La « tech » saisie par la géopolitique

Tout a commencé par une simple question de concurrence. L’un des principaux fabricants mondiaux de puces électroniques, Qualcomm, annonçait en octobre 2016 le rachat du néerlandais NXP pour 39 milliards de dollars, un montant porté à 44 milliards de dollars en février 2018. L’opération se traduisait par une consolidation du secteur. Le groupe Qualcomm, spécialisé dans la conception de semi-conducteurs pour la connectivité 3G et 4G, complétait avec NXP son portefeuille d’activités avec la connectivité automobile et l’internet des objets. Les activités étant complémentaires, la plupart des autorités de concurrence des pays concernés par le rachat ont donné leur accord, que ce soit aux États-Unis, en Corée du Sud ou en Europe, laquelle n’a pas cherché à empêcher le rachat de l’un de ses champions. Mais l’opération va finalement échouer. Après avoir repoussé au 25 juillet 2018 la date limite d’obtention de l’accord par les autorités chinoises de la concurrence, Qualcomm a dû se résoudre à mettre fin à son projet. La Chine n’a pas répondu, ce silence valant condamnation du rachat parce que Qualcomm est trop présent en Chine pour se passer de son autorisation. C’est qu’entre-temps, de simple enjeu techno-économique la question des semi-conducteurs s’est transformée en un véritable enjeu géopolitique.

DE SIMPLE ENJEU TECHNO-ÉCONOMIQUE LA QUESTION DES SEMI-CONDUCTEURS S’EST TRANSFORMÉE EN UN VÉRITABLE ENJEU GÉOPOLITIQUE

En effet, le 6 novembre 2017, le groupe singapourien Broadcom formulait une offre publique d’achat (OPA) hostile sur Qualcomm, pour 130 milliards de dollars, ce qui devait donner naissance au numéro 3 mondial derrière l’américain Intel et le coréen Samsung. Le 12 mars 2018, le président américain Donald Trump bloquait le rachat à la suite d’un avis négatif du Committee on Foreign Investment into the United States (CFIUS). L’absence de réponse des autorités chinoises de concurrence au rachat de NXP par Qualcomm a pu être interprétée comme une mesure de rétorsion après la décision du président américain. La géopolitique l’emporte alors sur la seule économie. En effet, le CFIUS n’est pas conduit à statuer sur des critères économiques, mais bien sur des critères politiques, puisqu’il émet des recommandations sur les projets de rachat de sociétés américaines en prenant en compte leurs enjeux pour la sécurité nationale. Son objectif est de faire en sorte que les technologies stratégiques américaines ne tombent pas entre les mains d’acteurs pouvant desservir les intérêts nationaux.

EN PERDANT QUALCOMM, LES ÉTATS-UNIS LAISSAIENT L’AVANTAGE AUX ENTREPRISES ASIATIQUES

Dans l’affaire Qualcomm, le CFIUS a ainsi estimé qu’en cas de rachat par Broadcom, les investissements de Qualcomm en recherche et développement (R&D) auraient été pénalisés, freinant ainsi la capacité des États-Unis à conserver un rôle majeur dans le déploiement de la 5G. Or, la 5G est un nouveau réseau mobile qui doit structurer l’organisation future des entreprises et concernera aussi les forces armées. En perdant Qualcomm, les États-Unis laissaient l’avantage aux entreprises asiatiques, dont Broadcom, mais également les entreprises chinoises. Autant dire qu’avec l’échec du rachat de Qualcomm par Broadcom, comme celui de NXP par Qualcomm, la consolidation du marché mondial des semi-conducteurs semble désormais figée par la géopolitique.

LONGTEMPS CARACTÉRISÉE PAR UN CERTAIN ANGÉLISME À L’ÉGARD DE LA CHINE, LA DIPLOMATIE AMÉRICAINE A PRIS UN VIRAGE RADICAL

La question des semi-conducteurs a surgi au cœur de l’opposition Chine-États-Unis, à laquelle s’ajoutent les futurs réseaux 5G. Longtemps caractérisée par un certain angélisme à l’égard de la Chine, la diplomatie américaine a pris un virage radical avec l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, qui reproche à la Chine d’être la cause du déficit commercial américain. La Chine ne respecterait pas les règles de l’OMC, en se considérant notamment comme un pays en voie de développement, alors qu’elle est désormais la deuxième puissance économique mondiale. Elle pratiquerait le vol de technologies parce qu’elle ne respecte pas la propriété intellectuelle et oblige, sous couvert d’autorisations réglementaires, à des transferts de technologies imposés dans la plupart des opérations d’investissement direct étranger. S’ajoute un marché chinois trop peu ouvert à la concurrence, avec une intervention systématique de l’État à travers les entreprises publiques et le financement des entreprises privées à coups de subventions massives. De partenaire stratégique, la Chine est ainsi en train de devenir le meilleur ennemi des États-Unis, lesquels reconnaissent à cette occasion qu’ils ont perdu le monopole de la puissance à l’échelle internationale.

DE PARTENAIRE STRATÉGIQUE, LA CHINE EST AINSI EN TRAIN DE DEVENIR LE MEILLEUR ENNEMI DES ÉTATS-UNIS

La Chine fut en effet l’un des alliés stratégiques des États-Unis à la fin de la guerre froide. Avec la visite de Richard Nixon en Chine en 1972 et l’établissement de premières relations commerciales entre les États-Unis et la Chine, le bloc communiste a été une première fois fissuré. La Chine prendra d’ailleurs très vite ses distances avec Moscou et s’ouvrira définitivement au marché dès 1978 et l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping. Si Deng Xiaoping ne remet pas en cause le monopole du parti sur la société chinoise, il encadrera en revanche les possibilités d’exercice autoritaire du pouvoir en limitant à dix ans l’exercice du pouvoir suprême et en imposant la collégialité. Il assouplira le contrôle de l’économie et de la société, ce qui n’empêchera pas la répression de la place Tienanmen en 1989.

Enfin, il redonnera à la Chine un véritable statut sur la scène internationale, grâce à une diplomatie non agressive. Les années 1980 et 1990 seront ainsi des années de développement économique sans précédent pour la Chine, grâce aux investissements étrangers et à son insertion dans les flux de la mondialisation, laquelle se concrétisera par l’entrée de la Chine à l’OMC (Organisation mondiale du commerce) en 2001. Dans les années 2000, elle s’impose comme une grande puissance économique et commence à faire monter en gamme son industrie. En 2008, la Chine fait la démonstration de sa puissance lors des Jeux olympiques qu’elle organise et elle devient un acteur central de la mondialisation avec son plan de relance qui atténuera les conséquences de la crise financière née aux États-Unis avec la faillite de Lehman Brothers. Depuis, la Chine déploie des ambitions nouvelles qui remettent en cause l’ordre mondial issu de l’effondrement de l’Union soviétique.

LA CHINE DÉPLOIE DES AMBITIONS NOUVELLES QUI REMETTENT EN CAUSE L’ORDRE MONDIAL ISSU DE L’EFFONDREMENT DE L’UNION SOVIÉTIQUE

À partir des années 1990, les États-Unis se retrouvent être la seule super-puissance planétaire et voient dans la mondialisation économique le levier de la démocratisation progressive des derniers États autoritaires, dans une inspiration très proche des thèses de Francis Fukuyama dans La fin de l’histoire et le dernier homme (1992). Il faudra attendre la présidence de Barack Obama pour que les premières inquiétudes se manifestent publiquement quand la Chine entreprendra de construire sept îles artificielles pour revendiquer le contrôle de 90 % des eaux de la mer de Chine, imposant son diktat aux pays voisins et à l’ONU. L’Amérique laissera faire alors que l’US Navy croisait encore dans le détroit de Taïwan à la fin des années 1990. Avec Donald Trump, les États-Unis semblent décidés à mieux se défendre et ont identifié la nouvelle menace à travers Xi Jinping, président de la République populaire de Chine depuis mars 2013 et, semble-t-il, président à vie puisque le parlement chinois a aboli en mars 2018 la limitation des mandats présidentiels mise en place par Deng Xiaoping.

AVEC LE PLAN « MADE IN CHINA 2025 », LA CHINE FAIT DE DIX SECTEURS INDUSTRIELS UNE PRIORITÉ AFIN DE DEVENIR UNE PUISSANCE TECHNOLOGIQUE AUTONOME

Pour Xi Jinping, la fin de l’histoire ne correspond pas à la démocratisation progressive de la Chine par les forces du marché, mais bien à l’affirmation imposée de la puissance chinoise dans le monde. Et cette ambition passe en interne par le renforcement du Parti communiste, du capitalisme d’État, de la censure et du contrôle idéologique, à l’opposé des anticipations optimistes des hérauts de la mondialisation. À l’échelle internationale, cette ambition s’incarne dans deux grands projets fondateurs : celui des nouvelles routes de la soie, qui permet à la Chine de prendre position dans de nombreux pays et d’en faire des alliés au sein des organisations internationales ; et celui nommé « Made in China 2025 », le premier d’une étape de montée en gamme de l’industrie chinoise visant à détrôner les États-Unis de la première place mondiale en 2049, pour le centenaire de la République populaire. Avec le plan « Made in China 2025 », la Chine fait de dix secteurs industriels une priorité afin de devenir une puissance technologique autonome : la robotique, la voiture électrique, l’informatique, le matériel électronique, etc. Parmi ces secteurs, ceux des semi-conducteurs et des télécommunications vont être au cœur de la confrontation avec les États-Unis.

Masquée dans un premier temps par la volonté du président américain de réduire le déficit commercial avec la Chine, l’arme des taxes douanières étant largement mobilisée pour obtenir une ouverture du marché chinois et le respect de la propriété intellectuelle, la question des semi-conducteurs et des télécommunications va s’imposer dès la fin 2018. Après l’interdiction du rachat de Qualcomm par Broadcom, ce sont les entreprises chinoises qui vont être directement visées. En avril 2018, la Federal Communications Commission (FCC) interdira les ventes de matériel Huawei et ZTE (Zhongxing Telecommunication Equipment Company Limited), les premier et quatrième équipementiers au monde, tous deux chinois, aux différents opérateurs américains. Selon la FCC, leurs équipements peuvent être utilisés par l’État chinois et menacer à ce titre les réseaux de communication américains. Une décision officielle vient donc confirmer ce qu’un rapport du Congrès dénonçait déjà en 2012. Au même moment, le Département du commerce américain interdisait pendant sept ans toutes les exportations de composants d’origine américaine devant être intégrés dans des équipements ZTE, reconnu coupable d’avoir violé l’embargo américain contre l’Iran et la Corée du Nord. ZTE avait déjà plaidé coupable en 2016 et s’était acquitté d’une première amende de 1,2 milliard de dollars.

Mais, entre-temps, la justice américaine a constaté que ZTE n’avait pas sanctionné les coupables au sein du groupe et avait même octroyé des bonus à certains employés impliqués dans la violation de l’embargo. La sanction est très dure puisque le groupe chinois dépend des composants américains qui représentent 25 % à 30 % de ses besoins, ce qui l’a conduit à mettre fin à ses activités de production, celles des smartphones notamment. Le dossier va ensuite devenir politique. Dans les négociations entre la Chine et les États-Unis, Donald Trump trouvera un arrangement avec Xi Jinping, permettant à ZTE d’importer de nouveau des composants américains afin de poursuivre son activité, en contrepartie d’une nouvelle amende d’un milliard de dollars et de changements dans la composition de son conseil d’administration. Pour la Chine, l’affaire ZTE a rendu d’autant plus stratégique le plan « Made in China » que l’avancée des États-Unis dans certains secteurs technologiques pouvait être un moyen rapide d’enrayer la trajectoire souhaitée pour le pays.

LA DIPLOMATIE AMÉRICAINE VA INTERNATIONALISER SA CROISADE CONTRE LA PRÉDATION TECHNOLOGIQUE CHINOISE ET LES RISQUES POUR LA SÉCURITÉ NATIONALE

Cet avantage américain face à la nouvelle menace chinoise va ensuite être mobilisé de manière beaucoup plus stratégique, l’affaire ZTE remontant finalement à 2016. Le 19 juin 2018, le Sénat a proposé de revenir sur l’autorisation d’exportation de composants pour ZTE dans un amendement sur mesure de la nouvelle loi d’autorisation de la défense nationale (NDAA). Une semaine plus tard, la presse américaine révélait que le Département du Trésor comptait mobiliser un texte de 1977 permettant au président, « en cas de menace inédite et extraordinaire », de prendre des mesures contre l’investissement d’origine chinoise aux États-Unis dans le secteur technologique. Son objectif est d’interdire toute prise de participation par des capitaux publics ou privés chinois de plus de 25 % du capital d’une entreprise technologique américaine, à charge pour le CFIUS de signaler ce type d’opération. Ce dernier a vu également ses prérogatives étendues en août 2018, le Congrès ayant voté une loi proposée par l’administration Trump qui élargit le périmètre du CFIUS à toutes les transactions, même minoritaires, pouvant permettre à une entreprise étrangère d’accéder à des technologies dites critiques.

La diplomatie américaine va également internationaliser sa croisade contre la prédation technologique chinoise et les risques pour la sécurité nationale. Cette croisade va s’illustrer dans le secteur des équipements télécoms où l’avance technologique de Huawei et sa compétitivité présenteraient, pour les États-Unis, des risques de domination par la Chine des technologies stratégiques. Numéro 1 mondial des équipementiers et numéro 2 mondial sur le marché du smartphone, Huawei est l’acteur chinois qui devrait jouer un rôle majeur dans le déploiement planétaire de la 5G, une technologie censée transformer en profondeur l’organisation de l’économie. L’entreprise est exemplaire du capitalisme chinois. Elle a été fondée en 1987 par Ren Zhengfei, un ancien de l’armée chinoise.

La société affiche une croissance rapide sur le marché chinois, porté par les plans d’investissement nationaux dans les télécommunications, ce qui lui permettra dans un second temps de se déployer à l’échelle internationale dès les années 2000. Huawei sera alors aidée par l’État chinois à travers la China Development Bank, une banque à vocation proprement politique qui a pour mission de soutenir les initiatives en accord avec la stratégie industrielle nationale : entre 2005 et 2009, Huawei bénéficiera ainsi de 30 milliards de dollars de crédits, de quoi rattraper rapidement les concurrents européens, américains et coréens.

EN FRANCE, PAS D’ÉQUIPEMENTS HUAWEI DANS LES CŒURS DE RÉSEAU NI EN RÉGION PARISIENNE, ET PAS PLUS DE 50 % DU RÉSEAU

Elle les fragilisera ensuite en pratiquant des prix très concurrentiels pour des équipements de qualité comparable, voire supérieure, l’objectif étant de gagner les marchés nationaux des télécommunications sur lesquels la rentabilité se joue sur la durée. Une fois un fournisseur dominant dans un réseau, l’opérateur est lié à lui. Ce sera pourtant son point faible : la domination des réseaux de communication sera très vite pointée comme un enjeu de sécurité nationale que la toute-puissance de l’État chinois à l’égard de ses entreprises rendra suspecte, même si aucune preuve d’intervention n’est connue à ce jour. Il reste que, depuis 2017, Pékin exige de ses entreprises technologiques qu’elles communiquent aux autorités leurs codes sources et les systèmes de cryptage qu’elles emploient, de quoi mettre en place un espionnage massif des flux de communication.

C’est pour éviter la domination du marché mondial des télécommunications par ce type de groupe que les États-Unis ont multiplié les pressions auprès de leurs alliés pour qu’ils excluent les entreprises chinoises du nouveau marché de la 5G. En juillet 2018, les services de renseignement des États-Unis, du Canada, du Royaume-Uni, d’Australie et de Nouvelle-Zélande (les « 5 eyes ») alertaient sur les risques économiques, technologiques et géopolitiques associés à la montée en puissance de Huawei. Le même mois, le Royaume-Uni lançait une enquête sur la fiabilité de ses réseaux de communication. L’Australie a été la première à trancher, fin août 2018, en interdisant à ses opérateurs de se fournir auprès des groupes chinois pour leurs futurs réseaux 5G. En novembre 2018, la Nouvelle-Zélande lui a emboîté le pas en interdisant à ses opérateurs de se fournir auprès de Huawei. Le 5 décembre 2018, BT annonçait renoncer à Huawei pour son cœur de réseau 5G et expliquait être en train de remplacer ses équipements 3G et 4G du réseau EE racheté à Orange et Deutsche Telekom en 2016 (voir La rem n°33, p.31), essentiellement pour des raisons d’harmonisation technique avec son réseau filaire.

D’autres opérateurs appliquent le même principe de précaution, y compris dans les pays n’ayant pas encore interdit le recours aux équipements Huawei. L’italien WindTre avait déjà renoncé à son contrat avec ZTE, remplacé par Ericsson à l’été 2018. Softbank a suivi en décembre 2018, mais ce cas est particulier : le Japon envisage d’interdire l’achat d’équipements de réseau chinois et la présence du groupe aux États-Unis pèse sur sa stratégie. En Allemagne aussi, Deutsche Telekom est invité à renoncer à Huawei. En effet, Softbank ainsi que Deutsche Telekom ont besoin de l’aval des autorités américaines pour procéder à la fusion de Sprint et T-Mobile, annoncée en avril 2018 (voir La rem n°48, p.69). La pression diplomatique est également forte sur les alliés historiques des États-Unis, notamment en Europe, qui est le deuxième marché de Huawei après l’Asie. L’Italie, la France, l’Allemagne, la Belgique sont sommées de prendre position.

LA GUERRE LANCÉE CONTRE HUAWEI VA PRENDRE UNE TOURNURE RADICALEMENT NOUVELLE AVEC L’ANNONCE DE L’ARRESTATION DE MENG WANZHOU

En France, un accord tacite a jusqu’ici prévalu entre l’État et les opérateurs de télécommunications : pas d’équipements Huawei dans les cœurs de réseau ni en région parisienne, et pas plus de 50 % du réseau. Mais, avec la 5G, il ne s’agit plus simplement d’exclure les équipementiers chinois du cœur des réseaux pour éviter les risques d’intrusion. En effet, la gestion du réseau est délocalisée dans chacune de ses antennes, ce qui augmente les risques d’espionnage. Sauf qu’une interdiction d’Huawei en France pénaliserait les opérateurs nationaux, qui ont massivement recours aux produits chinois. C’est pour se donner les moyens d’exclure Huawei des réseaux français – sans interdire officiellement l’accès du groupe au marché français – que le gouvernement a proposé un amendement à la loi Pacte (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises) qui conférerait des pouvoirs étendus à l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI), notamment le droit de contrôler a posteriori les équipements de réseau. L’ANSSI ne validait jusqu’ici que la liste des matériels que les opérateurs télécoms pouvaient acheter. Cet amendement a été rejeté par le Sénat le 7 février 2019, afin de prendre le temps de mesurer les enjeux de l’éviction possible de Huawei du marché français des équipements de réseau. En effet, le risque d’un retard sur la 5G est grand, ce qui reviendrait à pénaliser l’économie dans son ensemble.

Le 6 décembre 2018, la guerre lancée contre Huawei va toutefois prendre une tournure radicalement nouvelle avec l’annonce par la justice canadienne de l’arrestation de Meng Wanzhou à la demande des États-Unis. Meng Whanzhou est la directrice financière de Huawei, fille de Ren Zhengfei, et probable future dirigeante du groupe. Depuis, la Chine a arrêté des ressortissants canadiens pour faire pression sur le Canada, lequel n’a pas cédé à cette diplomatie « de l’otage ». Le 28 janvier 2019, la justice américaine a dévoilé les 23 chefs d’accusation qu’elle retient contre Huawei et a demandé au Canada l’extradition de Meng Whanzhou. Deux actes d’accusation sont portés, l’un par un tribunal de New York (13 chefs d’inculpation), l’autre par un tribunal de Washington (10 chefs d’inculpation). Le tribunal new-yorkais accuse Huawei d’avoir utilisé une société contrôlée secrètement, Skycom, pour vendre du matériel à l’Iran, sous embargo américain. Sur ce sujet, Huawei aurait menti en connaissance de cause au FBI et aux banques américaines depuis 2007. Étant la directrice financière du groupe, Meng Wanzhou est donc directement concernée. À Washington, le tribunal accuse Huawei de vol de secrets commerciaux à ses partenaires américains, et notamment à l’égard de T-Mobile dont un bras du robot Tappy avait étrangement disparu dans la sacoche d’un ingénieur d’Huawei avant d’être rapporté à l’entreprise le lendemain. Dans cette affaire, T-Mobile avait déjà porté plainte contre Huawei, accusé d’avoir copié Tappy, et obtenu une condamnation en 2017. Cette fois-ci, l’affaire relève de l’enquête criminelle, Huawei étant formellement accusé d’espionnage industriel pour avoir organisé le versement de bonus à ses salariés parvenant à voler des informations détenues par d’autres entreprises.

L’INTERPÉNÉTRATION DES DEUX MARCHÉS AMÉRICAIN ET CHINOIS REND DIFFICILE TOUTE MESURE DE RÉTORSION QUI NE PÉNALISE PAS EN MÊME TEMPS LES ÉTATS-UNIS

Si, dans ces deux affaires, la question de la sécurité nationale n’est pas évoquée, l’enjeu diplomatique est évident. En inculpant pour la première fois un dirigeant chinois de très haut niveau, à un poste clé au sein d’une entreprise stratégique pour le pouvoir chinois, les États-Unis signifient qu’ils lancent également contre les entreprises chinoises une guerre judiciaire pour leur interdire des pratiques jusqu’ici tolérées. Ce que Trump demande à la Chine dans les négociations commerciales, les juges le demandent désormais aussi aux entreprises privées chinoises. Mais l’interpénétration des deux marchés américain et chinois rend difficile toute mesure de rétorsion qui ne pénalise pas en même temps les États-Unis, ce qui annonce des tensions sur le long terme. À titre d’exemple, une autre société chinoise a été bannie du sol américain, Fujian Jinhua, pour avoir tenté de piller le fabricant américain de micro-puces Micron Technology. Ce dernier a fait l’objet d’une offre d’achat pour 23 milliards de dollars en 2015, ce à quoi le CFIUS s’est opposé. Deux ans plus tard, Micron portait plainte pour vol de propriété intellectuelle contre le fabricant de puces chinois Fujian Jinhua et contre son partenaire taïwanais UMC. UMC aurait recruté deux ingénieurs de Micron ayant dans leurs valises des secrets industriels, transmis ensuite à Fujian Jinhua pour qu’il puisse construire une méga-usine de micropuces et supplanter Micron.

Sauf que la police taïwanaise a retrouvé l’employé chargé de détruire les preuves de ce pillage, ce qui a amené le Département américain du commerce à décréter un embargo sur Fujian Jinhua. Or Micron fait pareillement l’objet d’une enquête antitrust en Chine où il réalise la moitié de ses ventes. L’interdépendance est donc trop forte pour couper les ponts avec la Chine. Il faudrait pour cela transférer dans d’autres pays l’essentiel des usines délocalisées en Chine depuis les années 1990. C’est d’ailleurs ce que Donald Trump a conseillé à Apple de faire, s’il veut ne pas voir ses produits soumis à la politique de surtaxation des importations chinoises aux États-Unis.

Sources :

  • « Broadcom tente le deal du siècle avec le rachat de Qualcomm », Sébastien Dumoulin, Les Echos, 7 novembre 2017.
  • « Microprocesseurs : Trump bloque la fusion entre Qualcomm et Broadcom », latribune.fr, 13 mars 2018.
  • « Lourdes sanctions américaines contre ZTE sur fond de divergences commerciales », Frédéric Schaeffer, Les Echos, 18 avril 2018.
  • « Les États-Unis ferment le marché des télécoms aux Chinois », Pierre-Yves Dugua, Le Figaro, 19 avril 2018.
  • « Les États-Unis et la Chine trouvent un terrain d’entente pour sauver ZTE », Frédéric Schaeffer, Les Echos, 23 mai 2018.
  • « Xi Jinping prône l’indépendance high-tech de la Chine », Frédéric Schaeffer, Les Echos, 30 mai 2018.
  • « Donald Trump érige de nouvelles protections contre les investissements chinois », Pierre-Yves Dugua, Le Figaro, 26 juin 2018.
  • « Trump veut restreindre les investissements chinois dans la tech aux États-Unis », Elsa Conesa, Les Echos, 26 juin 2018.
  • « Qualcomm renonce à sa mégafusion avec NXP », Florian Dèbes, Les Echos, 27 juillet 2018.
  • « Nouvel embargo américain sur un géant chinois des puces », Elise Braun, Le Figaro, 31 octobre 2018.
  • « La nouvelle rivalité entre la Chine et les États-Unis », Thomas Philippon, Les Echos, 23 novembre 2018.
  • « La pression diplomatique s’accroît de toute part sur Huawei », Nicolas Rauline, Les Echos, 26 novembre 2018.
  • « Huawei mis à l’écart par BT au Royaume-Uni », Sébastien Dumoulin, Les Echos, 6 décembre 2018.
  • « Escalade dans la guerre commerciale entre Huawei et Washington », Frédéric Schaeffer, Les Echos, 7 décembre 2018.
  • « Huawei, un géant au cœur de l’industrie des télécoms », Elsa Bembaron, Le Figaro, 10 décembre 2018.
  • « Softbank veut se passer de Huawei », Elsa Bembaron, Le Figaro, 14 décembre 2018.
  • « Les hautes technologies, nerf de la nouvelle guerre entre Pékin et Washington », Sébastien Falletti, Le Figaro, 18 décembre 2018.
  • « Les puces électroniques, nerf de la guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis », Simon Leplâtre, Le Monde, 11 janvier 2019.
  • « Les pistes secrètes de l’Etat pour mieux contrôler Huawei », Raphaël Balenieri, Les Echos, 22 janvier 2019.
  • « Huawei accusé de fraude et d’espionnage par les États-Unis », Nicolas Rauline, Les Echos, 30 janvier 2019.
  • « L’inculpation de Huawei exaspère Pékin », Cyrille Pluyette, Le Figaro, 30 janvier 2019.
  • « Huawei au cœur d’un bras de fer politico-technologique planétaire », Sébastien Falletti, Pierre-Yves Dugua, Elsa Bembaron, Le Figaro, 6 février 2019. 
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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