Les raisons d’être optimiste
La chronologie des médias est tout à fait logique
Les majors américaines sont en train de changer de nature
Les majors vont tester ces hypothèses
La razzia de Netflix sur le cinéma
C’est aux salles de cinéma de réagir
À la fin de 2019, se poser la question de la survie des salles de cinéma aurait paru saugrenu à tout professionnel du secteur en France et dans le monde. À commencer par les États-Unis. Mais aujourd’hui, compte tenu de certains évènements imprévus, générés par la crise sanitaire liée à la Covid-19, cette menace apparaît soudain très sérieuse.
Fin 2019, la question aurait en effet fait sourire. Car, dans l’Hexagone, la fréquentation avait atteint 213 millions de spectateurs, la deuxième plus élevée depuis 50 ans. Pour la 6e année consécutive, elle dépassait les 200 millions de spectateurs. En Europe, la France rassemblait toujours le plus grand nombre de spectateurs annuels. Néanmoins, c’étaient désormais les salles britanniques qui avaient le box-office (chiffre d’affaires) le plus élevé. Aux États-Unis, du fait de l’échec de Cats, l’adaptation de la comédie musicale par Tom Hooper, le box-office avait chuté de 4 %, après une année 2018 record. Jérôme Seydoux, le propriétaire de Pathé, avait d’ailleurs fait racheter fort cher les 34 % détenus par Gaumont dans leur société commune d’exploitation de salles.
Certes, le développement des iPhone, des jeux vidéo et des réseaux sociaux pouvait créer une sérieuse concurrence auprès du public jeune parce qu’ils accaparaient une part croissante de leur temps et qu’ils risquaient de leur faire perdre l’habitude d’aller au cinéma. Or, si c’était ce que l’on constatait à propos du public de la télévision, ce n’était pas le cas pour le public du cinéma puisque plus de 80 % des moins de 24 ans continuaient à aller au cinéma, le même pourcentage que dix ans auparavant.
Les raisons d’être optimiste
En fait, le cinéma en salle correspond à un besoin fondamental de sortie. Comme pour un match de football, si l’on propose aux amateurs d’assister à la finale de la Coupe du monde dans un stade, au milieu de la foule ou bien, installés confortablement devant un téléviseur où ils bénéficieront des gros plans, des replays, des ralentis et des commentaires avertis, la plupart choisiront de suivre le spectacle sur place. Quant au cinéma, il reste, et de loin, le moins cher des loisirs culturels.
LE CINÉMA RESTE, ET DE LOIN, LE MOINS CHER DES LOISIRS CULTURELS
Mais il y a eu la pandémie qui a entraîné la fermeture de salles de cinéma en France et dans la plupart des pays d’Europe. Aux États-Unis, où aucun confinement n’a été décidé, 50 %, puis 60 % des salles ont pourtant fermé. Néanmoins, à la fin du premier confinement du printemps 2020 en France, quand les salles ont rouvert en juin 2020, les résultats ont confirmé l’optimisme des professionnels de cinéma.
Les films français qui avaient bien démarré juste avant la fermeture des salles le 14 mars 2020, comme De Gaulle de Gabriel Le Bomin ou La Bonne Épouse de Martin Provost, à la réouverture, deux mois plus tard, ont repris leur carrière presque comme si elle n’avait pas été interrompue. Et plusieurs de ceux qui sont sortis après la réouverture ont marché, comme ils auraient dû le faire en temps normal. Ainsi, Adieu les cons, réalisé par Albert Dupontel et interprété par lui-même, a rassemblé 600 000 spectateurs dès la première semaine, avant d’être interrompu par le second confinement à l’automne 2020.
Le film américain Tenet de Christopher Nolan, un blockbuster, c’est-à-dire un film spectaculaire au budget de 200 millions d’euros, a rassemblé un million de spectateurs la première semaine. Certes, il a vite chuté pour ne terminer qu’à 2,2 millions d’entrées, car, bien que très spectaculaire, le film a globalement été jugé « incompréhensible ».
En fait, le grand problème rencontré par les salles de cinéma du monde entier, c’est que les majors américaines, à l’exception de Warner pour Tenet, ont décidé de ne pas sortir leurs films, ni aux États-Unis ni ailleurs. Pour éviter le piratage, elles ont pour règle de sortir chaque film en même temps dans le monde entier, les plus fortes locomotives choisissant juillet et août, la meilleure période pour le cinéma aux États-Unis. Mais, comme 60 % des salles américaines et de nombreuses salles ailleurs étaient fermées, elles ont préféré reporter la sortie de leurs films.
LE GRAND PROBLÈME RENCONTRÉ PAR LES SALLES DE CINÉMA DU MONDE ENTIER, C’EST QUE LES MAJORS AMÉRICAINES ONT DÉCIDÉ DE NE PAS SORTIR LEURS FILMS
Or, en France, les films américains, principalement grâce aux blockbusters, réalisent de 45 à 55 % des entrées. Bien que nous nous glorifiions d’avoir la première production d’Europe, les films français n’en réalisent que 35 à 40 % ; ce qui signifie que lors de leur réouverture, la plupart des salles françaises fonctionnaient en-dessous de leur point mort.
Lors du premier confinement au printemps 2020, devant la perspective de devoir attendre un temps indéfini avant la réouverture des salles de cinéma, certains producteurs français ont décidé de vendre leurs films directement aux plateformes de SVOD. C’est le cas du producteur Quad, qui allait sortir son film Forte et qui, plutôt que d’attendre la réouverture des salles, l’a vendu à Amazon Prime pour le prix du film et de sa promotion, ce qui lui a permis de rembourser tous les investisseurs et fournisseurs tout en dégageant une marge qui, selon nos informations, serait de 25 %. Quelques semaines plus tard, c’est Gaumont qui a vendu le film policier Bronx, avec Olivier Marchal et Jean Reno, à Netflix, avec une marge qui serait équivalente. Ce film était très attendu par les exploitants. Mais ces opérations avaient avant tout pour but de renflouer la trésorerie de ces producteurs pendant le confinement.
En revanche, ce qui se passe aux États-Unis est de nature différente. Comme on l’a dit, les majors américaines, pour éviter le piratage de leurs films, les sortent en même temps sur tous les territoires mondiaux. Et, partout, ils accordent une fenêtre de priorité aux salles de cinéma. Aux États-Unis, elle est de 3 mois alors qu’en France, du fait de la réglementation, elle est de 4 mois par rapport à la VOD et de 6 mois par rapport à Canal+ et OCS. Cette priorité est tout à fait logique, à l’image de ce qui se passe dans l’édition où est d’abord proposée l’édition brochée, puis, quelques mois plus tard, l’édition de poche. Si l’édition de poche sortait en même temps que la brochée, cette dernière ne se vendrait pas et le chiffre d’affaires des libraires comme des éditeurs s’effondrerait.
La chronologie des médias est tout à fait logique
SI ON PROPOSAIT UN FILM EN MÊME TEMPS EN SALLE, EN VOD OU SUR UNE CHAÎNE À PÉAGE, LE CHIFFRE D’AFFAIRES DES CINÉMAS CHUTERAIT FORCÉMENT
Cette chronologie, donnant la priorité à la sortie en salle pendant un certain nombre de mois, n’est donc pas un privilège. Elle est tout ce qu’il y a de plus logique.
Le raisonnement du cinéma est le même que celui de l’édition : on passe successivement du média le plus cher par spectateur au média le moins cher. À titre d’exemple, en France, le prix moyen d’une place de cinéma est de 6,7 euros par spectateur. La location par VOD est de 4 euros, mais il peut y avoir plusieurs spectateurs. De même l’abonnement mensuel à une chaîne à péage, permettant de voir une vingtaine de films et de nombreux autres programmes, est d’environ 20 euros. Et, là aussi, il peut y avoir plusieurs spectateurs. Si on proposait un film en même temps en salle, en VOD ou sur une chaîne à péage, le chiffre d’affaires des cinémas chuterait forcément et le compte d’exploitation de nombreuses salles passerait au rouge. Ces salles disparaîtraient, entraînant la chute du chiffre d’affaires global des salles de cinéma et créant un effet boule de neige.
C’est pourquoi, a priori, les distributeurs de films, à commencer par les majors américaines, n’ont absolument pas intérêt à affaiblir et, encore moins, à tuer le média salle de cinéma. Or, aujourd’hui, l’économie des majors repose principalement sur ces blockbusters dont le budget tourne autour de 200 millions de dollars. Dans le monde, ils sont susceptibles de générer 1 milliard de dollars de chiffre d’affaires en salle, les majors partageant la moitié de cette somme avec les exploitants. Les coûts de promotion du distributeur étant de 100 millions de dollars, il est clair que sa marge est importante. S’y ajoutent aussi les recettes des autres médias. Certes il y a des échecs, mais le chiffre d’affaires peut aussi approcher les 2 milliards de dollars. En outre, un blockbuster à succès va donner lieu à des suites dont les recettes sont prévisibles et qui sont donc sans risque, il génère aussi des produits dérivés.
Les majors américaines sont en train de changer de nature
LES DISTRIBUTEURS DE FILMS, À COMMENCER PAR LES MAJORS AMÉRICAINES, N’ONT ABSOLUMENT PAS INTÉRÊT À AFFAIBLIR ET, ENCORE MOINS, À TUER LE MÉDIA SALLE DE CINÉMA
Mais force est de constater que les majors américaines sont en train de changer de nature. Le premier coup de semonce est venu d’Universal qui, au printemps 2020, a annoncé que Troll 2, sortait directement en VOD Premium, c’est-à-dire en location VOD à un prix de 19 dollars, sans passer par les salles. Puis Universal annonçait que cette exploitation avait généré 100 millions de dollars de chiffre d’affaires en Amérique du nord. C’était un chiffre jamais atteint par la VOD, sans doute dû à la pandémie. C’était une terrible menace pour les salles de cinéma car le premier Troll avait été un succès. Bien entendu, les dirigeants d’Universal ont expliqué que ce choix était dû à la pandémie qui contraignait plus de la moitié des salles américaines à la fermeture. Néanmoins, immédiatement, le premier circuit américain, AMC, en signe de représailles, annonçait qu’il ne sortirait plus un seul film d’Universal.
En août 2020, nouveau coup de théâtre. AMC annonçait avoir signé un accord avec Universal : la major accorderait 17 jours de priorité aux salles d’AMC, contre 90 jours auparavant. Mais AMC partagerait les bénéfices de la VOD. Puis Universal signait le même accord avec Cinemark, le 2e exploitant américain. Enfin, quelques mois plus tard, Universal signait le même accord avec Cineplex, le principal exploitant du Canada.
Puis ce fut le tour de Disney, le principal producteur et distributeur de films au monde, d’aller encore plus loin. Disney : ce sont, entre autres, les dessins animés de Walt Disney, la série de films La Guerre des étoiles, les dessins animés 3D de Pixar et le studio récemment racheté, Fox. Or, en 2020, Disney décide tout simplement d’abandonner la sortie en salle pour ses blockbusters et de les faire diffuser directement sur une plateforme de SVOD. La sienne, car la major vient de lancer à son tour, en novembre 2019, une plateforme mondiale de SVOD, Disney+.
Netflix a alors déjà près de 180 millions d’abonnés dans le monde. Disney+ en vise 60 millions en deux ans. Mais, dès janvier 2021, Disney+ atteint 90 millions d’abonnés à 6 dollars. Le groupe pense alors atteindre 250 millions d’abonnés en 2024, avec un prix d’abonnement qui sera alors passé à au moins 10 dollars par mois, soit 120 dollars par an (ce qui donnerait un chiffre d’affaires annuel de 30 milliards de dollars). Ces chiffres sont à comparer au chiffre d’affaires des studios Disney avant la pandémie qui se situait entre 3 et 4 milliards de dollars. Netflix qui a aujourd’hui dépassé les 200 millions d’abonnés à 10 dollars par mois, vient d’entrer en Bourse et prévoit d’arriver à 300 millions d’abonnés en 2024, soit 36 milliards dollars de chiffre d’affaires. Comparé à celui de ces deux plateformes de SVOD, le chiffre d’affaires et les bénéfices potentiels des studios sont dérisoires.
DISNEY DÉCIDE TOUT SIMPLEMENT D’ABANDONNER LA SORTIE EN SALLE POUR SES BLOCKBUSTERS
L’enjeu est tel que l’on comprend pourquoi Disney a décidé de donner la priorité à sa plateforme. Au point que, pour son blockbuster Mulan, un film d’action aux 200 millions de dollars de budget, seuls les abonnés de Disney+ se sont vu offrir la possibilité d’accéder à l’offre de VOD Premium à 30 dollars pour pouvoir le visionner. Le film n’est nulle part sorti en salle, y compris dans un pays comme la France où toutes les salles de cinéma étaient ouvertes et où certaines avaient même commencé à faire la promotion du film. Néanmoins, l’opération ne semble pas avoir eu le succès escompté. En effet, pour son prochain film Soul, dernier dessin animé de Pixar, unanimement considéré comme un chef-d’œuvre, le groupe a décidé de le diffuser directement sur Disney+, sans supplément à payer. La priorité est donnée à la promotion des abonnés.
Seconde major américaine, Warner a un moment continué à estimer que son premier marché était celui des salles de cinéma. Elle a ainsi décidé que Tenet, dernier film d’action de Christopher Nolan, avec un budget de 200 millions de dollars, sortirait en salle. Nolan est un maître du film d’action, habitué aux succès (Batman, The Dark Night, Inception). Tenet est donc sorti en salle, y compris aux États-Unis où 60 % des salles étaient fermées. Or ce fut, au mieux, un demi-échec. Ainsi, en France alors qu’il avait démarré avec un million de spectateurs la première semaine, il n’a terminé qu’à 2,2 millions de spectateurs alors qu’Inception en avait atteint 4,9 millions. Warner a pourtant maintenu qu’il allait sortir en salle son prochain blockbuster Wonder Woman 84, la suite du premier Wonder Woman qui avait été un succès. Malheureusement, la sortie a finalement été repoussée car, un peu partout dans le monde, et même en France, les salles de cinéma étaient fermées.
Et puis soudain, Warner, a décidé, aux États-Unis, de sortir ses 17 films de 2021 simultanément en salle et sur sa plateforme HBO Max. C’était a priori justifié par la pandémie qui obligeait plus de 60 % des salles américaines à fermer, un pourcentage qui, selon les experts, ne devait cesser d’augmenter jusqu’à l’été, voire jusqu’à l’automne. En outre chaque film ne restera sur HBO Max qu’un mois. Ensuite, il suivra la chronologie habituelle des médias.
COMPARÉ À CELUI DE CES DEUX PLATEFORMES DE SVOD, LE CHIFFRE D’AFFAIRES ET LES BÉNÉFICES POTENTIELS DES STUDIOS SONT DÉRISOIRES
Le nouveau PDG du groupe Warner, Jason Kilar, ne cache pas que sa priorité absolue est le développement de la plateforme HBO Max qui a mal démarré aux États-Unis (13 millions d’abonnés seulement) et qui n’est pas encore déployée à l’international. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le conseil d’administration du groupe l’a nommé à sa tête : il a été directeur général de la plate-forme de SVOD Hulu, dont Warner était un actionnaire minoritaire, à côté de ce Disney. Ce dernier en a pris le contrôle total pour l’intégrer à Disney+. Le fait d’avoir choisi pour diriger le groupe un dirigeant de plateformes et non un professionnel du cinéma est un signe révélateur.
SOUDAIN, WARNER A DÉCIDÉ DE SORTIR SES 17 FILMS DE 2021 SIMULTANÉMENT EN SALLE ET SUR SA PLATEFORME HBO MAX
Cependant, si les exploitants américains acceptent de perdre leur exclusivité en 2021, pourront-ils la recouvrer en 2022 ?
Bien entendu, ces bouleversements sont dus à la fermeture d’une majorité des salles. Lorsque celles-ci auront rouvert, les majors renonceront-elles aux bénéfices que les salles leur procurent ? Par ailleurs, dans des pays comme la France, la chronologie des médias est imposée. Mais 45 à 55 % du chiffre d’affaires de nos salles est réalisé par les films américains, les films français n’en réalisant que de 35 à 40 %. Les majors peuvent parfaitement décider de sortir leurs films directement sur leurs plateformes, pour favoriser celles-ci, sans contrevenir à la chronologie des médias ; ces films, n’étant pas sortis en salle en France, n’y sont pas considérés comme des films de cinéma. Perdant environ la moitié de leur chiffre d’affaires, la plupart de nos salles seraient tout simplement menacées de disparition.
Les majors vont tester ces hypothèses
Pour Disney, les millions de spectateurs en salle qu’aurait généré Soul, qui aurait, de toute façon été en exclusivité sur Disney+ six mois plus tard, ne seraient-ils pas plus rentables que les abonnés gagnés par une sortie directe sur Disney+ ? Nul doute que les majors vont tester ces hypothèses.
LES MAJORS PEUVENT PARFAITEMENT DÉCIDER DE SORTIR LEURS FILMS DIRECTEMENT SUR LEURS PLATEFORMES, SANS CONTREVENIR À LA CHRONOLOGIE DES MÉDIAS EN FRANCE
En fait, l’enjeu est plus important. Dans une interview au New York Times Jason Kilar, PDG de Warner, a d’ailleurs avoué que ces évolutions vont probablement amener les studios à abandonner la production de blockbusters à 200 millions de dollars, qui ne sont pas calibrés pour la SVOD. Il explique que Warner est en train de travailler sur des films à 1 milliard de dollars, moins nombreux mais conçus pour les seules salles de cinéma, qui devront s’adapter, mais qui seront les seules à pouvoir permettre l’amortissement de tels investissements. Peut-être a-t-il vraiment imaginé une nouvelle étape du cinéma. À moins qu’il ne cherche, en fait, qu’à rassurer les exploitants ou à faire croire à ses concurrents qu’il a une longueur d’avance sur eux.
Comme on le voit, l’avenir de nos salles, et donc du cinéma français, dépend essentiellement de la reconfiguration des majors américaines qui est en cours. Dans ce domaine en tout cas, nous n’avons pas notre pleine souveraineté.
Une nouvelle fois, en janvier 2021, Netflix a bouleversé les données : la plateforme vient en effet de prendre un virage important. Sans doute pour répondre à Disney et à Warner.
WARNER EST EN TRAIN DE TRAVAILLER SUR DES FILMS À 1 MILLIARD DE DOLLARS, MOINS NOMBREUX MAIS CONÇUS POUR LES SEULES SALLES DE CINÉMA
Jusqu’à présent, Netflix privilégiait les séries et les documentaires exclusifs. La plateforme proposait aux exploitants de diffuser les films de cinéma sur Netflix en même temps qu’en salle, ce que refusaient les exploitants. Elle se contentait donc de diffuser, en exclusivité, quelques films unitaires, réalisés par de grands réalisateurs, comme The Irishman réalisé par Martin Scorsese ou Roma d’Alfonso Cuaron. C’étaient des projets que les studios avaient refusés, estimant qu’ils étaient trop chers pour être amortis en salle. Ces films apportaient donc à Netflix une importante couverture presse et de très bonnes critiques, donc une forte promotion gratuite.
La razzia de Netflix sur le cinéma
Mais, soudain, Scott Stuber, le responsable du cinéma sur Netflix, annonce un changement de politique : ses programmes de 2021 comprendront 70 films avec des vainqueurs des Oscars et des stars du box-office. Ces films ont toutes les caractéristiques des films, y compris les blockbusters qui, jusque-là, sortaient en salle. Mais ils ne sortiront pas en salle, ni aux États-Unis ni en France.
Cette liste comprend des comédies, des drames, des films d’horreur, des films familiaux et des films étrangers. Ainsi, Red Notice est un film d’action, réalisé par Rawson Marshall Thurber, avec Ryan Reynolds, Gal Gadot et Dwayne Johnson, dont le budget est de 160 millions de dollars. Le précédent film du réalisateur Skyper avait été distribué en France par Universal et avait rassemblé 700 000 spectateurs.
Autre exemple : Jennifer Lawrence et Leornardo DiCaprio seront les stars de Don’t look up réalisé par Adam McKays, dont Le Big Short : le Casse du siècle, distribué par Paramount, avait totalisé 832 000 spectateurs en France en 2015.
Cette liste comprend également le prochain film de Jane Campion, l’adaptation de la comédie musicale à succès Tick Tick…. Boom !, le prochain film de Sorrentino, de Jeunet, de Dany Boon.
Netflix a acquis auprès des producteurs indépendants des films initialement destinés au cinéma, mais aussi des films produits par Disney, MGM, Sony, Paramount.
Scott Stuber a affirmé que Netflix allait développer des films d’action à gros budget, comme The Gray Man réalisé par Joe et Anthony Russo (Les Avengers) avec Ryan Gossling et Chris Evans, et une nouvelle adaptation des Chroniques de Narnia.
Quelle que soit la réglementation protectrice mise en place en France, cette évolution pose la question de leur survie aux salles de cinéma et aux distributeurs français. Car Netflix a largement les moyens de faire la razzia sur les talents qui créent et les stars qui jouent dans une grande partie des blockbusters américains et mondiaux, y compris français. Et, pour ne pas être en reste sur ce marché stratégique, bien plus important que celui de la salle de cinéma, Disney+ et HBO Max devront réagir en faisant de même. La réponse ne pourra venir des pouvoirs publics mais bien des salles elles-mêmes.
Bien entendu, il ne s’agit que des films que Netflix diffusera en 2021, la plateforme, comme ses concurrents, est déjà en train de commander et de faire produire des films à diffuser en 2022 et qui ne seront pas dans les salles.
L’AVENIR DE NOS SALLES, ET DONC DU CINÉMA FRANÇAIS, DÉPEND ESSENTIELLEMENT DE LA RECONFIGURATION DES MAJORS AMÉRICAINES QUI EST EN COURS
Or, sur ce marché qui est plus de 10 fois plus important que celui des salles de cinéma, il est plus que probable que Disney+ et HBO Max vont réagir en faisant, eux aussi, la razzia sur les talents américains et du reste du monde. Et en sera-t-il de même d’Amazon Prime et d’Apple TV ? Il est certain que ces deux groupes ont des moyens et une trésorerie inégalables. Même Disney est un nain comparé à eux. Cependant Amazon Prime, dont l’abonnement annuel est de 50 dollars, n’est pas une fin en soi. Ce n’est qu’un moyen d’inciter les clients potentiels à consommer ses produits et ses services vendus par correspondance. C’est une incitation marketing. Pour ce qui est d’Apple TV, il est certain que le groupe a un talent créatif exceptionnel. Il l’a prouvé en créant Pixar qui a révolutionné le dessin animé pour le cinéma. Mais, justement, il a vendu cette entreprise extrêmement rentable à Disney alors qu’il n’avait aucun besoin financier. Cela tendrait à prouver que ce secteur est pour lui secondaire.
En revanche, NBC/Paramount vient d’annoncer à son tour le lancement de sa propre plateforme. Actuellement, elle s’appelle Pluto, avant de devenir Paramount+, la marque étant encore prestigieuse. À la différence des autres plateformes, on peut soit s’y abonner à 6 dollars par mois soit la visionner gratuitement, avec des spots publicitaires. Cette seconde formule retardera sans doute son lancement à l’échelle internationale car il faudra créer des régies dans chaque pays.
Universal a également une plateforme de SVOD gratuite, financée par la publicité, présente uniquement aux États-Unis, Peacock. On ne sait pas encore si celle-ci sera développée, notamment à l’étranger ou si la priorité sera donnée à la formule de VOD premium. Dans de nombreux pays, comme la France, la VOD est très marginale et, même aux États-Unis, bien qu’elle ait sans doute été boostée par la pandémie. Parmi les majors, il reste Sony, qui a très bien réussi dans les jeux vidéo et dont on ne sait si elle a des projets dans la SVOD.
LE PUBLIC NE VA DONC PAS DÉSERTER LES SALLES PAR MANQUE D’ENVIE D’ALLER AU CINÉMA, MAIS PARCE QU’IL RISQUE DE NE PLUS Y AVOIR DE FILMS
Le public ne va donc pas déserter les salles par manque d’envie d’aller au cinéma, mais parce qu’il risque de ne plus y avoir de films. En réalité, les salles vont se trouver face à ce qui pourrait être assimilé à un abus de position dominante des plateformes internationales de SVOD qui détournent à leur profit toutes les offres potentielles.
Il n’est évidemment pas certain que, une fois la pandémie vaincue, et lorsque toutes les salles auront rouvert, les studios décideront de sacrifier le marché que représentent pour eux les salles de cinéma. D’une manière ou d’une autre, ils vont tenter de le conserver tout en développant leurs plateformes. Mais le problème est bien celui de l’approvisionnement en talents.
C’est aux salles de cinéma de réagir
En tout cas, les salles de cinéma ne peuvent « rester les bras croisés » en espérant que le ciel ne leur tombera pas sur la tête. Un des moyens pour elles de réagir face à la menace des géants du numérique est de s’allier au niveau international pour développer une intégration verticale, c’est-à-dire pour développer une structure ou des structures capables de produire et de distribuer des blockbusters.
Rappelons que, jusqu’en 1948, les majors américaines détenaient leurs circuits de salles de cinéma à qui elles réservaient la priorité sur la diffusion de leurs films. En 1948, la Cour suprême, par un Consent decree, a interdit cette intégration verticale et les studios ont vendu leurs salles. Mais, en 2019, à la demande du gouvernement, un juge fédéral a décrété que cette interdiction n’avait plus lieu d’être. Néanmoins, aucune major n’a indiqué qu’elle entendait en profiter pour racheter des salles. Cette autorisation d’intégration verticale a néanmoins permis aux circuits de salles de se lancer dans la production et la distribution.
Certes, en Europe, l’intégration verticale est autorisée. En France, elle est même très développée puisque les trois grands circuits de salles nationaux – Pathé, UGC et CGR – sont également de grands producteurs et de grands distributeurs de films, quoique essentiellement français. Pour compenser une éventuelle disparition de l’offre des grands studios, il s’agirait de s’associer avec de grands exploitants américains pour créer des studios producteurs et distributeurs de blockbusters, accordant ainsi la priorité aux salles de cinéma et respectant la chronologie des médias.
Certaines chaînes de télévision à péage pourraient s’y associer. En effet, Sky TV au Royaume-Uni et OCS ont un accord d’exclusivité sur les séries de HBO, la chaîne à péage de Warner aux États-Unis. Parmi celles-ci Game of Thrones, une des séries les plus populaires du monde. Or l’accord avec OCS arrive à échéance à la fin de l’année. Si Warner veut concurrencer Netflix et Disney, il lui faudra lancer sa plateforme HBO Max à l’échelle internationale. Et il est probable que ces accords avec les chaînes européennes ne seront pas renouvelés pour renforcer l’offre de cette dernière. Les deux chaînes à péage ont donc intérêt à trouver un nouveau fournisseur de produits phares, en participant le cas échéant à sa création.
LA SORTIE EN SALLE SERAIT UN ARGUMENT AUPRÈS DE NOMBREUX TALENTS PAR RAPPORT À LA PRÉSENTATION SUR LE SEUL PETIT ÉCRAN
Toutes les chaînes françaises seraient concernées par ce type de réaction. Imaginons ce que deviendrait l’offre de Canal+, mais aussi celle de TF1, France 2, France 3 et M6, sans les films de Disney, de Warner, de Paramount et d’Universal, réservés aux plateformes de ces groupes. À la différence de l’intégration verticale des studios américains qui réserveraient leurs films à leurs salles, les studios ainsi créés réserveraient leurs films aux salles. Enfin, la sortie en salle serait un argument auprès de nombreux talents par rapport à la présentation sur le seul petit écran.