L’organisation et la tenue en 2024 des Jeux olympiques et paralympiques (JOP) de Paris n’a pas manqué d’engendrer son lot de controverses et de débats publics, notamment sur leur coût économique, social ou encore environnemental.
Parmi ces débats, celui portant sur la sécurisation des Jeux olympiques, sur les transformations de l’espace urbain qu’ils provoquent et sur l’accélération de l’implantation de dispositifs technologiques de surveillance a été particulièrement intense. En effet, et comme cela a souvent été avancé dans les discours publics des acteurs institutionnels chargés de la sécurisation des JOP : à évènement exceptionnel, dispositifs exceptionnels.
À évènement exceptionnel, lois d’exception ?
Parler d’« exception » dans le cadre de l’organisation des JOP oblige à se situer à plusieurs niveaux. En premier lieu, c’est l’ampleur de l’organisation qui fait figure d’exception. Volontiers désignés comme des « méga-événements », ces Jeux engendrent la transformation de l’espace urbain, une présence sécuritaire et policière accrue, la mobilisation de travailleurs, la construction d’infrastructures (réseaux de communication, logements, stades, etc.) et un important flux touristique. Le politiste Jules Boykoff considère les JO comme représentatifs du capitalisme de fête1 qui repose sur le phénomène de liesse et instrumentalisés par les pouvoirs publics et le Comité olympique.
Ainsi, l’urgence d’assurer la bonne tenue des Jeux et l’obligation de la mise en scène d’une fête populaire justifient un ensemble de procédures qui ne sont pas discutées démocratiquement. Il est également possible de situer l’exception au niveau du cadre politique et législatif, qui a rapidement évolué conformément aux demandes de sécurité liées aux JO. La loi du 19 mai 2023 relative aux Jeux olympiques et paralympiques – que certains acteurs politiques ont qualifiée d’exception2 – a autorisé, par exemple, l’expérimentation des caméras « intelligentes » embarquant des logiciels d’intelligence artificielle (IA) afin d’assurer une vidéosurveillance augmentée (dite VSA). À l’issue d’un marché public lancé par le ministère de l’intérieur, quatre entreprises françaises ont été sélectionnées : Wintics, Videtics, Orange Business et ChapsVision3. 485 caméras augmentées ont alors pu être testées lors de la quinzaine olympique4 selon des cas d’usage définis à l’avance : présence d’objets abandonnés ; présence ou utilisation d’armes ; non-respect par une personne ou un véhicule du sens de circulation commun ; franchissement ou présence d’une personne ou d’un véhicule dans une zone interdite ou sensible ; présence d’une personne au sol suite à une chute ; mouvement de foule ; densité trop importante de personnes ; départ de feu5.
D’un point de vue technique, les algorithmes de reconnaissance d’objets fonctionnent avec des modèles de deep learning. Entraînés par des données labellisées, « en laboratoire » ou grâce à des banques d’images, les algorithmes procèdent à la classification des objets de type personnes, voitures, vélos, etc. Ils peuvent également comptabiliser ces objets au sein d’un espace donné. De même, les interfaces élaborées par les concepteurs proposent plusieurs scénarios de détection tels que la « perte de verticalité » (autrement dit la chute), la marche à contresens d’une foule, le franchissement d’une zone préalablement définie comme interdite (le « zoning »), la stagnation d’un véhicule, etc. Dans le discours des concepteurs, l’ensemble de ces fonctionnalités a pour objectif d’assister l’opérateur dans son travail de détection de situations définies comme anormales et non de le remplacer. Il faut, par ailleurs, préciser que le phénomène de l’extension des outils de surveillance ne date pas d’hier et que l’infrastructure de la vidéoprotection s’impose en France depuis les années 1990. Le flux vidéo engendré par le grand nombre de caméras de sécurité est devenu si volumineux qu’il est désormais impossible à traiter par l’être humain et justifie alors l’assistance de l’IA, avancée comme dorénavant indispensable.
Si, pour la plupart, ces systèmes n’embarquent pas encore de logiciels de reconnaissance faciale ou émotionnelle, leur expérimentation au sein des JO mais également dans d’autres événements (comme les concerts de Depeche Mode en mars 2024) n’a pas manqué de faire irruption dans le débat public en suscitant de nombreuses critiques. Pour les mouvements critiques des technologies de surveillance, ces tests grandeur nature sont un préambule à leur banalisation, voire correspondent à une stratégie des petits pas en vue du développement de la reconnaissance faciale ou de l’identification biométrique à distance. Selon les éléments de communication des industriels, on parle plus volontiers d’une « démocratisation » des caméras de surveillance, démultipliée par les possibilités qu’offre l’IA, dans la mesure où elles seraient des outils indispensables dans la gestion sécuritaire de la ville.
Les JOP peuvent alors être conçus comme le théâtre d’expérimentation, voire de laboratoire, pour des nouvelles techniques et technologies de sûreté. Les Jeux constituent un moment d’accélération dans l’adoption des dispositifs de VSA, et ils ont, de ce fait, contribué à la consolidation d’un réseau d’acteurs. On parle d’effet « cliquet » lorsque des dispositifs pris à la faveur d’événements exceptionnels finissent par être normalisés. Ainsi, l’exceptionnalité des évènements de grande ampleur ne ferait que préparer à une normalisation de la surveillance algorithmique, potentiellement massive. Le caractère « hors-norme », extra-quotidien, d’un tel évènement légitimise totalement les démonstrations d’efficacité des dispositifs dans un contexte marqué par la présence de foules denses et de flux importants de passants dans des espaces urbains aménagés pour les Jeux. L’impératif apparaît nettement pour les entreprises du secteur : légitimer – ou « évangéliser », pour reprendre le vocabulaire de la filière – ce nouveau type de dispositif. En amont et pendant les Jeux, des acteurs institutionnels et des acteurs privés se sont également mobilisés en faveur de l’expérimentation des caméras algorithmiques. Pour les industriels, celle-ci constitue une opportunité pour l’ouverture de nouveaux marchés.
Tout le secteur semble se préparer à l’« après-JO », et les décisions politiques issues de l’évaluation des dispositifs de VSA vont être fortement scrutées. En plus des quatre entreprises françaises sélectionnées, les industriels et autres start-up spécialisées en computer vision y ont vu l’occasion de s’inscrire durablement dans le paysage de ce que l’on désigne aujourd’hui par le terme de safe city. La loi relative aux JOP intervient dans un contexte où les dispositifs de vidéosurveillance augmentés par l’IA ont été d’ores et déjà testés et utilisés, parfois à la limite de la légalité, au sein de communes ou d’espaces privés. Les logiciels qui visent à détecter des gestes suspects ont déjà été déployés dans des supérettes ou des super- marchés6 en l’absence d’un cadre réglementaire stabilisé.
De l’extra-ordinaire à l’ordinaire : la surveillance en héritage des JOP
L’éventualité de l’inscription durable de tels dispositifs n’a pas manqué de faire réagir l’arène publique ainsi que les acteurs de la société civile. De manière générale, le consensus olympique n’a pas eu lieu, et l’organisation des Jeux a suscité des oppositions, notamment sur les transformations urbaines induites7 et sur le maillage technologique des espaces de la vie quotidienne. Du côté des services de l’État en charge de la sécurité/sûreté et des industriels de la vidéoprotection, le discours se veut totalement rassurant : le spectre de la surveillance globale est largement disqualifié au profit d’une surveillance des flux, qui plus est circonstanciée. Au-delà des questions sur l’intensité de la surveillance permise par les dispositifs de VSA (surveillance de masse ou non), il s’agit bien d’un enjeu d’acceptation sociale, volontiers reconnu par les acteurs du secteur. Ainsi, après l’expérience des JOP, les entreprises de la surveillance parient sur une extension du périmètre de leurs activités. L’intégration de l’IA dans les technologies de surveillance soulève un certain nombre de questions. Sans revenir sur les controverses autour de l’IA ou bien sur la nécessaire distinction qu’il conviendrait de faire entre les différents types d’algorithmes et de techniques employés au sein des dispositifs de surveillance, leur irruption dans le domaine de la sécurité représente un changement de paradigme très important pour la branche.
L’algorithmisation au sein des systèmes de vidéoprotection (notamment par la computer vision) stimule l’ensemble du secteur par les innovations qu’elle entraîne et suscite des promesses extrêmement fortes. Pourtant, ces technologies posent des problèmes en termes de données personnelles, d’identification ou de sécurisation desdits systèmes. L’algorithmisation suscite également des interrogations sur la formation des opérateurs amenés à se servir de ces dispositifs. Et alors que le résultat de l’expérimentation de la VSA en contexte olympique doit être arbitré par un comité d’évaluation, les discours publics semblent déjà affirmer la possibilité d’une pérennisation de ces systèmes. De même, une certaine opacité entoure les processus d’évaluation des dispositifs de VSA. En réalité, les décisions qui en seront issues sont à interpréter dans un contexte de concurrence internationale en matière d’industrie et d’innovation dans le secteur de la sécurité.
Que ce soit dans les réunions publiques ou dans les salons spécialisés (comme le salon Milipol 2023), les acteurs du secteur répètent à l’envi que l’Union européenne, et plus particulièrement la France doivent faire évoluer leur cadre réglementaire afin d’encourager l’innovation dans ce domaine. Outre la logique de l’expérimentation, on assiste surtout à une convergence d’intérêts entre les discours sécuritaires de l’État conçus comme politiquement rentables et des logiques industrielles pour le développement d’un marché des dispositifs de surveillance algorithmique. Les évènements internationaux favorisent également l’établissement d’un modèle de la surveillance à la française dont l’objectif est de mettre à distance les deux modèles repoussoirs que sont les modèles nord-américain et chinois.
Pour le premier, la surveillance apparaît assujettie aux exigences du marché et de la concurrence ; pour le second, elle est décrite comme non respectueuse des libertés fondamentales et individuelles. Entre ces deux modèles, il s’agit, pour les entreprises, de promouvoir des usages qui seraient acceptables pour la société. Les acteurs publics et institutionnels insistent ainsi sur l’établissement d’une surveillance « discrète », « douce »,« invisible » ou encore « pervasive ». Au-delà de la construction de ces conditions d’acceptabilité, la vidéoprotection a un coût élevé pour les villes et autres collectivités qui se dotent de caméras. S’ajoutent aux frais d’installation, l’entretien, l’achat des licences et des logiciels, l’emploi d’opérateurs suffisamment nombreux pour traiter les alertes, l’établissement d’un réseau en capacité de transmettre le flux d’images, etc. En amont de l’équipement, ces coûts d’infrastructures semblent largement sous-évalués. En outre, la vidéoprotection n’est pas sans effet sur l’espace public et elle peut s’avérer également structurante sur le comportement des individus. On peut s’interroger sur les effets d’inhibition (ou chilling effect) que peut entraîner le fait de se savoir filmé, notamment sur les mouvements militants et politiques.
L’espace urbain, espace privilégié des mouvements sociaux, se trouverait de plus en plus quadrillé afin d’identifier des activités militantes, voire d’empêcher celles-ci. Une autre notion très présente dans les discours officiels autour des JO est celle de l’« héritage » d’un tel évènement. Faisant face aux résistances et aux critiques, notamment concernant les dépenses pour le pays d’accueil, le registre des impacts bénéfiques des Jeux a été progressivement déployé, telles les infrastructures dont bénéficieraient les villes après l’évènement. L’un de ces héritages pourrait être, dans les mois à venir, une adoption des dispositions relatives à la VSA surdéterminée par des enjeux politiques, économiques et industriels, encouragés par un réseau d’acteurs qui s’est constitué grâce aux JOP.
De la surveillance aux surveillances
L’avancée de ces formes de contrôle et de surveillance fait surgir des questionnements majeurs pour les sociétés démocratiques mais également en ce qui concerne nos imaginaires et notre conception de la surveillance. Ces dernières se sont forgées par l’étude des régimes autoritaires ou totalitaires et à travers des œuvres de fictions, littéraires, cinématographiques ou sérielles, qui mettent en scène une surveillance massive et centralisée. Dans ce contexte de normalisation de la VSA, la question de la société de la surveillance est posée à nouveau. Une analyse qui en resterait à la notion de surveillance de masse introduite par les JOP risque d’invisibiliser le rôle prépondérant (et ancien) des « acteurs de la surveillance ». Si les JOP constituent, à la fois, un accélérateur pour expérimenter la vidéosurveillance algorithmique et une démonstration politique, ils mettent en lumière les efforts coordonnés afin de nouer des partenariats public-privé visant à structurer et à développer la filière des entreprises de sécurité et de sûreté.
Autrement dit, la surveillance fait l’objet d’investissements et de justifications émanant d’acteurs d’horizons multiples avec des objectifs différents. On aurait alors davantage à faire à une surveillance éclatée, discontinue, mais non pas moins efficace. La surveillance et le contrôle par caméras se déploie généralement au niveau local. En témoigne la multiplication des centres de supervision urbains (CSU) qui sont, dans une ville ou une commune, le nœud de la surveillance locale où des opérateurs sont chargés de regarder et de traiter les images en temps réel et d’informer les personnels sur le terrain.
Décentralisée, plus diffuse et opérée par des acteurs divers, la surveillance se pluralise. Au point où l’on pourrait parler des surveillances, au pluriel, qui s’ajustent, en fonction des objectifs poursuivis, aux contextes géographiques, territoriaux, sociaux et économiques. Ainsi plus qu’à une extension de la surveillance, on assisterait à une multiplication des surveillances, qui se traduit par un maillage de plus en plus serré des territoires. Ce qui peut créer autant de théâtres locaux de luttes, de mobilisations et de refus des dispositifs sécuritaires augmentés.
Sources :
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Boykoff Jules, Celebration capitalism and the Olympic games, London / New York, Routledge / Taylor & Francis Group, Le Coeur Philippe, « JO 2024 : des mesures exceptionnelles qui s’apparentent à des mesures d’exception », fr, 25 mars 2023.
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Avis d’attribution de marché n° 23-181232, fr, 5 janvier 2024.
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Assemblée nationale, compte rendu de réunion n° 4 – Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République.
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Décret n° 2023-828 du 28 août 2023 relatif aux modalités de mise en œuvre des traitements algorithmiques sur les images collectées au moyen de systèmes de vidéoprotection et de caméras installées sur des aéronefs, pris en application de l’article 10 de la loi n° 2023-380 du 19 mai 2023 relative aux jeux Olympiques et Paralympiques de 2024 et portant diverses autres dispositions, legifrance.gouv.fr/jorf
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La Quadrature du Net, « Veesion, la start-up illégale qui surveille les supermarchés », laquadrature.net, 4 juillet 2023.
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Morteau Alexandre, « Les Jeux olympiques et la fabrique du consenus », laviedesidees.fr, 10 septembre 2024.