À vendre : la presse française reconfigurée

Czech Media Invest et Reworld Media sont en train de s’imposer dans le paysage de la presse française alors que les acteurs historiques y renoncent progressivement. L’enjeu est majeur car, à chaque fois, la question est posée de l’indépendance et de la qualité de l’offre éditoriale future.

L’annonce, en février 2018, de la cession de VSD par Prisma Media à l’homme d’affaires Georges Ghosn, ancien propriétaire de France Soir, ne laissait pas présager de la reconfiguration accélérée qui allait affecter la presse française. VSD, l’hebdomadaire très grand public que son nouveau propriétaire compte transformer en mensuel, quitte certes le giron de Prisma Media, mais la filiale allemande du groupe Prisma (Bertelsmann) reste bien implantée en France et s’impose paradoxalement comme l’un des derniers pôles de stabilité dans la presse magazine.

En effet, le désengagement des acteurs historiques du marché de la presse magazine semble irréversible en France. Fragilisé parce que son chiffre d’affaires est en baisse depuis 2015, Mondadori France était certes vendeur début 2018, mais pas à n’importe quelles conditions. Refusant de brader des marques fortes, Mondadori France avait ainsi proposé à Lagardère et au Groupe Marie Claire une alliance pour faire émerger en France un géant de la presse magazine susceptible de bénéficier de plus importantes économies d’échelle (voir La rem n°46-47, p.36). Ce projet aura buté sur la volonté du groupe Lagardère de se séparer de ses activités médiatiques les moins rentables pour se recentrer sur l’édition et le travel retail. Ainsi, le 18 avril 2018, Lagardère annonçait être entré en négociations exclusives avec le groupe Czech Media Invest pour lui céder la plupart des titres magazines qu’il détient encore, le désengagement de la presse magazine ayant été enclenché par Lagardère en 2001 (voir La rem n°29, p.31).

Si l’opération n’était pas encore finalisée fin 2018, il reste qu’elle impose Czech Media Invest dans le paysage de la presse magazine française, le pôle Lagardère représentant 700 salariés et 250 millions d’euros de chiffre d’affaires. D’ailleurs, Lagardère poursuit depuis le démantèlement de Lagardère Active : il est entré, le 8 novembre 2018, en négociations exclusives avec le Groupe Les Echos-Le Parisien pour lui céder boursier.com, lequel viendra donc renforcer l’expertise sur les marchés boursiers du groupe de presse détenu par LVMH, le Groupe Les Echos – Le Parisien étant notamment l’éditeur d’Investir. Le 31 janvier 2019, Lagardère est par ailleurs officiellement entré en négociations exclusives avec le Groupe M6 pour lui céder son pôle télévision, excepté la chaîne musicale Mezzo, soit l’ensemble de ses chaînes jeunesse (Gulli, CanalJ et Tiji) et les chaînes MCM Top, MCMC RFM TV et Elle Girl TV.

De son côté, Czech Media Invest poursuit son implantation sur le marché français. Après le rachat à Lagardère de Elle, de Version Femina, de France Dimanche, de Public, d’Ici Paris, de Télé 7 Jours pour une cinquantaine de millions d’euros selon les estimations de la presse, Czech Media Invest s’est emparé de Marianne en juillet 2018. Mais l’annonce la plus spectaculaire a été divulguée dans le journal Le Monde. Le 17 octobre 2018, le quotidien révélait l’ouverture de négociations exclusives entre Czech Media Invest et Le Nouveau Monde (LNM), structure qui représente la part de capital de Mathieu Pigasse au sein du Monde Libre, holding de contrôle du Monde et de L’Obs. Si Mathieu Pigasse était à l’origine vendeur de la totalité de sa participation, la presse indiquait qu’il était confronté au remboursement de dettes arrivant à échéance. C’est finalement une participation minoritaire dans le Nouveau Monde qui aura été cédée en octobre 2018, à savoir 49 % du capital. Par cette opération, Mathieu Pigasse reste le cogérant du Monde Libre, aux côtés notamment de Xavier Niel. Le Monde Libre représente 75 % du capital du Groupe Le Monde et inclut les participations de Mathieu Pigasse, de Xavier Niel, de Prisa et des ayants droit de Pierre Bergé. Le pacte d’actionnaires du Monde Libre limite par ailleurs le contrôle de la holding aux seules participations de Mathieu Pigasse et de Xavier Niel, ce qui renforce l’importance de la prise de participation de Czech Media.

Il va sans dire que la nouvelle a ému la rédaction, qui n’avait pas été avertie par Mathieu Pigasse. C’est donc pour éviter que Czech Media puisse peser sur l’avenir du journal sans avoir au préalable obtenu l’approbation de Xavier Niel ni celle des journalistes du Monde qui, via le pôle d’indépendance, détiennent 25 % de la société éditrice du Monde (voir La rem n°17, p.63), qu’un dispositif spécial a été négocié fin octobre 2018 entre les actionnaires et le pôle d’indépendance. À l’avenir, tout changement de contrôle au sein du Monde devra faire l’objet d’un « droit d’agrément » de Mathieu Pigasse, de Xavier Niel, ainsi que du Pôle d’indépendance.

En cas de rachat de la totalité du capital détenu par Mathieu Pigasse, le nouvel actionnaire n’aura donc aucune garantie de pouvoir peser sur les destinées du groupe. Toutefois, avec une grande partie des titres de la presse magazine de Lagardère, avec une participation significative dans Le Nouveau Monde et avec le contrôle de Marianne, Czech Media Invest est en train de s’imposer comme un acteur majeur de la presse en France. Prisa est par ailleurs vendeur de sa participation dans Le Monde. Si d’aventure Czech Media Invest venait à la racheter, il ne prendrait pas pour autant le contrôle stratégique du quotidien, mais il sera difficile pour les journalistes comme pour les actionnaires de contrôle de ne pas entendre la voix d’un actionnaire majeur.

Czech Media Invest n’est pas le seul groupe à vouloir profiter de la mutation de la presse française et du retrait de ses acteurs historiques. Créé en 2012, Reworld Media (voir La rem n°36, p.30) est sur le point de devenir le numéro 1 de la presse magazine en France. En effet, après les rachats de Marie France en janvier 2013 au Groupe Marie Claire, ceux de Télé Magazine et Vie Pratique au groupe Springer en juin 2013, puis des huit titres rachetés un euro symbolique à Lagardère en avril 2014 (Auto Moto, Be, Maisons et travaux, Pariscope…) (voir La rem n°30, p.29), Reworld Media est parvenu à convaincre le groupe italien Mondadori de lui céder les actifs de Mondadori France.

Pourtant, Reworld n’était pas le candidat favori, Mondadori France ayant essayé de trouver avec Lagardère et le Groupe Marie Claire un moyen de mieux valoriser ses actifs (voir La rem n°46-47, p.36). La cession des titres de Lagardère à Czech Media Invest aura sans doute conduit Mondadori France à accepter d’entrer en négociations exclusives avec Reworld Media en septembre 2018. Si Mondadori espérait 80 millions d’euros pour sa filiale française, déficitaire, le montant de la transaction devrait s’établir autour de 50 millions d’euros. C’est une dépréciation massive de l’actif qui est constatée, Mondadori France étant issu du rachat des titres d’Emap France en 2006 pour 545 millions d’euros.

En quittant la presse hexagonale et en cédant ses actifs à Reworld Media, Mondadori permet la création du nouveau leader français de la presse magazine. Les deux groupes réunis devraient représenter un chiffre d’affaires de près de 500 millions d’euros. En effet, derrière Lagardère et Prisma, Mondadori France est le numéro 3 de la presse magazine française avec 312,6 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2017. En comparaison, Reworld Media a réalisé 186 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2017. Mais les indicateurs sont à la baisse chez Mondadori France quand le chiffre d’affaires est en hausse chez Reworld Media (+ 17 %), et les bénéfices au rendez-vous avec 8 millions d’euros d’excédent brut d’exploitation, + 7 % sur un an. Cette performance est due en grande partie à la stratégie de Reworld Media qui « numérise » les marques de presse, les activités numériques représentant désormais 74 % du chiffre d’affaires du groupe.

Le modèle d’affaires de Reworld Media est de ce point de vue nouveau dans la presse magazine. Le groupe réduit massivement la taille des rédactions afin de diminuer les coûts, au point souvent de supprimer complètement les rédactions pour déléguer la production éditoriale à des agences qui fournissent des magazines prêts à imprimer. À titre d’exemple, lorsque Reworld Media a pris le contrôle effectif des titres de Lagardère en 2015, seuls 78 salariés sur 150 ont rejoint le groupe. Un an plus tard, il n’en restait plus que 9, selon une information citée par Le Figaro qui indique que seul Auto Moto est encore réalisé par des journalistes salariés. Le reste des titres est sous-traité ou le contenu est produit par des rédacteurs chargés également des offres publicitaires de brand content. Pour générer une partie de son chiffre d’affaires, Reworld Media compte en effet sur la publicité de marque, les opérations spéciales et la génération de clics grâce à la régie Trade Doubler, au capital de laquelle le groupe est entré en 2015. L’autre partie de l’activité du groupe repose sur l’événementiel et le e-commerce, rendus possibles par l’exploitation des communautés que les titres rachetés ont pu construire dans le temps grâce à leurs contenus. Alors que la communauté se délite et que la marque de presse se dégrade faute d’investissements dans l’éditorial, Reworld peut être tenté d’abandonner les titres, comme Be qui a arrêté la diffusion papier en 2015 et qui survit péniblement en version numérique. Avec le rachat des titres de Mondadori France, dont Grazia qui était le concurrent direct de Be, l’ancien magazine féminin du groupe Lagardère est donc très probablement condamné.

L’inquiétude des salariés de Mondadori France est grande, 700 salariés en CDI étant concernés par le rachat, sans compter les pigistes auxquels la presse magazine a recours. Si Reworld Media indique l’intérêt de son groupe pour l’expertise éditoriale des journalistes de Mondadori, il reste que ce sont surtout les marques qui sont stratégiques dans son modèle d’affaires. Or Mondadori France en dispose : GraziaTélé StarScience&VieBibaCloserDr Good ! En créant le nouveau numéro 1 de la presse magazine en France, l’opération pourrait donc bien changer très profondément le paysage de la presse magazine. En effet, c’est la nature même de son offre, donc aussi sa qualification, qui sont potentiellement remises en question.

Sources :

  • « Presse : Mondadori racheté par Reworld Media », Chloé Woitier, Le Figaro, 2 septembre 2018.
  • « Reworld Media bien placé pour racheter Mondadori France », Fabienne Schmitt, Les Echos, 4 septembre 2018.
  • « Reworld Media en passe de racheter Mondadori France », F. Sc., Les Echos, 28 septembre 2018.
  • « Mondadori, OPA en Suède : Reworld monte au créneau », Nicolas Madelaine, Marina Alcaraz, Les Echos, 15 octobre 2018.
  • « Le milliardaire tchèque Kretinsky négocie son entrée dans le groupe de Matthieu Pigasse, actionnaire du Monde », François Bougon, Alexandre Piquard, Blaise Gauquelin, lemonde.fr, 17 octobre 2018.
  • « Daniel Kretinsky met un pied dans Le Monde », Chloé Woitier, Le Figaro, 18 octobre 2018.
  • « Un milliardaire tchèque s’invite au capital du Monde », Nicolas Madelaine, Fabienne Schmitt, Les Echos, 18 octobre 2018.
  • « Les salariés de Mondadori se mobilisent contre leur rachat », Chloé Woitier, Le Figaro, 19 octobre 2018.
  • « Le Monde : les salariés sur la voie d’obtenir un droit de véto », Nicolas Madelaine, Les Echos, 26 octobre 2018.
  • « Le Monde : Pigasse s’explique sur la vente de 49 % de sa participation à Daniel Kretinsky », Chloé Woitier, Le Figaro, 26 octobre 2018.
  • « Boursier.com bientôt dans l’escarcelle du Groupe Les Echos-Le Parisien », F. Sc., Les Echos, 9 novembre 2018.
  • « M6 rachète l’ensemble du pôle TV de Lagardère », Caroline Sallé, Le Figaro, 1er février 2019. 
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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