Les États-Unis ont adopté une loi qui interdit les applications sous contrôle étranger. TikTok est ciblé et sera peut-être vendu, ou fermé. Le découplage Chine/États-Unis gagne désormais les applications grand public, ce qu’illustre l’interdiction des dernières messageries occidentales en Chine.
Les États-Unis entravent la Chine dans sa montée en gamme technologique, qu’il s’agisse des télécommunications avec ZTE et Huawei, ou encore des microprocesseurs les plus avancés, essentiels dans le développement de l’IA (voir La rem n°64, p.79). À chaque fois, le risque est invoqué de l’espionnage, du détournement des technologies à des fins militaires. Par extension, nombre de technologies peuvent entrer dans ce périmètre, y compris des services très grand public comme un réseau social : TikTok en est l’exemple emblématique.
Seule application d’origine chinoise étant véritablement parvenue à s’imposer dans le monde, TikTok est interdite en Chine où Douyin, une version censurée, la remplace. Cette autonomie de TikTok par rapport à son équivalent chinois permet à ByteDance, sa société mère, de présenter TikTok comme une entreprise mondialisée, indépendante de l’État chinois. Il est vrai que TikTok est détenu à 60 % par des investisseurs institutionnels non chinois, dont certains fonds américains. Les 40 % restants de capital sont détenus à parité par Zhang Yiming, son fondateur, qui vit à Singapour, et par ses employés. Or, ByteDance et sa filiale n’auraient pas pu acquérir une telle importance dans la société chinoise sans le soutien du Parti communiste. La présence à Singapour du fondateur ne permet pas de supprimer les liens avec Pékin. Par ailleurs, l’algorithme de TikTok est développé et amélioré depuis la Chine. Cet algorithme travaillant sur les données des utilisateurs de TikTok, ces dernières remontent, au moins en partie, vers la Chine, même si TikTok s’est engagé à les stocker sur le sol américain (Texas Project) sous la pression des autorités (voir La rem n°63, p.70).
Pour toutes ces raisons, TikTok a très vite été perçu comme un cheval de Troie chinois dans la population américaine, le réseau social pouvant être mobilisé à tout moment pour déstabiliser la société par la propagation de fausses informations. Dès 2020, Donald Trump proposera de bannir TikTok des États-Unis et publiera en urgence deux décrets forçant à la vente des activités américaines de TikTok (voir La rem n°54bis-55, p.69). L’arrivée de Joe Biden à la présidence des États-Unis laissera un court répit à TikTok puisque les décrets signés par Donald Trump seront annulés. Mais, si le processus de cession a été stoppé, la politique américaine de containment de la Chine sera amplifiée par Joe Biden. TikTok n’échappera donc pas au volontarisme politique américain vis-à-vis de la Chine.
Le 13 mars 2024, la Chambre des représentants a adopté un projet de loi, le Restrict Act, qui impose dans les cinq mois la cession des activités américaines de TikTok, faute de quoi le réseau social sera retiré des magasins d’applications et des hébergeurs web, donc rayé de la carte de l’internet américain. Joe Biden a immédiatement confirmé qu’il ratifierait le texte si le Sénat l’adopte également (voir La rem n°65-66, p.83). Très vite, TikTok mais aussi les plus fervents défenseurs de la liberté d’expression aux États-Unis se sont insurgés contre une mesure contraire du premier amendement, TikTok étant un canal de communication essentiel pour s’adresser aux plus jeunes. C’est d’ailleurs cet argument qui a permis à TikTok de faire annuler son interdiction dans le Montana à compter du 1er janvier 2024. Dans sa campagne, TikTok a désormais le soutien de Donald Trump qui a changé d’avis et soutient l’application chinoise, présentée comme une alternative aux réseaux sociaux de Meta, qui a osé le déréférencer après ses propos lors de l’attaque sur le Capitole (voir La rem n°61-62, p.51).
Les débats sur les atteintes au premier amendement et le lobbying de TikTok ont finalement conduit les élus américains à réviser leur proposition initiale. Après le vote de la Chambre des représentants, TikTok a rappelé le succès populaire de son service, utilisé par 170 millions d’Américains, qui permet à 7 millions d’entreprises et à des milliers d’influenceurs de développer leurs activités. Le 20 avril 2024, la Chambre des représentants a voté un projet de loi modifié qui donne finalement à TikTok neuf mois pour céder ses activités américaines, avec trois mois de prolongation possible, soit un an en tout. Le 23 avril 2024, le Sénat approuvait le texte à son tour. Le 24 avril 2024, Joe Biden ratifiait le texte à son tour. Son intitulé ne laisse aucun doute sur l’intention : Protecting Americans from Foreign Adversary Controlled Applications Act (PAFACA).
D’emblée, les analystes ont souligné la faible probabilité d’une vente de TikTok. Depuis 2020 et les différents confinements, le service est devenu incontournable et il est désormais valorisé au moins 100 milliards de dollars. Or, à part les Big Tech qui ont les moyens de l’acheter, il sera difficile de trouver preneur. Sauf que Meta et Google n’ont aucune chance, pour des raisons évidentes de concurrence. En outre, en réponse aux premiers décrets de Donald Trump, la Chine a élargi, dès août 2020, la protection accordée aux technologies d’IA à l’ensemble des applications civiles stratégiques. TikTok peut donc être vendu, mais ce sera sans son algorithme, qui appartient à Byte Dance. Il s’agirait alors de céder uniquement sa base d’abonnés et les activités publicitaires associées, ce qui lui ôte tout l’intérêt.
Paradoxalement, c’est dans sa campagne de lobbying baptisée #KeepTikTok que le service a commis une erreur qui pourrait conduire à son éviction définitive du sol américain. En effet, pour souligner l’importance du service pour la population, et juste après que le texte a été signé par Joe Biden, TikTok a proposé à ses utilisateurs, en échange de leur code postal, de leur envoyer les coordonnées de leur représentant. Les standards des permanences des élus ont été saturés d’appels, ce qui a montré combien TikTok avait les moyens d’influencer, ou au moins de faire pression sur la vie politique américaine. Enfin, aux suspicions de Trump, puis à celles du Congrès, s’ajoute désormais une accusation formelle. Le 26 juillet 2024, Le DoJ (Department of Justice) a accusé TikTok et ByteDance d’utiliser un logiciel, Lark, pour transférer des données sensibles des États-Unis vers la Chine, notamment concernant les convictions politiques des utilisateurs du réseau social, preuve du risque que ferait peser TikTok sur la démocratie américaine. D’ailleurs, la seule offre de reprise officiellement déclarée est atypique et ambitionne de mettre fin au TikTok actuel. Elle est portée par le milliardaire Franck McCourt, à l’origine du « Project Liberty », une initiative visant à préserver l’internet des débuts, qui donnait la priorité à l’émancipation des internautes plutôt qu’aux enjeux commerciaux.
Si TikTok a porté plainte contre l’État fédéral dès le 7 mai 2024, espérant ainsi prouver que la loi votée, qui le cible en particulier, est inconstitutionnelle, la Chine ne s’embarrasse pas de détails constitutionnels pour évincer de son marché les applications qui ne plaisent pas à la toute-puissante administration du cyberespace. Dès le 19 avril 2024, Apple confirmait avoir dû retirer de son AppStore l’application WhatsApp (Meta), la messagerie pouvant jusqu’ici être téléchargée parce qu’elle était utilisée notamment par les expatriés. Cette interdiction fait suite à celle de Threads – seul Weibo, l’équivalent d’un X aseptisé est autorisé en Chine, qui passe déjà pour un réseau ultrasensible auprès des autorités. Elle fait suite aussi à l’interdiction de Telegram et de Signal dans le domaine des messageries, mais aussi à celle de X, de Google, de Facebook et… de TikTok que les Chinois n’auront jamais connue. Et Apple a aussi dû retirer les applications de France Inter et de Radio France de l’AppStore en Chine en juin 2024 parce qu’elles contiendraient du contenu illégal. Le comportement des autorités chinoises ne permet pas de trouver des raisons d’espérer une émancipation réelle de TikTok à l’égard de ByteDance.
Sources :
- « TikTok : l’interdiction dans l’État du Montana bloquée par la justice », AP, lemonde.fr, 1er décembre 2023.
- Godeluck Solveig, « Les États-Unis tentent à nouveau de forcer la vente de TikTok », Les Échos, 12 mars 2024.
- Jaulmes Adrien, « La menace d’interdiction de TikTok échauffe le débat aux États-Unis », Le Figaro, 15 mars 2024.
- R. Ba., « Apple retire WhatsApp de son AppStore en Chine », Les Échos, 22 avril 2024.
- Lentschner Karen, « La guerre des applications est déclarée entre les États-Unis et la Chine », Le Figaro, 23 avril 2024.
- Lentschner Karen, « Après l’adoption de la loi aux États- Unis, le casse-tête d’une vente forcée de TikTok », Le Figaro, 25 avril 2024.
- Vergara Ingrid, « Le propriétaire de l’OM veut racheter TikTok aux États-Unis », Le Figaro, 16 mai 2024.
- Lentschner Karen, « L’application chinoise que l’Amérique voit comme une menace », Le Figaro, 5 août 2024.
- Mediavilla Lucas, « L’inconnu des liens réels avec le régime chinois nourrit le trouble », Le Figaro, 8 août 2024.
- Falletti Sébastien, « Douyin, la version chinoise qui a conquis jeunes comme retraités », Le Figaro, 9 août 2024.