Un numérique responsable est-il possible ?

Si le numérique, tous équipements confondus, représente aujourd’hui 3 à 4 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, 80 % de son empreinte carbone proviennent de la seule fabrication des terminaux. Une réglementation de plus en plus contraignante ne convainc pas pour autant les grandes marques de changer leurs mauvaises habitudes.

« Avant même que nous n’utilisions notre dernier smartphone, téléviseur ou ordinateur flambant neuf, il a déjà produit près de 80 % des émissions de gaz à effet de serre qu’il émettra durant sa (trop courte) vie » estime le rapport « Évaluation environnementale des équipements et infrastructures numériques en France », publié en janvier 2022 par l’Ademe (Agence de la transition écologique) et l’Arcep (Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse). Et de poursuivre, si rien n’est fait en France, « à horizon 2050, l’empreinte carbone du numérique pourrait tripler par rapport à 2020 ».

Les efforts d’un numérique dit « responsable » devront tout autant porter sur la partie matérielle que sur la partie logicielle. Des législations nationales et européennes, plus ou moins coordonnées, œuvrent d’ailleurs en ce sens. Aligné avec l’ambitieux Pacte vert européen, visant à faire de l’Europe un continent neutre sur le plan climatique d’ici 2050, le règlement européen du 16 juin 2023, dont l’entrée en vigueur est fixée au 20 juin 2025, établit des exigences en matière d’écoconception applicables notamment aux smartphones et aux tablettes.

L’objectif est de réduire l’impact environnemental des produits électroniques grand public en forçant les constructeurs à améliorer l’efficacité énergétique, la durabilité et la recyclabilité de leur matériel, avec des exigences portant sur la durée de vie des batteries, la réparabilité ou encore la disponibilité des pièces détachées. La partie logicielle n’est pas en reste, puisque le règlement impose également la fourniture de mises à jour du système d’exploitation a minima cinq ans après l’arrivée sur le marché de la dernière unité du produit, soit sept ans après son lancement, au regard de la durée habituelle de commercialisation du secteur. Selon la Commission européenne, les mesures entérinées par le règlement permettraient, en théorie, de diviser par trois la consommation d’énergie liée à ces appareils.

Production du matériel

Tout le monde s’accorde sur ce constat. Dans le cycle de vie d’un terminal électronique, la production est la phase qui génère le plus d’effets néfastes sur l’environnement, à commencer par les émissions de gaz à effet de serre, la consommation d’eau et l’extraction de terres rares (voir La rem n°45 p.20 et n°59, p.32). Selon le rapport de l’Ademe et de l’Arcep de janvier 2022, la production d’un simple smartphone « nécessite plus de 70 matériaux différents et l’extraction de plus de 200 kg de matières premières », utilisés pour la fabrication de la batterie, de l’écran, du circuit imprimé et d’autres composants, ainsi que les matériaux utilisés pour l’emballage et le transport.

Le seul constructeur de smartphones au monde soucieux de réduire autant que possible l’impact environnemental et social de ses terminaux est Fairphone, une entreprise néerlandaise, créée en janvier 2013 à Amsterdam (voir La rem n°33 p.24). Avec un chiffre d’affaires dérisoire comparé à celui des grands fabricants du secteur (environ 40 millions d’euros en 2023), son action est avant tout militante : démontrer la possibilité de produire « propre » ou tout du moins qu’il est possible de s’enquérir d’une production plus soutenable. Fairphone a mis sur le marché son premier smartphone en décembre 2013 et, le plus récent, le Fairphone 5, en août 2023. L’entreprise s’efforce de s’approvisionner de manière responsable, en se concentrant sur les matériaux recyclés, en évitant les minerais en provenance de zones de conflit, revendiquant ainsi que « 70 % des 14 matériaux clés utilisés pour sa fabrication viennent de sources recyclées, ou de mines équitables ». De plus, les smartphones sont conçus de manière modulaire pour faciliter la réparation, la mise à niveau, et donc pour durer plus longtemps : batterie, écran, haut-parleur mais aussi caméra, emplacements des cartes SIM et de stockage sont tous réparables car, comme aime à l’expliquer Bas van Abel, son fondateur « si vous ne pouvez pas ouvrir le produit, vous ne le possédez pas » (voir La rem n°33, p.24). L’entreprise travaille également à améliorer les conditions de travail dans ses usines de fabrication, en collaboration avec des partenaires et des organisations de la société civile. Elle encourage, en outre, le recyclage et la réutilisation de ses smartphones en offrant des programmes de reprise. Comme les autres constructeurs, elle n’échappe pas au fait que la phase de production constitue 75 % de l’empreinte carbone totale du téléphone.

Conception logicielle

À partir du 20 juin 2025, la Commission européenne imposera une nouvelle règle aux marques de smartphones, les obligeant à fournir des mises à jour logicielles pendant au moins cinq ans après la dernière vente de l’appareil, ce qui équivaut à sept ans après leur lancement initial. La mise à jour du système d’exploitation, dont le marché mondial est dominé par le duopole Google (Android) et Apple (iOS), a vocation à protéger de l’apparition de bugs et de failles de sécurité et ainsi à allonger la durée de vie de l’appareil. Les constructeurs se mettent donc en ordre de bataille pour anticiper cette réglementation, comme l’américain Google et le coréen Samsung, qui ont déjà étendu à sept ans après leur lancement la durée pendant laquelle leurs appareils seront compatibles avec les mises à jour d’Android. Quand d’autres s’y préparent comme les chinois Honor et Xiaomi, qui garantissent quatre mises à jour annuelles de leur système d’exploitation (sur Android), contre trois précédemment. D’autres constructeurs préfèrent attendre l’entrée en vigueur du règlement, comme le taïwanais Asus, qui ne propose actuellement que deux mises à jour de son système d’exploitation. De son côté, Fairphone garantit qu’un utilisateur pourra faire cinq mises à jour du système d’exploitation, ce qui permettrait aux propriétaires d’un Fairphone 5 de l’utiliser jusqu’en 2031. Mais « garantir des mises à jour dans le temps implique un travail avec tous les fournisseurs de composants […]. On voudrait aller plus loin mais, au bout d’un moment, c’est difficile de répondre aux besoins actuels du logiciel avec des générations antérieures de composants matériels » explique Agnès Crépet, directrice des technologies de Fairphone.

Orienter les décisions d’achat

La directive européenne intitulée « Donner aux consommateurs les moyens d’agir en faveur de la transition écologique », transposable au plus tard le 27 septembre 2026 dans les pays de l’Union européenne, porte notamment sur un « étiquetage environnemental » obligatoire et « exige que les entreprises fournissent des informations claires et comparables sur l’impact environnemental de leurs produits, telles que l’empreinte carbone, la consommation d’eau et l’utilisation de ressources » ; elle porte également sur un indice de « durabilité et réparabilité », en attendant des entreprises qu’elles fournissent « des informations sur la durée de vie, la réparabilité et la disponibilité des pièces détachées des produits, afin de promouvoir la durabilité et de réduire les déchets ».

Toutefois, ce repair score européen n’intègre pas comme critère de réparabilité le prix des pièces détachées, alors que ce critère constitue probablement l’un des freins les plus importants à la réparation. La directive européenne mentionne, au mieux, l’obligation d’avoir des « prix raisonnables » et de ne pas entraver « l’utilisation par les réparateurs indépendants de pièces détachées d’occasion ou de pièces détachées réalisées par la 3D ». Or, regrette Laetitia Vasseur, directrice générale de Halte à l’obsolescence programmée (HOP), association française créée en 2015 à la suite de l’instauration du délit d’obsolescence programmée dans le code de la consommation, « on ne sait pas ce que ça veut dire. Avec des pièces détachées qui peuvent être trois fois plus chères que les pièces neuves, on va se retrouver avec un indice fallacieux ». En effet, selon une étude de l’Ademe intitulée « Les Français et la réparation », publiée en 2019, si le coût de la remise en état est perçu comme trop élevé par rapport à la valeur du produit neuf, les consommateurs peuvent être dissuadés de faire réparer leur appareil, même si cela est plus écologique et potentiellement plus économique sur le long terme. D’autant plus qu’il faudra également, pour le consommateur, résister aux campagnes marketing agressives des constructeurs et ne pas céder à l’obsolescence dite « culturelle », qui consiste à vouloir posséder le modèle le plus récent, le plus innovant, même si l’actuel fonctionne encore.

Si la législation française sert parfois de boîte à idées pour les réglementations européennes, il n’en sera rien pour ce repair score. La déception française est d’autant plus grande que Bruxelles a écarté le futur indice français de durabilité, qui remplacera dans l’Hexagone, courant 2024, l’indice de réparabilité mis en place le 1er janvier 2021. Si ce dernier vise la capacité d’un produit à être réparé, l’indice de durabilité fournit une évaluation plus complète d’un appareil en prenant en compte d’autres critères comme sa durée de vie, sa fiabilité, sa résistance aux chocs et sa capacité à être recyclé. Mais, en novembre 2023, la Commission européenne a rendu un avis circonstancié défavorable, estimant qu’un tel indice de durabilité « conduira à des indices divergents, en fonction du marché auquel le produit est destiné, qui peuvent non seulement être restrictifs pour les opérateurs économiques, mais aussi induire à la confusion en ce qui concerne les informations fournies aux consommateurs ».

Le recyclage, un vœu pieux ou le cas « Apple »

Au-delà de la législation, qu’elle soit nationale ou européenne, il semble également difficile d’imposer des mesures aux constructeurs de smartphones dont l’objectif, même « maquillé en vert », reste d’augmenter leurs ventes d’appareils. Alors qu’Apple s’était publiquement engagé à atteindre la neutralité carbone à 100 % sur l’ensemble du cycle de vie de ses produits d’ici à 2030, en proclamant dans ses bilans environnementaux que « la réutilisation est notre premier choix », une affaire révélée pour la première fois en 2020 par le média canadien The Logic a donné une image bien éloignée de celle affichée par la marque à la pomme. Une enquête de Businessweek, publiée en avril 2024, dévoile le double discours de l’un des plus grands constructeurs de smartphones au monde. Apple a travaillé avec GEEP Canada Inc de 2015 à 2020, une entreprise de traitement de déchets électroniques, située au nord de Toronto, dont le contrat stipulait explicitement que tous les produits envoyés devaient être détruits « même si les iPhone semblaient suffisamment bons pour être revendus » expliquent les journalistes. En quelques années, Apple a ainsi expédié plus de 530 000 iPhone, 25 000 iPad et 19 000 montres. L’affaire a éclaté lorsque Apple, au cours d’un audit surprise, a découvert de nombreuses irrégularités dans le stockage du matériel destiné à la destruction, et a accusé GEEP de ne pas avoir recyclé quelque 100 000 terminaux, dont certains ont été repérés en Chine. Si Apple a attaqué GEEP devant les tribunaux en 2020, plus rien ne filtrera par la suite de cette affaire, qui sera probablement close par défaut en janvier 2025, conformément à la notification contenue dans la plainte initiale. Ce scandale montre au moins deux choses : les constructeurs de smartphones, Apple en tête, préfèrent détruire plutôt que recycler, afin de favoriser la vente d’appareils de nouvelle génération. Mais elle révèle aussi que le recyclage, notamment des téléphones, est une activité extrêmement complexe. « L’objectif est de minimiser la quantité de matériaux à recycler, que ce soit en prolongeant la durée de vie de l’appareil ou en veillant à ce que les pièces et les modules puissent être réutilisés, explique Nirav Patel, fondateur de Framework Computer Inc, start-up qui fabrique des ordinateurs portables faciles à réparer. Le recyclage est le dernier recours. » C’est effectivement ce que démontre la stratégie d’Apple, qui ne favorise en rien la réparabilité de ses terminaux.

Selon Statista, plus de 1 milliard de smartphones sont vendus chaque année depuis 2014. En 2023, 1,33 milliard de terminaux se sont écoulés et la croissance annuelle du marché est estimée entre 1 % et 5 % au cours de la prochaine décennie. Sur les 17,11 milliards de smartphones vendus depuis 2007, la part des Fairphone représente, avec 400 000 appareils, 0,0023 %. En France, selon le rapport de l’Ademe et de l’Arcep sur l’impact environnemental du numérique, publié en janvier 2022, « l’analyse des scénarios tendanciels à 2030 et 2050 montre que le secteur du numérique ne s’inscrirait pas dans une dynamique de décarbonation et de réduction des impacts environnementaux, en opposition aux engagements pris par la France » et que « l’évolution tendancielle de l’empreinte carbone du numérique à 2050 va être multipliée par trois, faisant ainsi reporter les efforts à faire sur les autres secteurs ou sur la capacité des puits de carbone ». En outre, l’évaluation prospective passe en revue la diversité des moyens à mettre en œuvre pour tendre vers un numérique responsable, mais adviendra-t-il sans une réelle volonté politique ?

Sources :

  • European Commission, « Reparability Scoring System », European Product Bureau, susproc.jrc.ec.europa.eu
  • Lee Paul, Calugar-Pop Cornelia, Bucaille Ariane, Raviprakash Suhas, « Making smartphones sustainable: Live long and greener », deloitte.com, December 1, 2021.
  • Ademe – Arcep, « Évaluation environnementale des équipements et infrastructures numériques en France », librairie.ademe.fr, janvier 2022.
  • Ademe, « À quelles conditions le numérique peut-il favoriser la transition écologique ? », infos.ademe.fr, septembre 2022.
  • Ademe – Arcep, « L’empreinte environnementale du numérique. Étude sur l’empreinte environnementale du numérique en 2020, 2030 et 2050 », arcep.fr, 13 mars 2023.
  • Bouron Fleur, « En quoi le nouveau Fairphone est-il moins nocif pour l’environnement ? », lesechos.fr, 31 août 2023.
  • Bigot Jeanne, « L’indice de réparabilité 2.0 bascule vers la durabilité », lesechos.fr, 18 septembre 2023.
  • Six Nicolas, « Smartphones : l’indice de durabilité prévu par la France dans l’impasse », lemonde.fr, 26 janvier 2024.
  • Parlement européen, « Accord sur le renforcement du droit à la réparation pour les consommateurs », communiqué de presse, europarl.europa.eu, 2 février 2024.
  • Dèbes Florian, « Les marques de smartphones s’attaquent au défi des mises à jour et de la durabilité », lesechos.fr, 12 mars 2024.
  • Balenieri Raphaël, « Smartphones : polémique autour du futur indice européen de réparabilité », lesechos.fr, 12 mars 2024.
  • Carr Austin, « What Really Happens When You Trade In an iPhone at the Apple Store », bloomberg.com, April 18, 2024.
Docteur en sciences de l’information et de la communication, enseignant à l’Université Paris-Panthéon-Assas, responsable des opérations chez Blockchain for Good