July 5, 2019.
  8. Leterme Cédric, « Urgence numérique pour le Sud », CETRI, 7 mai 2018. 
  9. « Notre Programme commun », rapport du Secrétaire général, New York, Organisation des Nations Unies. 
  10. Voir la page consacrée à cet événement : un.org/fr/common-agenda/summit-of-the-future
  11. Voir la page consacrée au Pacte numérique mondial : un.org/techenvoy/fr/global-digital-compact
  12. « Introductory Brief : the Global Digital Compact », APC, March 1st, 2023. 
  13. « Pour une réelle inclusion de la société civile dans les négociations du Sommet de l’avenir de l’ONU », carte blanche publiée par plus de 350 ONG dans le cadre de l’initiative #UNmute, lesoir.be, 21 février 2024. 
  14. Correa Carlos, Danish, Ido Vitor, Mwangi Jacquelene, Uribe Daniel, « The Global Digital Compact: opportunities and challenges for developing countries in a fragmented digital space », South Centre, Research Paper 187, Decembre 4, 2023. 
  15. IT for Change, « Pragmatic Deal or Tragic Compromise? Reflections on the UN SG’s Policy Brief on the Global Digital Compact », Bot Populi, June 6, 2023. 
  16. Voir le site du forum : https://globaldigitaljusticeforum.net 
  17. Global Digital Justice Forum, « Submission of Inputs for the Global Digital Compact by the Global Digital Justice Forum », April 2023. 
  18. Bertuzzi Luca, « Pacte numérique mondial de l’ONU : l’UE veut imposer ses normes numériques à l’international », Euractiv, 22 mars 2023. 
  19. Renda Andrea, « Beyond the Brussels Effect », FEPS, Policy Brief, March 2022. 
Chargé d’étude au Groupe de recherche pour une stratégie économique alternative (Gresea) et au Centre tricontinental (Cetri)