Responsabilité d’une agence de presse pour avoir diffusé de fausses informations

Cass. comm., 14 février 2024, n° 22-10.472.

Jugeant que les sanctions prononcées du fait de la diffusion, par une agence de presse spécialisée (Sté Bloomberg), d’informations économiques et financières, erronées et non vérifiées, émanant d’un communiqué de presse faussement attribué à une société (Sté Vinci), qui ont eu une influence sur la valeur en Bourse des titres de ladite société, ont respecté les exigences tant de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne que de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ConvEDH), la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé contre l’arrêt de cour d’appel confirmant la sanction initialement prononcée par l’Autorité des marchés financiers (AMF).

À l’origine de l’affaire, reproche avait été formulé, à l’encontre d’une agence de presse spécialisée (Sté Bloomberg), d’avoir diffusé, sans les avoir vérifiés, les éléments d’un prétendu communiqué de presse, présenté comme émanant d’une société (Sté Vinci), comportant des informations économiques et financières erronées la concernant, qui a eu, bien que la dépêche litigieuse ait été rapidement démentie et retirée, une influence sur la valeur de ses titres en Bourse.

Saisie de l’affaire, la Commission des sanctions de l’Autorité des marchés financiers a, notamment sur la base des dispositions du règlement (UE) n° 596/2014, du 16 avril 2014, sur les abus de marché financier (« règlement MAR ») relatives aux manipulations de marché et à la diffusion d’informations dans les médias, prononcé, par une décision du 11 décembre 2019, une sanction pécuniaire à l’encontre de ladite agence de presse. Sur appel de celle-ci, la cour d’appel de Paris a, par un arrêt du 16 septembre 2021, rejeté la demande d’annulation de ladite décision. Sur pourvoi de la même agence de presse, la Chambre commerciale de la Cour de cassation, considérant l’arrêt d’appel justifié, a conclu au rejet du pourvoi, par un arrêt du 14 février 2024,

Décision de l’Autorité des marchés financiers

À l’appui de l’argument de « l’absence de caractérisation du manquement » qui lui était « reproché » par la société Vinci, l’agence Bloomberg avait notamment fait valoir, devant la Commission des sanctions de l’Autorité des marchés financiers, que « la seule lecture du communiqué de presse litigieux », reçu par elle, « ne faisait pas apparaître qu’il s’agissait d’un faux » ; qu’elle avait « mis en place, malgré l’absence de toute obligation légale en ce sens, des procédures internes visant à s’assurer de la fiabilité des informations publiées » ; et que la condamner reviendrait « à exiger la quasi-infaillibilité d’une agence de presse, et constituerait ainsi une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression et à la liberté de la presse, au sens de l’article 10 de la ConvEDH ».

Pour ladite Commission des sanctions de l’AMF, « la publication des dépêches litigieuses inexactes » s’analysait « en une diffusion de fausse information », au sens du règlement MAR ; cette diffusion « a été effectuée « par l’intermédiaire des médias, dont internet, ou tout autre moyen« , au sens dudit Règlement » ; « le cours de la bourse » de la société Vinci visée a « chuté de plus de 18,28 %, au cours des huit minutes ayant suivi la publication » des dépêches relayant l’information litigieuse, « avant de se réajuster à la hausse une fois le contenu de ces dépêches démenti » ; « les informations fausses » ont été « de nature à fixer le cours du titre » de la société Vinci « à un niveau anormal et artificiel » ; « la publication des dépêches critiquées […] n’a été précédée d’aucune vérification » ; « la diffusion du communiqué, qui laissait présager une chute brutale et immédiate du cours de Bourse, appelait à une vigilance accrue de la part des journalistes ».

La Commission des sanctions de l’AMF a considéré : qu’il convenait d’« apprécier le manquement » reproché à l’agence de presse « en tenant compte des règles régissant la liberté de la presse et la liberté d’expression dans les autres médias, et des règles ou codes régissant la profession de journaliste » ; et que « le droit, des organes de presse, de communiquer des informations au public est protégé, à la condition qu’ils agissent de bonne foi, sur la base de faits exacts, et fournissent des informations fiables et précises dans le respect de la déontologie journalistique, au titre de laquelle s’impose, au premier chef, la vérification de l’authenticité des informations préalablement à leur publication ».

La Commission des sanctions a ajouté : « que les dispositions du règlement MAR, prévoyant et réprimant les manipulations du marché […] poursuivent des buts légitimes au regard de l’article 10 ConvEDH » ; que la protection qu’elles offrent « aux journalistes est subordonnée à la condition qu’ils agissent de bonne foi, de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit, dans le respect de la déontologie journalistique » ; et que, « au regard de la nécessité de cette exigence » et « de l’intérêt public de protéger le marché et les investisseurs, retenir le caractère illicite de la diffusion d’information critiquée ne traduit pas une ingérence disproportionnée dans le droit à la liberté d’expression des journalistes ».

Ladite Commission en a conclu que « l’ensemble des éléments constitutifs du manquement » reproché à l’agence Bloomberg était « caractérisé ». Considérant que « l’absence totale de vérifications réalisées antérieurement à la publication des dépêches litigieuses confère au manquement commis […] une particulière gravité, en raison de l’importance de l’information, qui a entraîné une chute du cours » de la société Vinci « de 18,28 % et la perte de 6,5 millions d’euros pour les investisseurs qui ont cédé leurs titres », elle a alors fixé le montant de la sanction pécuniaire à « cinq millions d’euros ».

Arrêt de la cour d’appel

Comme elle l’avait fait devant la Commission des sanctions de l’AMF, l’agence Bloomberg a, devant la cour d’appel, notamment contesté avoir commis une faute dans la diffusion de la dépêche litigieuse. Se fondant sur la présentation du communiqué de presse qu’elle a relayé sans en avoir vérifié l’origine et la conformité, elle a critiqué le fait qu’elle « aurait dû savoir que les informations en cause étaient fausses », et qu’elle était « tenue de vérifier les informations contenues dans le communiqué ». Elle a soutenu que « la jurisprudence de la CEDH n’impose pas aux journalistes une obligation absolue de vérification de l’information qu’ils diffusent ».

Statuant sur la faute reprochée et sur la sanction prononcée par la Commission des sanctions de l’AMF, la cour d’appel a posé : qu’il résulte du règlement MAR que « la diffusion, dans les médias, de fausses informations de nature à fixer le cours d’un titre à un niveau anormal ou artificiel est prohibée lorsque la personne ayant procédé à une telle diffusion « savait ou aurait dû savoir » que ces informations étaient fausses » ; et que, « pour déterminer si un journaliste aurait dû savoir que les informations qu’il a diffusées étaient fausses », il convient « de tenir compte des règles régissant la liberté de la presse et la liberté d’expression dans les autres médias, et des règles ou codes régissant la profession de journaliste ».

Se référant à l’article 10 ConvEDH, la cour d’appel a posé « qu’il incombe aux journalistes d’agir de bonne foi, dans le respect de leurs devoirs et de leurs responsabilités, y compris lorsqu’ils communiquent des informations sur des questions d’intérêt général, de manière à fournir, sur la base de faits exacts, des informations fiables et précises, conformément à l’éthique journalistique ». Jugeant que, au vu des circonstances de l’espèce, les journalistes de l’agence Bloomberg « auraient dû savoir que les informations diffusées dans les dépêches en cause étaient fausses », et que « le manquement reproché, de diffusion de fausses informations […], est établi », mais considérant que « c’est à tort que la Commission des sanctions n’a pas tenu compte de l’importante réactivité » de l’agence « pour interrompre puis supprimer la diffusion des dépêches en cause et publier ensuite une série de rectificatifs et de démentis », ladite Cour a estimé qu’il y avait lieu « de réformer la décision attaquée […] et de fixer le montant de la sanction […] à trois millions d’euros », au lieu des 5 millions fixés par la Commission des sanctions de l’AMF.

Arrêt de la Cour de cassation

Dans son pourvoi en cassation, la société Bloomberg a tenté de se prévaloir des dispositions du règlement MAR qui, visant « à assurer le respect de la liberté d’expression des journalistes et de la liberté de la presse », prévoiraient que « les journalistes et les agences de presse ne peuvent, en principe, être sanctionnés au titre d’une manipulation de marché ». Elle fit valoir qu’il ne serait fait « exception à ce principe que dans deux hypothèses alternatives, à savoir, d’une part, lorsque les journalistes ou agences concernés ont tiré un avantage ou des bénéfices de la divulgation ou de la diffusion des informations en cause, et, d’autre part, lorsque la divulgation ou la diffusion a eu lieu dans l’intention d’induire le marché en erreur » ; et que, en conséquence, la cour d’appel aurait violé lesdites dispositions.

Elle insista encore sur le fait que « toute ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression des journalistes et de la liberté de la presse doit être « nécessaire dans une société démocratique« , cette nécessité devant s’apprécier concrètement au regard de la nature et de la gravité des sanctions infligées en les rapportant aux agissements réprimés et à l’ensemble des circonstances factuelles pertinentes ; que, en l’espèce, en prononçant une sanction pécuniaire à [son] encontre, cependant que les journalistes […] avaient été victimes d’un montage manipulatif particulièrement sophistiqué et crédible », qu’elle « s’employait de sa propre initiative, depuis plusieurs années, à mettre en œuvre des dispositifs particulièrement stricts et innovants de prévention de telles erreurs, que les journalistes piégés avaient agi de bonne foi et notamment sans en tirer, directement ou indirectement, un quelconque avantage ou bénéfice et sans avoir eu l’intention d’induire le marché en erreur, et que ces journalistes avaient été les premiers à publier un démenti limitant considérablement, pour le marché dans son ensemble, les dommages ayant résulté de cette erreur, la Cour d’appel a violé les articles 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et 10, § 2, de la ConvEDH ».

Pour la Cour de cassation, « il résulte des dispositions claires et précises […] du Règlement MAR que, lorsque la diffusion d’informations est faite à des fins journalistiques, le manquement de diffusion d’informations fausses ou trompeuses […] doit être apprécié en tenant compte des règles relatives à la liberté de la presse et à la liberté d’expression dans les autres médias, ainsi que des règles ou codes régissant la profession de journaliste, sauf si les personnes concernées ou les personnes étroitement liées à celles-ci tirent, directement ou indirectement, un avantage ou des bénéfices de la diffusion de l’information, ou si cette diffusion a été réalisée dans l’intention d’induire le marché en erreur » ; et que, « un journaliste qui, sans en tirer un avantage ni avoir l’intention d’induire le marché en erreur, a diffusé, à des fins journalistiques, une information fausse ou trompeuse, ne peut être sanctionné au titre du manquement de manipulation de marché […] s’il a respecté les règles ou codes relatifs à sa profession […] ; à l’inverse, un journaliste qui, sans en tirer un avantage ni avoir l’intention d’induire le marché en erreur, a, sans respecter les règles ou codes de sa profession, diffusé, à des fins journalistiques, une information fausse ou trompeuse, peut être sanctionné ». Considérant que le moyen de cassation n’était pas fondé, le pourvoi a été rejeté.

Dans le contexte de trop nombreuses fausses informations ou fake news, plus ou moins intentionnelles et malveillantes, l’intervention de la Commission des sanctions de l’Autorité des marchés financiers, en face de prétendues informations de ce type, relatives à des sociétés cotées en Bourse et susceptibles d’avoir une incidence sur la valeur des actions, n’est, sous le contrôle de l’institution judiciaire (en appel et en cassation), qu’un moyen de lutte contre la désinformation, préjudiciable tant à ceux qui en sont l’objet qu’au public tout entier. Pour en limiter le nombre et les effets, il convient de pouvoir les sanctionner, par la voie de la répression et/ou de la réparation.

Professeur à l’Université Paris 2