Satellites à propulsion électrique : la filière spatiale change de modèle

Offre de nouveaux services comme la connectivité en mobilité, modulation des tarifs et concurrence internationale, l’industrie spatiale européenne relève un double défi, technologique et commercial, pour rester en tête de la course.

Le lancement d’Eutelsat 172B est une première. Ce satellite de forte puissance (12 kilowatts) est à la fois le premier satellite de télécommunications tout électrique (voir La rem n°32, p.26) fabriqué en Europe et le premier de ce type à être lancé par la fusée Ariane 5, soit un investissement de 200 millions d’euros pour son commanditaire, l’opérateur français Eutelsat. Avec six semaines de retard sur le calendrier, à la suite d’une grève générale qui a bloqué l’ensemble des secteurs d’activité en Guyane du 20 mars au 21 avril 2017, le gros satellite tout électrique Eutelsat 172B, construit par Airbus Defense and Space, a été lancé avec succès le 1er juin 2017 depuis la base de Kourou. Avec ce 79e lancement consécutif réussi, Ariane 5, qui embarquait également un satellite de télécommunications américain ViaSat (ex-client de SpaceX), a battu son propre record en emportant plus de 10,8 tonnes en orbite de transfert géostationnaire. Comme prévu, Eutelsat 172B a atteint son orbite géostationnaire quatre mois après son lancement, le 11 octobre 2017, et il sera opérationnel à partir de novembre 2017.

Une fois séparé du lanceur et pour passer de l’orbite de transfert à son orbite géostationnaire définitive, un satellite tout électrique, équipé de panneaux solaires et de batteries au lithium stockant l’énergie – celles-ci sont utilisées 20 % du temps lors des passages à l’ombre – est propulsé par cinq moteurs, deux placés à l’extrémité de chacun de ses deux bras articulés et un autre fixé sur sa structure principale.

Servant jusqu’ici uniquement à corriger, le cas échéant, la trajectoire d’un satellite en position au cours de ses quinze années de vie utile, l’énergie électrique remplace désormais le carburant (l’ergol) pour la propulsion et la mise en orbite de l’engin spatial à 36 000 km de la Terre. Grâce à un poids réduit de 40 % (de 3 à 4 tonnes), sans carburant embarqué, un satellite tout électrique offre une charge utile, pour les équipements nécessaires à sa mission, équivalente à un gros satellite à propulsion chimique de puissance équivalente (de 5 à 6 tonnes). Plus cher à fabriquer mais deux fois plus léger, un satellite tout électrique permet soit d’économiser sur le prix du lancement, soit d’embarquer davantage de charge utile pour augmenter la puissance du satellite.

Les industriels européens rattrapent ainsi leur retard sur le constructeur américain Boeing, pionnier du 100 % électrique depuis 2012, mais pour des charges légères. Quatre satellites de cette nouvelle génération, commandés à Boeing à cette date, ont été lancés par son compatriote SpaceX en mars 2015 et en juin 2016. En mai 2017, le lanceur russe Soyouz a lui aussi embarqué depuis Kourou et, pour la première fois, un engin propulsé par l’électricité fabriqué par Boeing. Commandé par l’opérateur luxembourgeois SES, ce satellite de télécommunications SES-15 (de 2,3 tonnes) est destiné à fournir notamment des services de communication pour la navigation aérienne et maritime, avec une empreinte allant de l’Amérique du Nord et l’Amérique centrale aux Caraïbes et de l’Alaska aux îles Hawaï. En revanche, le lancement du prochain satellite tout électrique de l’opérateur luxembourgeois sera confié à Ariane 5, en 2021. Construit par Thales Alenia Space et figurant parmi les satellites les plus lourds lancés par la fusée européenne (plus de 6 tonnes), SES-17 assurera la connectivité en vol et des services de données, au-dessus du continent américain et de l’océan Atlantique.

La technologie européenne permet de remédier en partie au principal défaut de la propulsion électrique, à savoir un temps de latence passablement long entre le lancement et la mise en orbite. Un délai de plusieurs mois est en effet nécessaire au satellite électrique, une fois largué par la fusée, pour atteindre sa position orbitale définitive, tandis que deux semaines suffisent avec la propulsion chimique. La mise en orbite d’Eutelsat 172B a pris quatre mois, quand Boeing en demande encore sept. Cette réduction du temps de latence, très rentable pour les opérateurs, est le fruit de deux ans et demi de développement, par Airbus, de la propulsion électrique, dite plasmique, dix fois plus puissante que la propulsion électrique, dite ionique, proposée par Boeing. Durant cette phase intermédiaire de vol, Eutelsat 172B est surveillé depuis des postes de contrôle terrestres en France, à Toulouse, en Californie et en Australie.

Le principal client d’Eutelsat 172B est le japonais Panasonic Avionics Corporation qui fournira une connexion internet et des services vidéo aux passagers des compagnies aériennes reliant l’Amérique du Nord à l’Asie. Embarqué avec Eutelsat 172B, le satellite américain ViaSat-2 couvrira l’Amérique du Nord et servira les compagnies aériennes qui survolent l’Atlantique Nord. À l’horizon 2025 et à l’échelle de la planète, le nombre d’avions qui abandonneront leurs installations vidéo à bord pour offrir à leurs clients une connexion internet pour tablette et smartphone pourrait être multiplié par dix (2 700 en 2016), dont un tiers en Asie.

Outre l’offre internet pour les lignes aériennes, les opérateurs de satellites visent plus largement le marché de la connectivité, d’une part, dans les « zones blanches », régions dénuées d’infrastructures pour l’internet fixe ou mobile, et d’autre part, en mobilité, pour le transport maritime, les trains, les camions, les voitures. À ce jour, la connexion internet ne représente que 12 % du chiffre d’affaires d’Eutelsat dont l’activité principale reste la diffusion de chaînes de télévision. La concurrence promet d’être vive sur ce nouveau marché avec des solutions alternatives sur lesquelles planchent les géants de l’internet, Loon d’Alphabet (ballons gonflés à l’hélium) et Aquila de Facebook (drone à énergie solaire), ainsi que OneWeb, projet de constellation de 900 microsatellites placés en orbite basse (voir La rem n°33, p.21 et n°37, p.34), sans oublier Blue Origin, société créée par Jeff Bezos, patron d’Amazon, qui développe un lanceur réutilisable baptisé New Glenn et compte Eutelsat, premier opérateur de satellites européen, comme client inaugural pour le lancement d’un satellite géostationnaire, à l’horizon 2021. Après que la société américaine SpaceX, dirigée par Elon Musk, est parvenue à plusieurs reprises à ramener sur Terre le premier étage de sa fusée (voir La rem n°41, p.30), le lanceur Falcon-9 a pu réutiliser avec succès cette partie, la plus chère à fabriquer, lors de la mise en orbite d’un satellite du luxembourgeois SES en mars 2017. Quelques mois plus tard, SpaceX signe une autre victoire, en parvenant cette fois à faire revenir sur Terre le premier étage recyclé d’une fusée en octobre 2017.

Le marché des satellites – fabrication, lancement, équipements au sol et services – a doublé en dix ans, pour atteindre aujourd’hui 210 milliards de dollars, selon la Satellite Industry Association. À partir de 2020, plus de la moitié des satellites pourraient être tout électriques. Pour l’heure, sur les quinze commandes de satellites de forte puissance de ce type faites au niveau mondial, les européens Airbus et Thales Alenia Space en ont remporté neuf, les six autres allant aux américains Boeing et Loral.

2020 est également l’année prévue (le 16 juillet précisément) pour le tir inaugural d’Ariane 6, lanceur européen de nouvelle génération fabriqué par ArianeGroup (anciennement Airbus Safran Launchers) (voir La rem n°36, p.20 et n°41, p.30). Un premier contrat de lancement a été signé, en septembre 2017, par la Commission européenne et l’ESA (Agence spatiale européenne), concernant quatre satellites qui compléteront la constellation Galileo, système de navigation européen (voir La rem n°41, p.29), programmés fin 2020 et mi-2021.

Sources :

  • « Satellites : Eutelsat utilisera le lanceur New Glenn de Jeff Bezos », AFP, tv5monde.com, 7 mars 2017.
  • « Arianespace annonce deux contrats de lancement avec l’opérateur satellitaire SES », AFP, tv5monde.com, 12 mars 2017.
  • « Lancement en avril du premier satellite tout électrique européen », AFP, tv5monde.com, 15 mars 2017.
  • « Pour la première fois, SpaceX lance avec succès une fusée déjà utilisée », Dominique Gallois, Le Monde, 31 mars 2017.
  • « Soyouz met en orbite un satellite géostationnaire 100 % électrique », AFP, tv5monde.com, 19 mai 2017.
  • « La bataille de l’espace se joue aussi avec les satellites », Dominique Gallois, Le Monde, 30 mai 2017.
  • « Arianespace va lancer le premier satellite tout électrique européen », Anne Bauer, Les Echos, 1er juin 2017.
  • « Les satellites électriques offrent plus de flexibilité aux opérateurs », AFP, tv5monde.com, 2 juin 2017.
  • « Arianespace efface la crise guyanaise », Philippe Escande, Le Monde Économie, LeMonde.fr, 2 juin 2017.
  • « La future Ariane 6 consacrée par un premier contrat de lancement de satellites », AFP, tv5monde.com, 14 septembre 2017.
  • « Pari gagné pour le satellite à propulsion électrique d’Airbus », Anne Bauer, Les Echos, 12 octobre 2017.
  • « Lancement et atterrissage réussis d’une fusée recyclée de SpaceX », AFP, tv5monde.com, 12 octobre 2017.
Ingénieur d’études à l’Université Paris 2 - IREC (Institut de recherche et d’études sur la communication)

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