Rachats en série des derniers producteurs audiovisuels indépendants

Le rachat d’AB Groupe par la SPAC Mediawan et celui de Tetra Media par ITV rappellent combien la fiction est devenue stratégique sur le marché audiovisuel, alors que les chaînes de télévision, les plates-formes de SVOD et les opérateurs de télécommunications cherchent à s’emparer de contenus exclusifs.

Annoncée fin janvier 2017, l’entrée en négociation exclusive de Mediawan avec AB Groupe est symbolique des reconfigurations actuelles sur le marché de la production audiovisuelle. Celui-ci est en train de se concentrer, qu’il s’agisse de programmes de flux ou de programmes de stock (voir La rem n°36, p.36), et les producteurs indépendants deviennent des cibles de choix, de plus en plus rares. C’est d’ailleurs un paradoxe puisque les obligations de contribution des chaînes au financement de la production audiovisuelle, assorties de l’obligation de dépenses en direction des producteurs indépendants, favorisent l’émergence de géants de la production audiovisuelle dont l’indépendance n’est déterminée qu’à l’égard des chaînes, et non à l’égard des objectifs de diversité visés par le dispositif. La cession d’AB Groupe en est une illustration parfaite.

Développé dans les années 1990 en même temps que la télévision payante et ses multiples chaînes, AB Groupe est tout à la fois un éditeur, qui détient une vingtaine de chaînes payantes, et un producteur, dont le catalogue lui assure des revenus récurrents. Si le groupe a été connu pour ses sitcoms dans les années 1980 et 1990, comme Hélène et les garçons, il détient aujourd’hui les droits de séries phares telles que Fais pas ci, fais pas ça ou Friends. Quant à ses chaînes, elles sont moins connues, sauf en Belgique, où AB3 fait partie des chaînes les plus regardées. À vrai dire, AB Groupe a vendu ses deux pépites à TF1 en 2006, les chaînes TMC et NT1, qui avaient obtenu chacune un canal sur la jeune TNT en clair. Les liens entre AB Groupe et TF1 sont sans surprise solides, et le groupe TF1 disposait de 33,5 % du capital d’AB Groupe au moment de l’annonce de la cession à Mediawan, à côté du président-fondateur, Claude Berda, détenteur de 53 % du capital, et du management (13,5 % du capital). À l’occasion de l’opération, TF1 s’est résolue à céder sa participation dans AB Groupe afin que les programmes qu’elle lui achète soient considérés comme des programmes indépendants, alors même qu’elle a misé sur la production avec le rachat de Newen en 2015 (voir La rem n°37, p.42). Mais TF1 doit limiter le recours à la production dite « dépendante ».

À l’inverse, pour Mediawan, le rachat d’AB Groupe est une première étape dans la constitution d’un groupe européen de contenus audiovisuels. AB Groupe est puissant en France, bien présent en Belgique, et a l’avantage d’être très rentable grâce à l’exploitation de son catalogue. Le groupe a réalisé un chiffre d’affaires de 156 millions d’euros en 2016 et 36 millions d’euros de résultats avant impôts. Pour s’emparer d’AB Groupe, Mediawan a proposé 270 millions d’euros, la participation de TF1 dans AB Groupe représentant donc 90 millions d’euros. AB Groupe entre désormais dans l’orbite d’un empire en gestation, Mediawan, dont l’objectif est de faire émerger « l’une des plus grandes plates-formes de contenus européens » selon Pierre-Antoine Capton, l’un de ses fondateurs, qui dirige également Troisième Œil Productions. Mediawan a en effet ceci de particulier qu’il s’agit de la première SPAC (Special purpose acquisition company) en France.

Une SPAC est un véhicule d’investissement original qui a pour vocation de lever des fonds à l’occasion de son entrée en Bourse sur une promesse de rachat d’entreprises à terme autant dire qu’il s’agit d’introduire en Bourse une entreprise qui ne dispose pas de comptes et dont les performances ne peuvent pas être mesurées. Tout repose donc sur la confiance des investisseurs à l’égard des initiateurs du projet. La principale protection des investisseurs est de disposer d’un droit de regard important sur la première acquisition, puisqu’elle peut être autorisée seulement à la condition que deux tiers des actionnaires l’approuvent. Dans le cas contraire, les montants apportés par les actionnaires sont restitués. Mediawan a ainsi été autorisé à entrer en Bourse le 12 avril 2016, pour une acquisition annoncée finalement neuf mois plus tard. L’acquisition d’AB Groupe a donc servi de test au projet de SPAC, un test confirmé puisque 82,2 % des actionnaires ont approuvé cette première acquisition le 13 mars 2017. Les actionnaires ont donc confirmé la confiance accordée aux fondateurs de Mediawan, Xavier Niel, Mathieu Pigasse et Pierre-Antoine Capton.

Les trois fondateurs comptent profiter des besoins des opérateurs télécoms en contenus audiovisuels exclusifs face à la montée en puissance des plates-formes over the top comme Netflix ou Amazon Prime. En s’emparant de plusieurs producteurs européens, Mediawan veut apporter des solutions tout à la fois à un opérateur souhaitant disposer d’une offre de contenus en ligne, et à Netflix ou Amazon, très demandeurs eux aussi de séries originales. Cette stratégie révèle en creux l’évolution du marché audiovisuel, où l’éditeur de chaînes est de moins en moins dominant, au profit des producteurs, qui détiennent les programmes phares permettant de distinguer une offre dans un univers où la consommation se morcelle à mesure que de nouvelles pratiques en ligne se développent. Les Américains, ayant le sens de la concision, qualifient cette évolution par une maxime : « Content is king », qui mobilise désormais tous les acteurs.

Les premiers concernés sont les opérateurs qui savent que l’intérêt commercial de leur offre d’accès à internet dépend de plus en plus de l’accès privilégié à des contenus afin de se différencier de la concurrence, de mieux connaître leurs clients et de ne pas être réduits au seul rôle de transporteur de services édités par d’autres, les plates-formes over the top en premier lieu. C’est ce qui explique aux États-Unis la procédure de rachat de Time Warner par AT&T ; ou bien encore, en France, les accords passés entre Free et Orange d’une part, Canal+ de l’autre (voir La rem n°41, p.91). C’est encore la stratégie de Patrick Drahi avec Altice Content (voir La rem n°40, p.45) et d’Orange avec OCS. L’opérateur historique a en effet annoncé, en mars 2017, avoir reconduit son accord avec HBO pour la diffusion en exclusivité des séries de l’américain en France, un élément essentiel pour fidéliser les 2,6 millions d’abonnés d’OCS et en recruter de nouveaux. Vivendi déploie la même stratégie : s’il favorise les alliances entre Canal+ et les opérateurs français, le groupe investit parallèlement dans les télécoms (Telecom Italia, Telefonica) et la production audiovisuelle (Banijay-Zodiack) pour profiter des mouvements actuels de convergence.

Dans ces mouvements de convergence, la fiction tient une place singulière et éminente, ce qui explique en partie le rachat d’AB Groupe par Mediawan. La fiction est en effet redevenue un programme phare grâce à l’internet. En effet, le développement des plates-formes de SVOD, mais aussi le succès du replay, favorisent la consommation de fictions au détriment des émissions de flux pour lesquelles une consommation différée est souvent moins pertinente. Et cette évolution se traduit aussi dans la programmation des chaînes : ces dernières avaient donné la priorité au flux au milieu des années 2000, et jusqu’à récemment encore, avec les talk-shows, la téléréalité ou le sport. Les soirées consacrées à la fiction étaient alors massivement monopolisées par les séries américaines (TF1 a pendant longtemps réalisé ses meilleures audiences en fiction avec Les Experts ou Mentalist). En 2016 et pour la première fois, la fiction française s’est imposée auprès du public face à la fiction américaine avec 82 des 100 meilleures audiences de fiction à la télévision selon le CNC.

La fiction française est un avantage concurrentiel pour les chaînes et le public y trouve un renouvellement des formats qu’il plébiscite. Ainsi, une mini-série comme Le Secret d’Élise, produite par TF1, a pu s’imposer parmi les meilleures audiences de l’année 2016, avec 8,4 millions de téléspectateurs en prime time, donnant à TF1 une image d’excellence. Elle renforce en même temps les services en ligne de la chaîne, puisque la série a engendré plus d’un million de vues en replay. Toutes les séries, aussi appréciées soient-elles, ne bénéficient pas de ces avantages. En effet, ce sont principalement les formats longs qui marquent l’identité de la chaîne grâce à leur diffusion en prime time, mais ils sont également les plus coûteux. France 2 a diffusé 70 % de fictions françaises en soirée en 2016, et TF1 40 %, alors que M6 dépend encore à 97 % des séries américaines pour les fictions en format long diffusées en soirée.

Cet engouement de tous les acteurs pour les fictions explique pourquoi la production est de plus en plus présentée comme un investissement stratégique, qu’il s’agisse d’une SPAC comme Mediawan ou de chaînes qui cherchent à diversifier leurs revenus. Ce sont ces motifs qui ont conduit à la prise de contrôle par ITV de Tetra Media Studio, l’un des grands producteurs français de séries, le 28 février 2017. La première chaîne privée britannique, à qui l’on doit la série culte Downton Abbey, signe ainsi son entrée sur le marché audiovisuel français en s’emparant de 65 % du capital de Tetra Media, producteur en France de séries comme Un village français sur France 3, Profilage sur TF1 ou Les Hommes de l’ombre sur France 2.

Tetra Media a accepté d’être racheté par ITV pour bénéficier des capacités de distribution sur le plan international dont dispose le britannique, alors que les séries locales, en langue originale, sont de plus en plus prisées sur les différents marchés nationaux comme alternative aux formats américains. Pour ITV, investir dans la production en France est aussi le moyen de conserver un accès au marché européen et au soutien à la production audiovisuelle en Europe, même après le Brexit. Ce rachat s’inscrit également dans la stratégie de la première chaîne privée britannique, qui a développé des activités de production et de distribution afin de dépendre moins de la publicité, dont la part dans le chiffre d’affaires du groupe est passée de 67 % en 2010 à 47 % en 2016.

Sources :

  • « Niel, Pigasse et Capton lancent leur véhicule financier d’un nouveau type », Marina Alcaraz, Les Echos, 13 avril 2016.
  • « Pour sa première acquisition, Mediawan choisit AB Groupe », Marina Alcaraz, Les Echos, 31 janvier 2017.
  • « Mediawan rachète Groupe AB et veut construire un leader européen de la fiction », E.R., Le Figaro, 31 janvier 2017.
  • « Un village français rejoint l’écurie de Downton Abbey », N.M., Les Echos, 1er mars 2017.
  • « Orange à l’offensive dans les contenus audiovisuels », Fabienne Schmitt, Les Echos, 23 mars 2017.
  • « Le succès de M6 dans la fiction française », Alexandre Debouté, Le Figaro, 12 avril 2017.
  • « Le départ du patron d’ITV, le « TF1 anglais », relance la spéculation sur une vente », Vincent Collen, N.M., Les Echos, 4 mai 2017.
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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