En convenant avec Altice de lui racheter sa filiale média, juste après avoir lancé La Tribune Dimanche, Rodolphe Saadé impose WhyNotMedia au niveau national. Son groupe se caractérise désormais par une présence significative dans les médias d’information en France, dans la presse, dans la radio et dans la télévision.
En rachetant La Provence à l’été 2022 (voir La rem n°63, p.43), Rodolphe Saadé, à la tête de la CMA CGM, a montré qu’il était prêt à payer très cher son accès au monde des médias. Selon la Lettre A, outre les 81 millions d’euros payés pour reprendre les 89 % du capital du titre devant le tribunal de commerce de Bobigny, la CMA CGM a versé 29 millions d’euros supplémentaires à Xavier Niel pour lui racheter les 11 % restants du capital, soit une dépense totale de 100 millions d’euros pour La Provence. À titre de comparaison, lors des négociations pour le rachat du titre, Xavier Niel proposait de reprendre les 89 % du capital de La Provence pour 20 millions d’euros, sur la base d’une évaluation cohérente de la valeur de l’entreprise. CMA CGM a donc accepté de payer le titre marseillais cinq fois son prix, ce que le groupe a confirmé rapidement puisque, dès octobre 2022, la valeur de La Provence dans CMA CGM Médias a été dépréciée de 76 % pour être ramenée à 24 millions d’euros. La dépense consentie ne pouvait donc répondre qu’à des objectifs politiques, dont au moins celui d’acquérir un poids institutionnel apprécié, voire de faire de Rodolphe Saadé un acteur d’influence.
Cette ambition s’est confirmée un an plus tard. En mai 2023, la CMA CGM annonce le rachat du groupe La Tribune, l’ex-quotidien économique se déclinant désormais en douze éditions régionales. Dès l’opération finalisée en juillet 2023, le destin de La Tribune était chamboulé avec l’annonce du lancement, en octobre 2023, d’un nouveau quotidien du septième jour, La Tribune Dimanche. Au même moment, le JDD sortait d’une grève sans précédent de sa rédaction pour s’opposer au changement de ligne éditoriale attendu après la nomination de Geoffroy Lejeune à la direction de la rédaction (voir La rem n°67, p.47). Ce faisant, Rodolphe Saadé offrait aux lecteurs français une alternative au monopole de la pensée conservatrice dans la presse dominicale, le JDD étant jusqu’alors le seul à paraître le week-end. Cette alternative éditoriale est encore renforcée par la nomination de Bruno Jeudy à la tête du nouveau quotidien du dimanche, une décision hautement symbolique puisque le journaliste avait été renvoyé à l’été 2022 d’un autre titre de référence du groupe Lagardère, Paris Match, après avoir critiqué la Une sur le cardinal conservateur Robert Sarah.
Avec La Provence, le groupe La Tribune, des participations dans le groupe M6, qu’il avait tenté de racheter en 2022 après l’échec de la fusion avec TF1, et dans Brut, CMA CGM Médias commence alors à atteindre une taille critique qui l’empêche d’être assimilé uniquement au quotidien marseillais. En conséquence, CMA CGM Médias est rebaptisé WhyNot Media le 6 septembre 2023. Le nouveau nom de la filiale média de CMA CGM est assez évasif pour accueillir un large panel d’activités dans les médias sans rappeler l’ancrage régional à l’origine de sa constitution. En novembre 2023, son directeur, Laurent Guimier, précédemment directeur de l’information de France Télévisions, confiait au Figaro que « CMA CGM a l’ambition de devenir un groupe de médias de premier plan ». Il a fallu qu’un autre milliardaire ayant investi dans les médias se retrouve sous la pression de ses créanciers pour que l’ambition de WhyNot Media se réalise très rapidement : le 15 mars 2024, Altice annonçait être entré en négociations avec CMA CGM pour lui vendre son pôle médias qui abrite la puissante chaîne d’information en continu BFM TV ainsi que la galaxie RMC, avec la radio éponyme et deux chaînes sur la TNT, RMC Découverte et RMC Story. Avec La Provence, La Tribune Dimanche, RMC et BFM, WhyNotMedia, une fois l’opération finalisée, aura cette particularité d’être un groupe de médias qui fédère d’abord des acteurs de l’information en France, plus ou moins puissants.
Rodolphe Saadé n’a toutefois pas le profil de l’actuel propriétaire de BFM et de RMC, Patrick Drahi. Ce dernier est devenu un acteur de premier plan au niveau national en parvenant à convaincre Vivendi de lui céder SFR pour le marier à Numericable (voir La rem n°30-31, p.68). Pour s’imposer, il a dû faire face aux ambitions du groupe Bouygues (Bouygues Télécom et TF1) disposant de relais politiques bien plus influents. Dès lors, ses investissements dans les médias ont pu être perçus comme un moyen de contrebalancer le poids politique de ses concurrents : les négociations pour le rachat de SFR sont annoncées en mars 2014 et, deux mois plus tard, Patrick Drahi « entre » dans les médias en consentant un prêt de 4 millions d’euros à Libération. Mais Patrick Drahi a pour référence John Malone, le patron américain de Liberty Global, qui a prêché les stratégies de convergence depuis les années 1990. Les médias devront donc contribuer à valoriser les offres d’accès à internet et pas seulement conférer à leur propriétaire une importance politique particulière. Le rachat de NextRadioTV (BFM, RMC) entre 2015 et 2019 (voir La rem n°36, p.28) va ainsi conduire à la création de SFR Media, le nom de la filiale soulignant bien la volonté de convergence (voir La rem n°40, p.45). Patrick Drahi n’aura d’ailleurs pas la réputation d’intervenir dans les médias qu’il contrôle, mais sa stratégie de convergence sera un échec, ce qui finira par menacer les médias du groupe. En effet, endetté à hauteur de 24 milliards d’euros, Altice France est aujourd’hui contraint à des cessions d’actifs. La vente de sa filiale média s’inscrit dans cette stratégie de désendettement, notamment parce qu’elle se fait à un prix élevé. CMA CGM s’est engagée sur un rachat d’Altice Media à hauteur de 1,55 milliard d’euros, soit quinze fois le montant des revenus de l’ensemble avant impôt, un multiple de valorisation très élevé pour ce genre d’opération. Mais Altice Media a des atouts qui peuvent expliquer ce prix. La filiale est rentable et elle détient un actif stratégique, la première chaîne d’information en continu, BFM TV. Là encore, Rodolphe Saadé fera face à Vincent Bolloré dont la chaîne CNews est en train de rattraper BFM TV. Toutefois, les deux hommes ne sont pas des adversaires déclarés : rappelons que CMA CGM a racheté Bolloré Logistics 4,85 milliards d’euros en février 2024.
L’opération devra être finalisée rapidement car l’Arcom a lancé, le 28 février 2024, le processus d’appel à candidatures pour le renouvellement des fréquences dont les autorisations s’arrêtent en 2025. Or, BFM TV dispose d’une autorisation jusqu’au 31 août 2025. La loi française interdisant de céder une fréquence pendant cinq ans après son renouvellement, CMA CGM a donc intérêt à finaliser la transaction avant le renouvellement de la fréquence de BFM. Les délais devraient pouvoir être tenus car les autorisations à obtenir auprès de l’Autorité de la concurrence et de l’Arcom ne soulèvent pas de risques particuliers. Si l’opération aboutit, des synergies sont déjà envisagées entre la chaîne locale de BFM à Marseille et La Provence, entre La Tribune et BFM Business. Et, comme pour tous les autres groupes industriels dont les médias ne sont qu’une activité de plus, la question de l’indépendance des rédactions se posera. Visitant les équipes d’Altice France une semaine après l’annonce du rachat, Rodolphe Saadé a rassuré en déclarant conserver le management. Il a surpris toutefois en précisant qu’il ne réagirait pas bien et le ferait savoir si les journalistes portaient atteinte à la CMA CGM, en cas de scandale la concernant. En revanche, il n’y a pas eu, selon le mangement de La Provence, d’intervention directe de Rodolphe Saadé quand le quotidien a, le 22 mars 2024, mis à pied son directeur de la rédaction pour une semaine après la Une sur la visite du président de la République à Marseille. Cette Une, jugée trop ambiguë, a été à l’évidence peu appréciée par des responsables politiques marseillais qui savent se plaindre du travail des journalistes, ce qui soulève autrement le problème de l’indépendance des rédactions. Il eût fallu, semble-t-il, la remplacer par une photo du président entouré de ses soutiens locaux, qui auraient grandement apprécié cette promotion.
Avant de se prononcer sur l’opération de rachat d’Altice Media par le groupe CMA CGM, l’Arcom a réalisé une étude d’impact publiée le 22 mai 2024 selon laquelle « la place accrue de CMA CGM dans le domaine des médias appelle à un renforcement des mesures assurant une indépendance des rédactions, notamment vis-à-vis des intérêts des actionnaires ».
Sources :
- « Le journaliste Bruno Jeudy quitte Paris Match après la « Une » controversée sur un cardinal ultraconservateur », Le Monde et AFP, 18 août 2022.
- Loignon Stéphane, « Le groupe CMA CGM va racheter La Tribune », Les Échos, 30 mai 2023.
- Cohen Claudia, « Laurent Guimier : « CMA-CGM a l’ambition de devenir un groupe médias de premier plan » », 7 novembre 2023.
- Cohen Claudia, « La Tribune Dimanche, le nouveau pari de Rodolphe Saadé dans la presse », Le Figaro, 21 août 2024.
- Berteau Alexandre, « Le gros chèque de Rodolphe Saadé à Xavier Niel pour s’emparer de La Provence », La Lettre A, 25 août 2023.
- Alcaraz Marina, Benedetti Valentini Fabio, Madelaine Nicolas, « CMA CGM met la main sur BFM et RMC », Les Échos, – Le Figaro, 26 mars 2024.
- Sallé Caroline, « Futur propriétaire de BFMTV, Rodolphe Saadé rassure direction et élus du personnel », Le Figaro, Le Figaro, 20 mars 2024.
- Alcaraz Marina, Barzic Gwénaelle, Madelaine Nicolas, « De Drahi à Saadé, dans les coulisses de la vente de BFMTV », Les Échos, 25 mars 2024.
- Woitier Chloé, Sallé Caroline, « Jean-Christophe Tortora : 25 août 2023. « Rodolphe Saadé n’est jamais intervenu à La Provence » »,
- AFP, « Rachat de BFMTV et RMC : l’Arcom appelle à 18 mars 2024. »un renforcement des mesures » pour l’indépendance des rédactions », tv5monde.com, 22 mai 2024.