Allons-nous arrêter d’apprendre à conduire parce que la voiture autonome serait opérationnelle dans quelques années ? Si cette question mérite d’être posée, c’est également celle qui agite le milieu des développeurs informatiques.
Entre les outils no-code ou low-code pour IA (voir La rem n°63 p.36) et l’IA générative, le métier de développeur informatique serait voué, sinon à disparaître, du moins à se réinventer. Certaines intelligences artificielles génératives capables de coder pourraient-elles le remplacer ? Pour le PDG de Nvidia ou le cofondateur de Github, la réponse est toute trouvée : « chacun d’entre nous est désormais un programmeur. C’est le miracle de l’IA » et « le futur du code, c’est pas de code du tout ». Cognition AI, CodiumAI, AlphaCode 2 ou Poolside sont quelques-unes de ces start-up dont l’ambition affichée est d’améliorer le travail des développeurs informatiques en automatisant certaines tâches, comme la détection et la correction de bugs, la génération de code informatique, l’optimisation des performances ou l’analyse du code source. Toutes envisagent d’offrir des outils et des ressources qui permettraient, à terme, de se passer de plus en souvent de développeurs informatiques.
Le fonds d’investissement de Peter Thiel, cofondateur de PayPal et de Palantir Technologies, ainsi que d’autres investisseurs, ont misé sur une jeune entreprise, Cognition AI, qui développe Devin, présenté par l’entreprise comme « le premier ingénieur logiciel en IA ». L’entreprise se présente comme un « laboratoire d’IA appliquée axé sur le raisonnement, et le code n’est qu’un début ». Valorisée 350 millions de dollars, Cognition, qui a été fondée en novembre 2023 et compte seulement dix salariés, a levé 21 millions de dollars, mais elle cherche de nouveau à lever des fonds pour valoir 2 milliards de dollars. Les trois associés, Scott Wu, Steven Hao et Walden Yan, âgés de 22 à 27 ans, sont particulièrement doués en informatique. Étudiants, Scott Wu, et parfois son frère Neal Wu, qui travaille également pour Cognition AI, ont remporté plusieurs prix lors de compétitions internationales de code informatique entre 2016 et 2023, notamment l’International Collegiate Programming Contest, la Google Code Jam ou la Facebook Hacker Cup.
Le logiciel Devin est actuellement testé par des développeurs informatiques triés sur le volet, qui témoignent ensuite publiquement de leur prise en main de l’outil. Ainsi, le développeur informatique identifié sur X (ex-Twitter) en tant que « The AI Solopreneur » a répondu à un appel d’offres publié sur Upwork, une plateforme américaine de recrutement mettant en relation des travailleurs indépendants et des clients dans 180 pays. Cet appel d’offres, intitulé « Inférence avec un modèle de vision par ordinateur », invitait à développer un modèle, à partir d’une première version déjà publiée sur Github, pour faire des prédictions à partir de nouvelles données d’images en suivant les étapes de prétraitement, d’inférence, de post-traitement et d’évaluation, et ainsi détecter automatiquement des dégâts routiers. Le client souhaitait des « instructions détaillées sur la façon de le faire dans l’instance d’un serveur virtuel disponible sur Amazon Web Services (AWS) ». Pour ce faire, le développeur informatique « The AI Solo- preneur » a reproduit l’appel d’offres dans l’interface de Devin qui s’est chargée d’y répondre, de manière totalement autonome. Autre exemple : une vidéo montre Devin programmer et développer un site web en y insérant un jeu vidéo, à partir de simples requêtes textuelles dictées par un développeur.
Le test SWE-bench, couramment utilisé par les employeurs pour évaluer les compétences informatiques des candidats lors des processus de recrutement, sert également à tester les intelligences artificielles génératives en utilisant des problèmes informatiques issus de projets open source réels, publiés sur GitHub. Devin aurait été en mesure de résoudre 13,86 % des cas soumis, sans même avoir à préciser sur quel fichier travailler, alors que Claude 2 (Google) n’a pu répondre correctement que dans 4,80 % des cas, Llama-13b (Meta), 3,97 % et GPT-4 (Open AI), 1,74 % des cas, et, en outre, avec une assistance humaine leur indiquant le fichier à corriger. On ignore pour l’instant quand Devin sera commercialisé, mais les performances rapportées par les premiers bêta-testeurs justifient probablement la valorisation astronomique de l’entreprise alors qu’elle n’a encore vendu aucun produit.
La start-up CodiumAI, quant à elle, n’a pas souhaité rendre public son financement, estimé cependant par des journalistes spécialisés entre 44 et 66 millions de dollars. Créée en 2022 et basée à Tel Aviv en Israël, CodiumAI « change la façon dont les développeurs testent et analysent leur code, en fournissant des outils interactifs d’intégrité du code alimentés par l’IA ». La start-up qui propose aux développeurs informatiques de connecter CodiumAI à leur environnement de développement intégré (Integrated Development Environment, IDE), un logiciel qui leur fournit un ensemble d’outils pour écrire, tester et déboguer du code informatique, est davantage une aide à la programmation qu’un instrument de substitution aux développeurs informatiques.
« Nous avons de nombreux outils pour vérifier les vulnérabilités du code, pour nous assurer qu’il est sécurisé. Nous avons quelques outils pour vérifier les performances, mais nous avons très peu d’outils qui vérifient réellement la logique du code, jusqu’au niveau des lignes […]. Et c’est vraiment frustrant et de nombreux développeurs passent 25 % à 50 % de leur temps à écrire des tests et à vérifier la logique du code », a déclaré au média TechCrunch Itamar Friedman, cofondateur et PDG de CodiumAI.
Quant à AlphaCode 2, développé par Google DeepMind, c’est un système d’intelligence artificielle capable de générer automatiquement du code informatique à partir de spécifications en langage naturel, et dont la programmation a débuté en 2017. Le système, capable de traiter une grande variété de langages de programmation, utilise des techniques d’apprentissage automatique pour générer des solutions de programmation à partir d’énoncés de problèmes.
Si l’Europe ne brille guère par la diversité de ses start-up dans le domaine, toutes les entreprises étrangères ont des bureaux sur le Vieux Continent, et certaines s’y implantent. Poolside est une start-up américaine créée en mai 2023 par l’Américain Jason Warne, ancien directeur technique de GitHub, et par le Néerlandais Eiso Kant, entrepreneur à succès dans la tech. La start- up développe et entraîne une intelligence artificielle générative spécialisée dans la génération de code informatique, notamment grâce à l’expertise de ses fondateurs. À terme, Poolside devrait être capable de créer des applications à partir de simples requêtes en langage naturel. La start-up a levé 126 millions de dollars en quelques mois. D’abord un capital de démarrage de 26 millions de dollars, mené par la société américaine Redpoint Ventures en mai 2023. Puis un premier tour de table de 100 millions de dollars, mené en août 2023 par la société de capital-risque américaine Felicis et par Xavier Niel, fondateur de Free, auxquels se sont joints Rodolphe Saadé, dirigeant du groupe CMA CGM, Motier Ventures, ainsi que Bpifrance, NewWave et Frst. Un mois auparavant, en juillet 2023, les fondateurs avaient décidé de s’installer à Paris.
Jason Warne s’en est expliqué sur X (ex-Twitter), évoquant le télétravail des salariés, répartis entre les États-Unis, Israël et l’Europe et « l’incroyable vivier de chercheurs et d’ingénieurs en apprentissage profond talentueux en Europe, beaucoup d’entre eux ayant travaillé sur des LLM et des recherches fondamentales chez DeepMind, Google, NVIDIA et Meta ». Et probablement aussi pour les dispositifs de crédit d’impôt recherche (CIR), un avantage fiscal qui permet aux entreprises de bénéficier d’un crédit d’impôt sur les dépenses de recherche et développement engagées. Alors que l’Europe vient de se doter du règlement européen relatif à l’intelligence artificielle (AI Act), adopté à l’unanimité par les 27 États membres de l’Union européenne, le 2 février 2024 (voir supra), celui- ci est tantôt perçu comme un frein à l’innovation ou, au contraire, comme une opportunité pour de grandes entreprises et start-up de se conformer à la législation la plus exigeante en matière de cadre juridique pour le déploiement d’IA éthiques et responsables, garantissant la transparence, la sécurité et la protection des données.
Alors, faut-il céder aux discours de ceux qui prêchent pour leur paroisse ? Comme Jensen Huang, le PDG de Nvidia, le plus grand producteur mondial de processeurs graphiques, qui a déclaré en 2024 au Sommet mondial des gouvernements à Dubaï, « au cours des 10 à 15 dernières années, presque tous ceux qui ont pris place sur une scène comme celle-ci ont dit qu’il était vital que vos enfants apprennent l’informatique, que tout le monde devait apprendre à programmer ; en fait, c’est presque exactement le contraire ». Les acteurs de la chaîne de valeurs de l’intelligence artificielle, les start-up et les experts en apprentissage automatique auront souvent tendance à surestimer les capacités techniques de leurs outils, en négligeant les contraintes inhérentes à leur adoption en entreprise, telle la compatibilité avec les systèmes existants ou la formation des employés, les changements d’organisation et surtout les barrières culturelles.
Cependant l’intelligence artificielle ayant clairement le vent en poupe, on ne compte plus les start-up qui proposent de la génération de code informatique, comme Copilot GitHub, développée par GitHub en collaboration avec OpenAI ; GhostWriter, développée par Replit et située à San Francisco ; CodeWhisperer, développée par Amazon Web Services (AWS) ; Cody, chez Sourcegraph ; toutes américaines, ou encore Tabnine à Tel-Aviv en Israël. Les entrepreneurs européens, quant à eux, semblent bien absents.
Sources :
- Miller Ron, « CodiumAI is using generative AI to help developers build code logic tests automatically », techcrunch.com, March 22, 2023.
- Corot Léna, « Avec Poolside, l’IA générative augmente les développeurs informatiques », usinenouvelle.com, 5 janvier 2024.
- The AI Solopreneur @aisolopreneur, « RIP software engineers and computer science majors? », twitter.com, March 14, 2024.
- Bastien L., « Il passe 48 h avec Cognition Devin et n’en revient pas : 7 capacités choc », lebigdata.fr, 20 mars 2024.
- Jin Berber, « A Peter Thiel-Backed AI Startup, Cognition Labs, Seeks $2 Billion Valuation », wsj.com, March 30, 2024.
- Duranton Sylvain, « Coder ou ne pas coder, telle est la question ! », lesechos.fr, 3 avril 2024.
- Goulard Hortense, « Cognition AI fait des vagues avec Devin, une IA qui code toute seule », lesechos.fr, 5 avril 2024.
- Duranton Sylvain, « Are Coders’ Jobs At Risk? Ai’s Impact On The Future Of Programming », forbes.com, April 15, 2024.