Cinéma : les salles américaines à l’ère du streaming

En levant l’interdiction pour un studio de contrôler un réseau de salles de cinéma, le département américain de la justice prend acte des concurrents nouveaux venus de la SVOD sur le marché de la distribution. Sont en jeu la chronologie des médias aux États-Unis, et les politiques d’exclusivité qui, de la SVOD, pourraient bien migrer jusque dans les salles.

Les autorités de concurrence, dont l’ambition première est de mettre le marché au service du consommateur, ont toujours privilégié la séparation des réseaux de distribution d’une part des activités de production d’autre part. Il s’agit là du meilleur moyen de garantir au consommateur l’accès à la plus grande diversité de produits, donc aux meilleurs d’entre eux, dès lors que l’offre est concurrentielle. À l’inverse, quand le producteur est aussi son propre distributeur, alors ses produits auront immanquablement la priorité alors qu’ils ne seront pas tout simplement distribués en exclusivité. Cette situation est représentative de la stratégie de Netflix, comme désormais de celle de Disney+.

Pourtant, après un jugement décisif de la Cour suprême, la même situation avait conduit, en 1948, le département américain de la justice à promulguer le décret dit Paramount qui interdisait aux studios de contrôler les réseaux de salles de cinéma. Ce décret proscrivait en même temps la pratique du block booking qui consiste à vendre aux salles les films en blocs, l’attrait pour un blockbuster permettant d’écouler aussi auprès du distributeur des films de moindre intérêt (dont certains peuvent même être des « navets »). C’est ce décret que le département américain de la justice a annulé le 18 novembre 2019 en autorisant de nouveau les studios à prendre le contrôle des salles de cinéma. Cette décision prend en réalité acte du changement du contexte concurrentiel pour la distribution des films de cinéma.

En effet, avec le développement de la SVOD, les studios reprennent autrement le contrôle de la distribu­tion des films et séries qu’ils produisent. Par ailleurs, la SVOD détourne une partie du public américain des salles de cinéma et devient le vecteur par lequel les films sont visionnés une première fois, Netflix militant d’ailleurs pour une sortie simul­tanée des films sur sa plateforme et dans les salles (voir La rem n°44, p.38). Cette remise en question de la chronologie des médias, un délai de 90 jours étant exigé aux États-Unis entre la sortie en salle et l’exploitation du film en VOD, met en cause le statut de la salle comme acteur essentiel de la promotion d’un film auprès du plus grand nombre. Du côté des salles également, les risques de distribution exclusive de certains films sont désormais limités, ce qui permet de laisser le marché garantir seul la diversité de la programmation. En effet, avec le développement des multiplexes aux États-Unis, l’offre de salles, et donc de films programmés sur le territoire, s’est considérablement enrichie.

Enfin, les studios n’ont plus intérêt, comme auparavant, à privilégier un réseau de salles plutôt qu’un autre. Au contraire, ils cherchent désormais à disposer de la meilleure visibilité pour leurs films afin que ces derniers génè­rent le maximum de recettes au box-office. Ainsi le premier studio Hollywoodien, Disney (Pixar, Marvel, Lucas Film), a pour politique de produire un nombre limité de films chaque année mais, pour chacun d’entre eux, de les accompagner d’une campagne de marketing très efficace qui les transforme en blockbusters et conduit les salles à les programmer. Avec seulement douze films en 2019, Disney a pour la première fois franchi le seuil des 10 milliards de dollars de recettes au box-office, sa domination devenant écrasante grâce à l’exploitation de ses franchises. En Corée du Sud, plus protectionniste que les États-Unis, l’association de défense des consommateurs Public Welfare Committee (PWC) a d’ailleurs porté plainte contre Disney pour abus de position dominante, le groupe ayant monopolisé 88 % des séances de cinéma programmées dans le pays le jour de la sortie de La Reine des neiges 2. C’est pourquoi, aux États-Unis, la monopolisation des salles par les blockbusters conduit de plus en plus les services de SVOD à financer le cinéma d’auteur, qui bénéficie dès lors d’une exposition d’une nature différente, non contrainte par la géographie et les bassins locaux d’audience. Netflix vient de produire le dernier film de Martin Scorsese et Amazon Prime s’est spécialisé dans le film d’auteur. À l’inverse, entre janvier et août 2019, les entrées générées par les distributeurs indépendants, donc les films non produits par les studios des majors, ont chuté de 45 % aux États-Unis selon Box Office Mojo. C’est ce contexte concurrentiel nouveau qui a justifié la décision du département américain de la justice.

En interdisant aux studios de s’appuyer sur un réseau de salles pour garantir à leurs films un accès naturel au public, le décret Paramount de 1948 espérait forcer les studios à investir dans la télévision, donc à développer un nouveau réseau de distribution. En 2019, c’est l’écran connecté au sein des foyers, quel qu’il soit, qui justifie la fin de l’interdiction du contrôle de la production et de la distribution en salle pour le cinéma afin d’espérer relancer l’activité de ce secteur. En effet, les salles américaines sont confrontées à une stagnation des ventes de tickets, le marché nord-américain (États-Unis et Canada) ayant baissé de 4 % en 2019. Elles tentent de compenser la baisse de fréquentation par le développement de nouvelles recettes, par exemple en transformant les salles en espace de restau­ration ou par le développement du e-cinéma, le premier réseau de salles aux États-Unis, AMC Entertainments (voir La rem n°41, p.59) ayant lancé son propre service de VOD, AMC Theatres On-Demand, le 15 octobre 2019.

Si rien ne dit que les studios seront tentés de racheter des salles pour garantir un débouché à leurs films, d’autant que la plupart d’entre eux concentrent leur énergie à développer leurs propres services de SVOD, rien n’exclut non plus que les pure players de la VOD, à l’instar de Netflix ou d’Amazon Prime, ne viennent investir dans les salles américaines de cinéma, à la fois pour aménager à leur guise la chronologie des médias et pour entraver, sur leur marché historique, les studios qui, de plus en plus, deviennent leurs concurrents directs sur le marché de la SVOD. Netflix est ainsi en conflit avec les grands exploitants de salles parce qu’il milite pour une réforme de la chronologie des médias, ce qui a conduit AMC à refuser de distribuer The Irish Man après que Netflix a proposé une période d’exclusivité aux salles de 26  jours contre les 90 jours habituels aux États-Unis. Par ailleurs, les salles peuvent désormais adopter une poli­tique de distribution exclusive comme sur les services de SVOD, au détriment donc des studios qui verraient alors la diffusion de leurs films limitée. C’est cette reconfiguration possible du marché des salles aux États-Unis qui explique le rebond du cours en Bourse des exploitants américains de salles, après la décision du département américain de la justice. Peut-être ne s’agit-il que d’un investissement ponctuel, mais il est à noter dans ce contexte concurrentiel nouveau que le 25 novembre 2019, Netflix a confirmé avoir investi dans une première salle de cinéma à New York, le Paris Theatre, près de la Cinquième Avenue, afin d’organiser des projections événementielles des films qu’il produit.

Sources :

  • « Netflix n’offre qu’un strapontin en salle au nouveau Scorcese », Nicolas Rauline, Les Echos, 29 août 2019.
  • « AMC, le roi des salles de cinéma, veut sa propre part du streaming », Basile Dekonink, Les Echos, 16 octobre 2019.
  • « Aux États-Unis, les grands studios auront leurs salles », Pierre-Yves Dugua, Le Figaro, 20 novembre 2019.
  • « Cinéma : les grands studios américains pourront détenir leurs salles », Véronique Le Billon, Les Echos, 20 novembre 2019.
  • « Netflix va exploiter sa propre salle de cinéma », Nicolas Rauline, Les Echos, 27 novembre 2019.
  • « Disney assoit sa domination sur le cinéma », Caroline Sallé, Le Figaro, 11 décembre 2019.
  • « Aux États-Unis, les blockbusters ne sauvent pas la fréquentation des salles », Raphaël Balenieri, Les Echos, 31 décembre 2019. 
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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