En contournant l’App Store ou le Play Store pour éviter la commission des magasins d’applications, Spotify, Netflix ou Epic Games rappellent que le contenu est roi sur internet, malgré la domination des plateformes.
En lançant Apple Music en 2015 (voir La rem n°36, p.56), le groupe Apple a confirmé miser sur les services pour diversifier son chiffre d’affaires, fortement dépendant des ventes d’iPhone. Mais il a en même temps ouvert un espace nouveau pour les contestataires qui reprochent à son magasin d’applications le montant de ses commissions et ses effets anti-concurrentiels.
Concernant le montant des commissions, la grogne est apparue dès 2011 et l’autorisation de commercialiser des applications sur abonnement dans l’App Store. En devenant mensuelle, la commission de 30 % prélevée par Apple sur chaque mensualité a été dénoncée. À l’époque, la presse s’est massivement mobilisée, avec le Financial Times en fer de lance de la contestation. Le quotidien britannique a finalement proposé une application hors App Store (voir La rem n°21, p.17). En se multipliant, ces contestations ont conduit Apple à moduler sa commission sur les abonnements à partir de juin 2016, la commission passant de 30 à 15 % dès la deuxième année d’abonnement. Apple préfère prélever moins s’il a la garantie de revenus récurrents plutôt que d’être confronté à des phénomènes trop massifs de contournement.
La deuxième contestation porte sur les effets anti-concurrentiels de la commission sur l’App Store quand elle concerne des acteurs en concurrence avec d’autres services édités par Apple. Ce fut le cas en 2015 avec le lancement d’Apple Music, qui est venu concurrencer le leader Spotify sur l’App Store. Vendu 12,99 dollars par mois sur l’App Store, l’abonnement à Spotify est facturé 9,99 dollars hors App Store. Le surcoût lié à la commission sur l’Apple Store avantage dès lors Apple Music qui devient plus compétitif. En réponse, Spotify a demandé aux utilisateurs d’iPhone de s’abonner à son application directement depuis son site et de contourner ainsi l’App Store (voir La rem n°41, p.67). Enfin, associé à Deezer pour l’occasion, Spotify a par ailleurs saisi la Commission européenne en décembre 2017 sur les « pratiques déloyales » des éditeurs de magasins d’applications pour smartphones.
Face à ces contestations, la réponse d’Apple est restée identique dans le temps. L’App Store donne accès à un marché potentiel d’un milliard d’utilisateurs de terminaux Apple, ce qui justifie une facturation. Enfin, les magasins sont des facilitateurs de transactions car ils permettent de payer sans devoir redonner son numéro de carte bancaire, tout en garantissant un niveau élevé de sécurité. Pour les premiers intéressés, cette intermédiation vaut bien 30 %, que ce soit sur l’App Store d’Apple ou le Play Store de Google. Elle est aussi très rentable car il s’agit quasiment de marge pure, les magasins d’applications s’apparentant à des places de marché. Ainsi, entre 2010 et 2017, l’App Store aurait engendré 130 milliards de dollars selon App Annie, dont 40 milliards de dollars de commissions. Lancé en 2012, le Play Store cumulerait, en août 2018, 95 milliards de dollars de chiffre d’affaires, dont 30 % ont été reversés à Google. Mais cette rente est de plus en plus dénoncée, notamment par les premiers contributeurs au chiffre d’affaires des magasins d’applications, ce qui change complètement la donne.
Après Spotify, d’autres applications encore plus rentables ont franchi le pas du contournement des commissions prélevées par les magasins d’applications. Le 9 août 2018, Epic Games, éditeur du super-succès planétaire Fortnite, décidait de lancer sur smartphone Android son jeu vidéo aux 125 millions de joueurs, après l’avoir déjà proposé sur PC, sur console et sur l’App Store. Mais pour disposer de Fortnite sur Android, il faut aller télécharger sur le site d’Epic Games un lanceur qui permet ensuite d’installer l’application sur son smartphone sans passer par le Play Store. Comme Fortnite se rémunère par des bonus payants, ces microtransactions échappent à la commission prélevée par Google. D’ailleurs ce dernier n’a pas manqué de dénoncer publiquement une faille de sécurité dans le lanceur Fortnite pour Android, faille qui aurait été évitée si le téléchargement de l’application s’était effectué directement depuis le Play Store…
Fortnite n’est pas le seul service dissident. Le site américain TechCrunch révélait au même moment que Netflix testait dans 33 pays l’abonnement direct à son service, rendant impossible un abonnement depuis son application pour iPhone. La même démarche avait été entreprise en mai 2018 sur le Play Store. Or, Netflix est la troisième application la plus rémunératrice de l’App Store, et la première, si l’on exclut du périmètre les jeux vidéo. Selon Sensor Tower cité par Les Echos, Netflix aurait généré 853 millions de dollars sur l’App Store en 2018, dont 256 millions de commissions pour Apple. Le contournement par Netflix de la commission d’Apple est donc potentiellement menaçant pour la santé de l’App Store, ce qui était moins le cas lors de la fronde menée par Spotify. Techniquement, Netflix gère depuis son site web le prélèvement automatique et délivre des identifiants qui débloquent ensuite son application pour iPhone.
Certes, tous les éditeurs d’applications ne pourront pas s’offrir le luxe de contourner l’App Store ou le Play Store, qui sont effectivement des places de marché extrêmement performantes. En revanche, certains éditeurs ou services bénéficiant d’une très forte notoriété peuvent contourner ces places de marché, tels Spotify, Fortnite ou Netflix. Tant que ces stratégies restent isolées, la pérennité des magasins d’applications ne semble pas menacée. Elle pourrait en revanche le devenir si tous les services les plus plébiscités franchissaient le pas du contournement. Les magasins d’applications resteront alors essentiels pour les seules applications et éditeurs qui, ne disposant pas de la notoriété suffisante, ont encore besoin d’un référencement sur ces plateformes pour toucher un large public.
Sources :
- « Netflix, Fortnite et Spotify désertent l’App Store et Google Play », Elsa Bembaron, Le Figaro, 22 août 2018.
- « La grogne monte contre les magasins d’applications », Sébastien Dumoulin, Les Echos, 23 août 2018.
- « L’avertissement de Google sur Fortnite », Sébastien Dumoulin, Les Echos, 28 août 2018.
- « L’impossible révolte contre les magasins d’applications de Google et d’Apple », Sébastien Dumoulin, Nicolas Richaud, Les Echos, 16 octobre 2018.
- « Netflix s’émancipe de l’AppStore pour contourner la « taxe Apple » », Nicolas Richaud, Les Echos, 3 janvier 2019.