Avec des recettes en hausse pour le streaming audio par abonnement et une dispersion de l’écoute musicale sur les réseaux sociaux, le marché de la musique est à la croisée des chemins. Universal Music se retire de TikTok pour sauver le modèle d’affaires du streaming audio.
En présentant le bilan 2023 du marché mondial de la musique, l’IFPI (International Federation of the Phonographic Industry) a rappelé dans son Global Music Report l’importance du streaming dans la résurrection de ce marché. Le chiffre d’affaires 2023 du marché mondial de la musique atteint 28,6 milliards de dollars, en hausse de 10,2 %. Le secteur était pourtant sinistré au début des années 2010, avant que le streaming ne s’impose progressivement dans les pays « historiques » pour le marché de la musique, ceux qui avaient développé un marché du disque (États-Unis, Europe, Japon et Australie), avant de populariser l’écoute de musique également dans les autres régions du monde (voir La rem n°46-47, p.97).
Ainsi, en 2023, les deux tiers du chiffre d’affaires mondial de la musique sont générés par le streaming, et la moitié par le seul streaming sur abonnement, qui a franchi en 2023 le seuil des 500 millions d’abonnés. Le solde est apporté par les plateformes comme YouTube, ou par la version gratuite de Spotify et par TikTok, qui reversent une part des revenus publicitaires liés à l’écoute de musique en ligne. Les majors qui ont survécu à la crise du disque dans les années 2000 – le numéro un Universal Music Group, ainsi que Warner Music et Sony Music – ont donc gagné leur pari, celui d’imposer aux services de streaming musical des conditions de rémunération avantageuses pour l’accès à leurs catalogues. Ces nouvelles règles du marché bénéficient également aux artistes, puisque leurs revenus ont doublé entre 2016 et 2021 selon l’IFPI.
Dans ce nouvel environnement, ce sont les services de streaming payant qui sont finalement les moins avantagés, alors qu’ils gèrent la relation au client et organisent la génération des revenus. Ainsi, Spotify est toujours déficitaire en 2023, malgré 602 millions d’utilisateurs actifs et 236 millions d’abonnés payants, parce que le service doit reverser 70 % du montant des abonnements aux majors en contrepartie de l’accès à leur catalogue. Les producteurs et les distributeurs n’étant pas intégrés sur le marché du streaming musical, à l’inverse du streaming vidéo, les premiers ont pu imposer aux seconds des conditions de rémunération avantageuses. Les majors de la musique ont en effet l’avantage d’être peu nombreuses, à l’inverse des producteurs indépendants qui alimentent le streaming vidéo. Dès lors, la perte d’un seul des trois grands catalogues est immédiatement lourde de conséquences pour les intermédiaires que sont Spotify, YouTube ou TikTok, qui doivent négocier avec les majors et payer pour leur dépendance aux contenus musicaux.
Le rapport de force n’est toutefois pas le même entre majors et services de streaming vidéo gratuits comme YouTube et TikTok. Ces derniers, par leurs audiences massives – 2,5 milliards d’utilisateurs pour YouTube début 2024, 1,5 milliard pour TikTok –, sont aussi des outils de promotion pour les artistes. Si la dépendance de ces services à la musique est forte, celle des majors à leur égard l’est donc également, ce qui explique les accords de rémunération moins avantageux signés avec YouTube et TikTok. À titre de comparaison, alors que le streaming musical payant représente la moitié des revenus du marché mondial de la musique, la contribution de TikTok au chiffre d’affaires du leader de l’industrie musicale, Universal Music, est seulement de 1 % du total. Pourtant, ces services sont très fortement dépendants de la musique. YouTube est le premier site d’écoute de la musique au monde, qui est donc consommée prioritairement en format vidéo. Quant à TikTok, 85 % des courtes vidéos qui alimentent son service sont accompagnées de musiques qui servent de bande-son.
Cette dépendance de YouTube et de TikTok à la musique ne posait pas un problème aux majors, tant que ces services acceptaient de contribuer au financement de la musique à travers le partage de leurs revenus publicitaires, moins rémunérateurs que des abonnements mensuels. Ils ont même fait émerger un nouveau marché, celui des droits d’auteur payés pour la reprise de musique dans des contenus vidéos produits par des « créateurs », des internautes qui postent en l’occurrence leurs vidéos sur ces services, qu’ils soient des influenceurs professionnels ou des contributeurs amateurs. Additionnées, ces micro- rémunérations sur des audiences globales massives finissent par compter (voir La rem n°64, p.88) : longtemps critiqué par les majors, YouTube est désormais leur allié puisque le service de vidéo a annoncé leur avoir reversé 6 milliards de dollars en 2022 (juin 2021-2022), dont 1,8 milliard de dollars au titre des musiques utilisées dans des contenus générés par les utilisateurs selon le cabinet Midia. À cet égard, TikTok aurait dû suivre le même chemin à mesure que son succès planétaire se confirmait. Toutefois, le 1er février 2024, Universal Music annonçait dans une lettre ouverte le retrait de l’ensemble des titres de son catalogue à défaut d’accord avec TikTok. Les deux groupes avaient signé un accord de rémunération a minima quand TikTok n’était qu’une start-up prometteuse, accord qui prenait fin le 31 janvier 2024. Avec l’augmentation du nombre d’utilisateurs de TikTok et l’importance de la musique dans les vidéos qui y circulent, Universal Music a donc exigé de TikTok un accord similaire à celui passé avec YouTube. Le service s’y est opposé, estimant qu’il est d’abord un outil de promotion pour les artistes quand, à l’inverse, les majors considèrent qu’il exploite économiquement leurs créations, certes sous forme de bandes-son et non en distribuant aussi des clips vidéo comme le fait YouTube. À la suite de cette lettre ouverte, Universal Music a encore augmenté les pressions exercées sur TikTok en exigeant des autres majors qu’elles demandent le retrait de leurs titres du service quand un des auteurs ou compositeurs du titre est sous contrat d’édition avec Universal Music. Or, les reprises et remix fleurissent sur les services de streaming payants comme sur les gratuits, les artistes d’une major se retrouvant dès lors souvent liés à une autre. Cette situation a conduit Warner Music et Sony Music à devoir retirer plusieurs millions de titres supplémentaires de TikTok. Pourtant, TikTok et Warner Music avaient renouvelé leur accord de rémunération en 2023.
Derrière ce conflit avec TikTok, l’enjeu pour Universal Music est de préserver les équilibres économiques que les majors sont parvenus à instaurer sur le marché du streaming. Rentable grâce aux abonnements payants, le marché est complété par une rémunération au titre du droit d’auteur pour l’exploitation des titres et des paroles dans des créations vidéo. La seconde activité est tolérée tant qu’elle n’empiète pas sur la première, à défaut de quoi elle cesse d’être une seconde source de revenus pour cannibaliser, à l’inverse, les recettes générées par le streaming payant. Or, ce phénomène commence à s’observer avec le succès de TikTok. Selon une étude de l’IFPI sur les consommateurs français de 16 à 64 ans, le temps passé chaque semaine sur TikTok a augmenté de 30 minutes en 2023, pour atteindre 1 heure 40. Dès lors, un tiers des Français passent plus de temps sur TikTok que sur les services de streaming audio et, chez les plus jeunes (16-24 ans), la hausse du temps passé sur TikTok s’accompagne d’une baisse du temps d’écoute de la musique sur les services de streaming audio payants. Dans ce cas, TikTok s’impose comme alternative et dégrade progressivement la propension à payer un abonnement à Deezer ou Spotify. Dès lors, pour Universal Music Group, TikTok doit mieux rémunérer majors et artistes et il doit également cesser de nuire aux équilibres sur le marché du streaming.
En effet, outre le désaccord sur le montant de la rémunération au titre des droits d’auteur pour l’accès à son catalogue, Universal Music reproche également à TikTok d’avoir développé des outils d’IA pour générer facilement des morceaux de musique. Encore expérimentaux, ces services pourraient, à l’avenir, être utilisés pour créer un catalogue de titres détenus par TikTok, ce qui le dispenserait de recourir aux créations des majors pour les bandes-son des vidéos courtes de ses utilisateurs. Mais la capacité à générer des morceaux et autres bandes-son à partir de prompts ou d’airs fredonnés passe au préalable par l’accès des IA aux catalogues de musique enregistrée. En plus des négociations tendues avec TikTok, Universal Music Group milite donc également pour que le principe du opt-in soit imposé aux IA qui ne peuvent s’entraîner sur ses musiques qu’à la condition d’un accord préalable de rémunération. Ainsi, dès avril 2023, Universal Music avait demandé aux services de streaming audio qui diffusent ses titres d’interdire la fouille de données par les IA. Enfin, en octobre 2023, la major a porté plainte contre Anthropic, avec deux autres sociétés détentrices de catalogues, pour infraction aux droits d’auteur. Elle a constaté en effet que l’IA d’Anthropic, « Claude », pouvait proposer des paroles de chansons très proches de celles des artistes du catalogue d’Universal.
Le conflit entre TikTok et Universal Music est symbolique des enjeux de rémunération de la création, auxquels les artistes sont évidemment attentifs puisque leurs revenus dépendent en partie des droits d’auteur sur la musique enregistrée. Paradoxalement, une artiste comme Taylor Swift, très critique sur les initiatives des services de streaming pouvant dévaloriser la valeur de la musique (voir La rem n°36, p.56), a préféré nouer un partenariat séparé avec TikTok pour la sortie de son nouvel album en avril 2024, alors même qu’elle est en contrat avec Universal Music. Il est difficile, en effet, de se priver de l’engouement des 29 millions d’abonnés dont elle dispose sur le service de courtes vidéos. Et il est facile, en outre, d’obtenir des conditions avantageuses auprès de TikTok quand on est numéro 1 mondial des ventes de disques. Mais Taylor Swift est une exception, car elle dispose des droits sur ses enregistrements, à l’inverse de la plupart des autres artistes.
La pression étant intense, sur TikTok mais également sur Universal Music qui devrait convaincre ses artistes de se passer de la caisse de résonance du réseau social, un accord a finalement été annoncé le 2 mai 2024 qui permet aux artistes Universal de retourner sur TikTok. Pour y parvenir, TikTok s’engage sur une meilleure rémunération des artistes, les termes financiers de l’accord n’ayant toutefois pas été dévoilés. TikTok s’engage également, dans le communiqué commun, à déployer « des outils pour perfectionner l’attribution des œuvres utilisées à leurs artistes et auteurs », ce qui devrait, là encore, augmenter leur rémunération. Enfin, TikTok va mettre en œuvre des protections contre l’IA générative afin que les contenus non autorisés soient retirés de son service.
Sources :
- Loignon Stéphane, « Trois géants de la musique dont Universal attaquent Anthropic, le rival de ChatGPT », Les Échos, 20 octobre 2023.
- Lentschner Karen, « Universal Music retire son catalogue de TikTok », Le Figaro, 1 février 2024.
- Loignon Stéphane, « Spotify dépasse les 600 millions d’utilisateurs et se rapproche de la rentabilité », Les Échos, 7 février 2024.
- Loignon Stéphane, « Le conflit entre Universal et TikTok scruté par toute l’industrie musicale », Les Échos, 6 mars 2024.
- Loignon Stéphane, « La croissance du marché français de la musique ralentit », Les Échos, 13 mars 2024.
- Sallé Caroline, « Le réseau social TikTok inquiète l’industrie de la musique en France », Le Figaro, 13 mars 2024.
- Sallé Caroline, « Le marché mondial de la musique tutoie les 29 milliards de dollars, un record », Le Figaro, 22 mars 2024.
- Loignon Stéphane, « Musique : le cap des 500 millions d’abonnés au streaming payant est dépassé », Les Échos, 22 mars 2024.
- Loignon Stéphane, « Pluie de records pour le nouvel album de Taylor Swift », Les Échos, 23 avril 2024.
- Sallé Caroline, « Universal Music et le réseau social TikTok enterrent la hache de guerre », Le Figaro, 3 mai 2024.
- Madelaine Nicolas, « Les musiciens Universal de retour sur TikTok », Les Échos, 3 mai 2024.