Avec Meero, la photo n’a plus d’auteur

D’un côté, il y a une start-up baptisée Meero qui a lancé la « première plateforme de photographie à la demande dans le monde » ; de l’autre, des photo­graphes professionnels qui s’inquiètent pour la survie de leur savoir-faire.

Pas de message sans image et, a fortiori, pour une communication en ligne. Sur les réseaux sociaux surtout, une image illustrant un texte favorise considérablement la réaction des internautes en partages ou en commentaires. À cette pratique courante, Meero a fait correspondre un modèle écono­mique. La start-up entend devenir un acteur majeur de la production de photos dans le monde.

Dans une interview publiée le 19 juin 2019 dans le quotidien Les Echos, le fondateur et PDG de Meero, Thomas Rebaud, déclare sa volonté de transformer « le monde des services de photographie ». Créée en 2016, la start-up Meero a pour objet de mettre en relation des photographes et des entreprises. En 2019, elle compte plus de 30 000 clients dans une centaine de pays, 58 000 photographes étant inscrits sur son site, dont 700 en France. Avec six bureaux à Paris, New York, Los Angeles, Tokyo, Bangalore et Singapour, Meero annonce sur son site « une prise de vue livrée dans le monde toutes les 25 secondes ». Après avoir réussi l’une des levées de fonds les plus importantes dans le secteur des nouvelles technologies en France, Meero a rejoint, en juin 2019, le cercle très restreint des sept licornes françaises (start-up non cotées dont la valorisation boursière atteint un milliard de dollars – voir La rem n°34-35, p.55).

Le fondateur de Meero explique notamment au journal Les Echos, l’aspect « communautaire » de son projet : « Je veux permettre aux artistes de générer un revenu, de sorte qu’ils puissent se consacrer à leur art de manière plus sereine. » Et d’ajouter : « Ma vision pour Meero est de créer une entreprise qui sorte les artistes de la précarité.» Pour l’heure, Meero enregistre principalement des commandes d’entreprises du secteur de l’immobilier et de la restauration livrée à domicile. D’autres « services de photographie » seront développés pour les particuliers : photos de famille, de mariage, portraits, événements… Le fondateur et PDG de Meero vise entre 5 et 10 milliards de revenus d’ici à cinq ou sept ans sur le marché de la photographie professionnelle, selon lui, évalué à 80 milliards de dollars aujourd’hui.

« Pour disrupter le monde de la photographie », selon les mots de Thomas Rebaud, Meero propose d’automatiser la retouche de photo grâce à un logiciel d’intelligence artificielle. Sur son site, la plateforme annonce : « Le traitement d’image à son paroxysme. L’intelligence artificielle de Meero analyse et améliore les images tel un expert. Mais elle en traite des millions en quelques secondes avec une précision inégalée. Un photographe professionnel passe de nombreuses heures à traiter ses images afin d’y apporter des modifications esthétiques uniques. Meero conçoit des algorithmes qui apprennent ces procédés de création afin d’offrir une solution rapide, globale, et applicable à grande échelle. » Afin de « libérer » également les photographes d’autres tâches, outre la postproduction, la plateforme myMeero met à leur disposition les outils de comptabilité et de gestion de la relation-client utiles aux travailleurs indépendants rémunérés à la commission.

Enfin, Meero propose deux autres « outils pour les artistes » : la fondation Meero pour soutenir le photo­journalisme ainsi que le webzine Blind, lancé en octobre 2019 à Paris, ayant pour vocation de « démocratiser la photographie ». Le titre choisi évoque la photo Blind Woman de Paul Strand, qui remonte à 1916, mais comme le précise Meero, dans son commu­niqué de presse, « son nom fait également référence à l’aveuglement qui peut survenir suite à la surabondance des images aujourd’hui ».

Contre toute attente, Meero s’est présentée en septembre 2019 au célèbre festival de photojournalisme, Visa pour l’image, qui se déroule chaque année à Perpignan. Les propos du fondateur de Meero concernant son activité de production de masse appliquée à la photographie, énoncés lors de sa levée de fonds record, ont soulevé tout à la fois la crainte et la colère des photographes professionnels présents au festival. La plupart d’entre eux ne vivent pas de leur métier, y compris les photographes de presse indépendants, et ils doivent répondre à toutes sortes de commandes pour vivre (voir La rem n°36, p.77). La start-up a été tout de suite qualifiée de « Uber de la photo ». Une appellation dont se défend Thomas Rebaud, pour qui, la postproduction étant à la charge de Meero, « il faut réfléchir en tarifs horaires, et non à la prestation ».

Selon le président de l’UPP (Union des photographes professionnels), Philippe Bachelier, le « travail d’opérateur » proposé par Meero n’a rien à voir avec la photo d’auteur, reconnaissant néanmoins que « le danger serait qu’ils s’attaquent à des marchés comme la presse ». Dans le même esprit, Gaël Turine, photographe et fondateur de l’agence MAPS, constate que « ce genre d’images de plats ou d’appartements, très standardisées, c’est presque un autre métier que le mien. […] Je me sens bien plus trahi quand un organe de presse, pour un reportage, paie des tarifs dérisoires et diffuse les images sans payer de droits supplémentaires ». Si Meero déclare ne pas avoir vocation à étendre son activité aux secteurs de la mode et de la publicité, elle casse déjà les prix sur les marchés de la photo d’entreprise et de mariage, gagne-pain des photo­graphes indépendants, artistes ou journalistes. La start-up facture 89 euros un reportage « corporate » (douze photos en une heure), contre 600 à 1 200 euros pour une commande après d’une agence traditionnelle. La rémunération proposée au photographe est de 50 euros pour une heure de prises de vue dans le secteur de l’immobilier, 52 euros dans la restauration et 75 euros pour un portrait, indique le journal Libération. En outre, les photos devenant la propriété de Meero, elles ne peuvent venir enrichir son book.

Un photographe portraitiste de renom, qui a souhaité garder l’anonymat, dénonce, dans un article de Libération du 5 juillet 2019, une opération de communication de la part d’une start-up qui est « en train de tuer la photo ». La volonté affichée par Meero de soutenir les photographes professionnels, à travers notamment sa fondation, n’est rien d’autre qu’une campagne de promotion, selon ce photographe qui a lui-même refusé 10 000 euros pour être le sujet d’une « Meero Master », une master class vidéo sur son travail. Cette stratégie de relations publiques semble en partie réussie puisque le sujet Meero était dans toutes les conversations aux Rencontres d’Arles, festival annuel de photographie et même certains professionnels ont accepté l’offre qui leur était proposée.

La question des droits d’auteur s’impose. Travaillant avec des photographes auto-entrepreneurs, Meero n’en verse pas pour des photos retouchées avec ses logiciels. Ce qui fait dire au président de la Saif (Société des auteurs des arts visuels et de l’image fixe), Pierre Ciot : « Il n’y a pas d’un côté les presse-bouton et de l’autre les artis­tes ». Alors qu’en août 2019, il avait reçu Maxime Riché, responsable de la photo chez Meero, pour discuter des droits d’auteur, le président de la Saif s’est vivement indigné des propos tenus un mois plus tard par le fondateur de Meero interviewé par 9 Lives maga­zine, site consacré à la photographie et à l’image : « Lorsqu’une photographie correspond à un cahier des charges très précis, nous avons le droit de ne pas la considérer comme une œuvre d’art, donc elle n’appartient à personne. En très grande majorité nous sommes dans ce cas de figure, mais il arrive parfois, que la photographie soit vraiment considérée comme une œuvre, et là nous payons les droits d’auteur. »

Selon l’UPP, « l’ingéniosité » du système Meero pourrait effectivement constituer une source de revenus complé­mentaires pour les photographes. Néanmoins, une « prétendue modernisation du marché de la photographie » n’autorise pas « la création d’une zone de non-droit ». Et d’expliquer dans un communiqué : « La réalisation d’images normées et homogénéisées selon des critères imposés suppose un lien de subordination entre Meero et ses photographes. Ces derniers devraient alors être salariés par la société. De ce fait, signer des contrats de prestations avec des photographes indépendants revient à recon­naître une autonomie créative dans l’exécution de la prestation. Cela confère juridiquement aux images prises dans ce cadre le statut d’œuvres de l’esprit protégées par le Code de la propriété intellectuelle, et dont l’utilisation doit être rémunérée en cession de droits. » Ce qui est le cas de la majorité des images réalisées par exemple dans le cadre du marché publicitaire, où le cahier des charges est souvent d’une extrême précision.

Parfois prise avec un smartphone, l’image d’illustration a envahi les sites web et les réseaux sociaux. Ainsi, au festival Visa pour l’image, le directeur d’un collectif de photographes se demande « si une photo de salle de bain destinée à un site web a vraiment la même valeur qu’une photo d’auteur ». Journaliste du quotidien Libération, Jérôme Lefilliâtre invite à consulter la « démo » sur le site de Meero d’un « service de retou­che automatique des photos, dopée à l’intel­ligence artificielle, qui transforme n’importe quel hachis parmentier en œuvre d’art alignée avec les canons de beauté Instagram de l’époque ».

Indépendamment de toute préoccupation artistique, le gouvernement a pour objectif de donner naissance à vingt-cinq licornes d’ici à 2025. L’Europe en compte aujourd’hui 45 contre 182 pour les États-Unis et 94 pour la Chine. En septembre 2019, le président de la République a annoncé une enveloppe de 5 milliards d’euros que des investisseurs institutionnels – assurances et banques – s’engagent à consacrer à la « French Tech » au cours des trois prochaines années. Remis au ministre de l’économie et des finances en juillet 2019, le rapport Tibi – du nom de l’ancien prési­dent de l’Asso­ciation française des marchés financiers et de UBS Investment Bank en France – indiquait pourtant qu’un montant de 20 milliards d’euros était nécessaire au développement du secteur de la « Tech » en France. L’indice Next40 a également été lancé officiellement en septembre 2019, rassemblant quarante start-up françaises « à très fort potentiel et ayant pour ambition de devenir rapidement des leaders technologiques de rang mondial », dont Meero qui se trouve notamment aux côtés de Believe, Deezer, Blablacar, Cityscoot, Frichti, Vestiaire Collective, Doctolib, etc.

Ce défi commercial et financier, Meero semble le relever avec confiance. « Si un jour Canon ou Adobe sont intéressés par un rachat, ils verront que notre valeur se situe aussi bien sur les revenus que dans notre capacité à générer l’engagement de nos photographes », assure son PDG.

Sources :

  • « « Je lève 230 millions de dollars pour disrupter le monde de la photographie » », Interview de Thomas Rebaud, propos recueillis par Déborah Loye, Les Echos, 19 juin 2019.
  • « Travail à la chaîne, tarifs ridicules… Meero, la nouvelle licorne française, fait hurler les photographes », Marine Protais, L’ADN, ladn.eu, 28 juin 2019.
  • « Meero, le « Uber » de la photo », Jérôme Lefilliâtre, Libération, 5 juillet 2019.
  • « Contrats Meero, une brèche dans le droit d’auteur », communiqué de presse, UPP, upp-auteurs.fr, 4 septembre 2019.
  • « Les photographes dans l’expectative face à Meero », Déborah Loye et Thierry Meneau, Les Echos, 11 septembre 2019.
  • « Meero se défend d’être le « Uber de la photo » », Claire Guillot, Le Monde, 12 septembre 2019.
  • « Pierre Ciot, président de la Saif, réagit à une interview consacrée à Thomas Rebaud, co-fondateur de la start-up française Meero », communiqué de presse, La Saif, saif.fr, 17 septembre 2019.
  • « Macron veut muscler la « start-up nation » », Vincent Fagot, Le Monde, 19 septembre 2019.
  • « Le gouvernement dévoile le « Next40 « , le « CAC 40 des entreprises technologiques  » », La Correspondance de la Presse, 19 septembre 2019.
  • « Meero présente Blind son magazine dédié à la culture photographique », Meero Press, meero.com, 10 octobre 2019. 
Ingénieur d’études à l’Université Paris 2 - IREC (Institut de recherche et d’études sur la communication)

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