La Presse, quotidien québécois pionnier de l’ère post-papier

Fondé à Montréal en 1884, La Presse est aujourd’hui le plus ancien quotidien francophone du Québec. Il se définit dans son rapport d’activité 2023 comme « un média d’information constitué de la plus grande salle de rédaction francophone indépendante en Amérique du Nord, où travaillent 200 artisans ».

Desservant un écosystème médiatique très concentré et essentiellement restreint aux 8 millions de Québécois, La Presse a longtemps occupé la place du quotidien généraliste de qualité, proche des milieux économiques, et reflet de ses propriétaires depuis 1967, la famille Desmarais, principaux actionnaires de Power Corporation. Son tirage papier a atteint 220 000 exemplaires en 1971 et, après un déclin relatif, est remonté à 207 769 en 2009. La structure des coûts reste lourde pour soutenir le journal imprimé face à la concurrence des géants numériques, et le PDG de La Presse décide du virage 100 % numérique, conforté par une étude indiquant que 500 000 de ses 1,4 million de lecteurs envisagent dès 2010 de s’équiper d’une tablette1.

Un processus de mutation 100 % numérique entamé dès 2011

La mutation numérique s’est opérée en plusieurs étapes : dès 2011, le journal s’engage dans le développement de La Presse+, son application gratuite pour tablette iPad, qui est commercialisée en 2013 après 40 millions de dollars canadiens d’investissements (voir La rem n°26-27, p.36 ; n°36, p.47 et n°46-47, p.63). La ventilation de ces investissements mérite qu’on s’y attarde2 : 24 millions de dollars affectés au recrutement de journalistes, de photographes et de designers ; 2 millions de dollars en recherche marketing et efficacité de la publicité ; 6 millions de dollars pour les dépenses en capital et 8 millions de dollars pour les consultants extérieurs et le développement. Pour relativiser les 40 millions investis dans La Presse+, le dirigeant du journal d’alors Guy Crevier, interrogé en 2013 lors d’une conférence, précise qu’une nouvelle imprimerie équivaut à un investissement de 150 à 200 millions, auxquels s’ajoutent 100 millions pour couvrir les frais d’impression et de distribution.

La Presse+ rencontre un vif succès dès son lancement, et Guy Crevier en tire un premier bilan en janvier 20163 : « Lancée en 2013, elle est désormais consultée, en moyenne, par plus de 243 000 tablettes uniques chaque jour en semaine. La consultation actuelle de La Presse+ surpasse donc considérablement les sommets de tirage de La Presse papier de 1971 et 2009. »

En 2015, La Presse arrête son édition imprimée en semaine et conserve uniquement celle du samedi – laquelle cessera en 2017. Près de deux ans plus tard, en décembre 2017, La Presse+ a augmenté son lectorat atteignant 273 000 consultations quotidiennes4. Pour ce qui est de l’adaptation du modèle économique à la veille de l’arrêt du papier, les revenus publicitaires de La Presse sont à 90 % issus du numérique. D’après les dirigeants du journal, 63 % des lecteurs sont des actifs âgés de 25 à 54 ans. La Presse+ est donc une réussite de la transition du papier vers le numérique, tant sur le plan du lectorat que des revenus.

En 2017, La Presse se revendique d’être « le tout premier quotidien imprimé d’importance du monde à devenir 100 % numérique »5. En moins de cinq ans, le journal a totalement transformé sa structure opérationnelle en abandonnant l’impression et donc la distribution de l’édition papier. Dressant son bilan en 20206, La Presse indique avoir procédé à une réduction de ses dépenses de 35 millions de dollars entre 2015 et 2020. Cette mutation 100 % numérique a permis une réinvention du modèle d’organisation du journal.

La Presse opte pour le mode à but non lucratif

Inspiré par l’exemple du Guardian, le journal se transforme en organisme à but non lucratif en 2018, la société actionnaire Power Corporation, contrôlée par la famille Desmarais, estimant ne pouvoir financer seule les transformations à venir.

Le président de Power Corporation André Desmarais est interrogé à l’Assemblée nationale du Québec en juin 2018, avant le vote de l’abolition d’une loi encadrant le changement de propriétaire du journal7 : « J’ai ainsi la conviction que le transfert de La Presse dans une structure à but non lucratif est dans le meilleur intérêt du journal et de ceux qui le font, les travailleurs, et de ceux qui le lisent. » Power Corporation cède ainsi son actif et lui garantit l’indépendance nécessaire afin que La Presse puisse bénéficier des aides gouvernementales et des dons d’individus, d’entreprises ou de fondations. Pour accompagner cette transition, Power Corporation reprend à son compte les obligations de retraites des employés de La Presse et prévoit un fonds de 50 millions de dollars pour soutenir le journal.

Le passage en organisme à but non lucratif contribue ainsi à la mutation du modèle économique, qui mêle revenus publicitaires pour 74 % et dons pour 26 % en 2023. La maîtrise des coûts et les bonnes rentrées publicitaires permettent à La Presse d’atteindre l’équilibre financier dès 2020 et de le maintenir depuis. En 2022, La Presse a pu dégager un bénéfice net de 13 millions de dollars.

Les abonnés devenus donateurs, moteurs de la communauté de lecteurs

En passant au 100 % numérique, La Presse s’est séparée de ses imprimeurs et distributeurs et, en devenant un organisme à but non lucratif, le journal a troqué son service des abonnements pour celui de la philanthropie et des appels aux dons. La stratégie du journal, à partir de 2019, vise à transformer les abonnés en donateurs. S’inspirant des pratiques des journaux et magazines ayant opté pour la philanthropie avant elle, La Presse propose à ses donateurs l’accès à une communauté, animée par des événements présentiels et virtuels. Les donateurs sont ainsi invités à rencontrer les équipes de la rédaction du journal.

De façon peut-être plus inédite, La Presse organise depuis 2020, au cours du mois de décembre, un « Merci-o-thon », où le journal mobilise ses plumes – journalistes et chroniqueurs – pour remercier directement celles et ceux qui ont choisi de soutenir le journal par leurs dons.

Selon son rapport d’activité 2023, La Presse a su convaincre 77 000 individus de faire un don au journal, pour un total, depuis 2019, de 21 millions de dollars. Pour la seule année 2022, 48 000 donateurs ont contribué à hauteur de 6,9 millions de dollars. Le journal a également rallié de grands donateurs, entreprises et fondations, pour soutenir sa mission de couverture indépendante de l’information.

La Fondation La Presse, lancée dès 2018, s’est donné comme objectif de « sensibiliser grands donateurs, mécènes et grandes entreprises à l’importance de soutenir les médias québécois ».

La place du journal dans le paysage médiatique québécois

Quotidien à l’ancrage moins populaire que son concurrent Le Journal de Montréal8, La Presse se maintient à une place importante dans le paysage médiatique. Son audience cumulée – additionnant l’application La Presse+ (240 000 consultations quotidiennes uniques), l’application mobile (750 000 visiteurs mensuels), le site web (3 millions de visiteurs uniques par mois) et ses infolettres (1 million d’abonnés) – atteint 4 millions de lecteurs, soit 60 % de la population adulte du Québec.

Grâce à ses moyens accrus, La Presse a pu développer une couverture de l’information plus proche d’un magazine, au-delà des contraintes du quotidien. Le journal a ainsi multiplié ce qu’il qualifie des « dossiers d’impact » sur des sujets d’intérêt général où le travail de La Presse a débouché sur des avancées concrètes : la mise en lumière de la paternité des enfants nés de viols a permis au code civil du Québec d’être mis à jour ; la rencontre du journal avec une demandeuse d’asile a favorisé l’entraide directe et le soutien accru à l’organisme communautaire qui la protège.

La Presse a lancé des formats nouveaux

Le journal a également innové en lançant de nouveaux formats : podcasts9, reportages en bande dessinée10, ainsi qu’une série documentaire pour la télévision sur les coulisses du travail de la rédaction de La Presse, diffusée sur la chaîne publique québécoise Télé-Québec.

Dix ans après l’abandon du papier, La Presse a opéré une profonde transformation, devenant un, sinon le premier, grand quotidien à être 100 % numérique et à passer du statut de propriété d’un holding financier à un organisme à but non lucratif. Le journal a, de plus, renforcé sa production éditoriale et a ainsi consolidé sa place dans la société québécoise.

Sources :

  1. Le Roy Isabelle, « 40 millions de dollars pour faire une application iPad : le cas de La Presse+ (Montréal) », tracks & facts, 12 avril 2017.
  2. Veseling Brian, « La Presse+ bucks paid-for trend with free tablet edition », WAN-IFRA, October 7, 2013.
  3. Crevier Guy, « La Presse+ établit un record historique », La Presse, 23 janvier 2016.
  4. Champagne Vincent, « Fin du papier : les prochains défis de La Presse », Radio-Canada, 31 décembre 2017.
  5. Levasseur Pierre-Elliott, « La Presse deviendra 100 % numérique à partir de 2018 », La Presse, 1er juin 2017.
  6. « Bilan annuel 2020. La Presse atteint l’équilibre budgétaire », 16 janvier 2021. 
  7. Croteau Martin, Pilon-Larose Hugo, « La Presse sera indépendante de Power Corporation, assure André Desmarais », 6 juin 2018. 
  8. En 2023, Le Journal de Montréal comptait 1,7 million de lecteurs par semaine pour son édition imprimée et 2,9 millions de visiteurs uniques pour son site web.
  9. « Juste entre toi et moi », La Presse.
  10. Lachapelle Judith, « Bédéreportage. Après le feu », La Presse, 22 juillet 2023.
Chargé de cours à l’Université de Sherbrooke, collaborateur à la revue New Explorations de l’Université de Toronto (anct. Explorations de Marshall McLuhan)

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