M6 cédé à TF1 : le vrai/faux bouleversement du PAF ?

En choisissant TF1 pour lui vendre M6, le groupe allemand Bertelsmann fait le pari d’un renversement complet dans l’approche des marchés par l’Autorité de la concurrence. Le bouleversement annoncé du PAF, s’il concernera directement les annonceurs et les producteurs en France, risque de ne pas modifier le rapport de forces avec les nouveaux venus que sont les plateformes numériques et les services de streaming vidéo.

Le 29 janvier 2021, Reuters annonçait que l’allemand Bertelsmann mettait en vente le Groupe M6, sa filiale française de radio et de télévision dont il détient 48,3 % du capital, la participation dans un groupe audiovisuel en France étant limitée à 49 % du capital au titre des dispositifs anticoncentration. Après la cession de Prisma à Vivendi, Bertelsmann se retire ainsi totalement de France, une information confirmée par le groupe allemand lors de la présentation des résultats de RTL Group le 12 mars 2021. En effet, Bertelsmann ne croit pas à la stratégie européenne développée par Mediaset qui ambitionne, avec MediaForEurope, de réunir des acteurs de la télévision en Europe pour faire émerger un interlocuteur unique, au niveau du continent, vis-à-vis des producteurs mais aussi des grands annonceurs qui favorisent des campagnes de dimension continentale, ce que proposent les plateformes comme Facebook et Google. Pour Bertelsmann, face à la concurrence de ces géants de l’internet, qui ont restructuré en profondeur le marché de la publicité média à leur avantage (voir La rem n°42-43, p.92 et p.99), la seule solution est l’émergence de champions nationaux, capables de résister à la concurrence des plateformes de VOD. Si ces dernières ne menacent pas directement leurs recettes publicitaires puisqu’elles recourent en grande majorité à l’abonnement pour se financer, au moins détournent-elles une bonne partie de leurs audiences que les chaînes et radios ne peuvent donc plus proposer aux annonceurs.

Cette grille de lecture a conduit Bertelsmann à écarter les offres des potentiels acheteurs qui auraient soulevé le moins de problèmes sur le plan des autorisations réglementaires, ainsi de celles du trio Niel, Pigasse et Clapton, de Mediaset et de Daniel Kretinski. Vivendi faisait aussi partie des candidats retenus dans un premier temps. Ces offres n’étaient pas les mieux-disantes financièrement pour une raison simple : la gestion des coûts au sein du Groupe M6 étant réputée très sévère (la marge opérationnelle du groupe a augmenté en pleine pandémie pour s’établir à 21,3 % en 2020), un rachat pouvant générer de la valeur devait reposer sur la mise en œuvre d’économies d’échelle dans le cadre d’une fusion avec un groupe au profil similaire. C’est donc TF1 qui l’a emporté, le concurrent direct de M6 sur le marché de la publicité à la télévision. Annoncé le 17 mai 2021, le rachat du Groupe M6 par TF1 s’avère une opération complexe qui vise à réduire au maximum le risque réglementaire. La fusion, qui réunit les numéros 1 et 2 de la télévision, M6 étant par ailleurs le premier groupe privé de radio avec RTL, conduit en effet à l’émergence d’un géant audiovisuel français qui contrôle plus de 70 % des recettes publicitaires de la télévision et 30 % de celles de la radio. Le groupe s’imposera également comme un interlocuteur essentiel pour les producteurs de programmes, même si l’arrivée des services de SVOD sur le marché français a diversifié la demande. À première vue, il s’agit donc d’obtenir l’autorisation de constituer un « quasi-monopole », l’autorisation d’une telle fusion paraissant hautement improbable. Pour faciliter l’approbation de la fusion, Bouygues, l’actionnaire de TF1, doit racheter à Bertelsmann 30 % du capital de M6, Bertelsmann conservant dans un premier temps 16 % du capital qu’il pourra revendre ensuite, ce qui valorise sa participation à un peu plus de 1,4 milliard d’euros, le prix qu’en espérait le groupe allemand. Par ailleurs, le dispositif anticoncentration limite la possession de fréquences TNT à sept chaînes par groupe, le nouvel ensemble en cumulant dix, ce qui conduira immanquablement à des engagements sur la cession de trois chaînes. Cette cession annoncée offre donc aux autres acteurs de la télévision gratuite un espoir de rééquilibrer à leur avantage les relations avec les annonceurs et producteurs, ces groupes se retrouvant de facto dans une position très fragile, parce que bien trop petits, face à ce géant de la télévision gratuite d’une part, et face à Canal+ dans la télévision payante.

Se pose donc principalement la question de la logique de cette fusion, si elle devait être autorisée. Les arguments de Bertelsmann, de M6 et de TF1 reposent tous sur une lecture nouvelle des marchés qui justifie l’émergence de champions nationaux de l’audiovisuel dans les différents pays européens, alors que la loi a jusqu’ici privilégié la pluralité des acteurs au titre de la préservation de la diversité de l’information et de la diversité culturelle. En effet, TF1 comme M6 se considèrent en concurrence sur le marché publicitaire avec Google, Facebook et Amazon. Dès lors, leur part de marché publicitaire, sur cet ensemble élargi du marché publicitaire média, ne serait plus que de 16 %, selon une étude commanditée à Barclays. Mais il s’agit d’un renversement complet de la lecture des marchés publicitaires jusqu’ici mobilisée par l’Autorité de la concurrence en France. M6 et TF1 rappellent que ce renversement est possible, comme ce fut le cas avec l’autorisation de la fusion Fnac-Darty où a été prise en compte la position d’Amazon dans le e-commerce. L’Autorité de la concurrence devra donc se prononcer sur la substituabilité des marchés publicitaires TV et internet. En première lecture, celle-ci n’est pas assurée : le dynamisme de la publicité en ligne repose sur la publicité programmatique, donc le ciblage des profils, quand le socle de la publicité TV repose sur les audiences massives du prime time qui permettent une communication de marque uniforme auprès du plus grand nombre et dans un laps de temps réduit. En revanche, le ciblage publicitaire en ligne, par son efficacité, détourne bien les annonceurs des marchés historiques de la publicité média. Quant aux relations avec les producteurs, les deux groupes pourront faire valoir des règles qu’ils jugent obsolètes sur les quotas de financement de la production audiovisuelle et cinématographique et sur les obligations liées à l’indépendance des producteurs : ces dispositifs sont clairement menacés par la politique des services de SVOD qui sécurisent leurs droits sur de longues durées et les amortissent en outre à l’international. Si ce pari français est réussi, alors d’autres opérations seront possibles ailleurs en Europe, notamment en Allemagne et au Benelux où Bertelsmann veut fusionner sa filiale RTL Group avec ProsiebenSat.1 pour faire émerger un géant réalisant 10 milliards d’euros de chiffre d’affaires contre 3,4 milliards d’euros pour TF1 et M6 réunies. Bertelsmann sera fixé dans dix-huit mois, date à laquelle il doit demander le renouvellement de la licence de M6 qui lui interdira de vendre la chaîne durant cinq ans.

Une autre lecture est toutefois possible. Cette fusion ne semble pas faire émerger une alternative véritable à Netflix et ses épigones d’une part, à Google et Facebook d’autre part. TF1 et M6 resteront deux chaînes françaises de télévision, bien distinctes. Leur empreinte internationale est nulle. Leur pouvoir de prescription face à Netflix comme face à Google semble donc aussi limité après comme avant la fusion. Cette fusion peut donc être également considérée comme purement défensive, qui vise à sécuriser au maximum la rente sur la publicité télévisée en contrôlant les deux seuls prime times à forte audience proposés en France aux annonceurs. Dans ce cas, la réalité des synergies entre les deux groupes sera liée à un affaiblissement de la concurrence entre les régies de TF1 et de M6, ce qui se traduira par une augmentation des prix pour les annonceurs. Dans la relation avec les producteurs, hors programmes de flux, les investissements du nouvel ensemble ne devraient pas être profondément modifiés car les obligations sont indexées sur le chiffre d’affaires des chaînes. L’enjeu sera d’abord la dépendance des producteurs à un acheteur unique, notamment dans les fictions françaises, où M6 et TF1 commandent ensemble presque la moitié des nouveaux programmes.

Si cette lecture du marché devait être retenue par l’Autorité de la concurrence, alors il y a fort à parier que les remèdes imposés en cas d’autorisation du rachat seront suffisamment contraignants pour dissuader les acteurs concernés. Dans ce cas, le pari français de Bertelsmann sur un changement radical de la lecture des marchés par les régulateurs aura des répercussions, ailleurs en Europe, en sanctuarisant une approche qui privilégie l’absence de concentration dans le secteur audiovisuel au nom du pluralisme de l’information et de la diversité culturelle. Certes, les acteurs nationaux doivent de plus en plus faire face à la concurrence de géants mondiaux intégrés. Mais, avec cette lecture, leur salut passera d’abord par leur capacité à s’adapter au nouvel environnement numérique, par exemple en proposant des partenariats innovants entre acteurs européens. En revanche, il ne fait pas de doute qu’une régulation plus importante sera nécessaire cette fois-ci en direction des plateformes et des services de streaming sur le marché publicitaire, sur celui des droits audiovisuels et sur leurs obligations de contribution au financement de la production. Mais, dans ce cas, les autorités de régulation et les gouvernements concernés seront les premiers à devoir assumer leur échec si les acteurs historiques finissent par se faire définitivement déborder par les géants américains. TF1, M6, Vivendi ne manquent pas en effet de dénoncer, depuis de nombreuses années, une réglementation qui les contraints parce qu’elle a été imaginée à un moment où les frontières du marché de l’audiovisuel étaient relativement étanches.

Sources :

  • « M6 est à vendre », Fabienne Schmitt, Nicolas Madelaine, Les Echos, 1er février 2021.
  • « M6 sera le pivot de la consolidation de la télévision en France », interview de Nicolas de Tavernost, président du directoire du Groupe M6, par Caroline Sallé, Enguérand Renault, Le Figaro, 17 février 2021.
  • « M6 se serre la ceinture et sauve sa rentabilité », Nicolas Madelaine, Les Echos, 17 février 2021.
  • « RTL Group veut se recentrer sur son marché allemand », Ninon Renaud, Les Echos, 15 mars 2021.
  • « La vente de M6-RTL, un électrochoc pour le paysage audiovisuel français », Enguérand Renault, Caroline Sallé, Le Figaro, 31 mars 2021.
  • « La bataille de la fusion TF1­-M6 est lancée », Nicolas Madelaine, Marina Alcaraz, Les Echos, 19 mai 2021.
  • « Fusion TF1-M6 : les enjeux du big bang de l’audiovisuel français », Enguérand Renault, Le Figaro, 19 mai 2021.
  • « TF1-M6 : « Le mouvement le plus important jamais effectué en Europe depuis vingt ans ! » », interview de Thomas Rabbe (Bertelsmann) et Olivier Roussat (Bouygues) par Enguérand Renault, Le Figaro, 20 mai 2021.
  • « Le pari fou de TF1 et M6 dans la télévision gratuite », Fabienne Schmitt, Les Echos, 25 mai 2021. 
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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