Vivendi se donne les moyens de changer de dimension

Introduction en Bourse d’Universal Music, armistice avec Mediaset et des milliards à disposition… Vivendi est à un tournant de son histoire, sur le plan financier et industriel.

Longtemps, l’avenir de Vivendi a été lié aux enjeux du contrôle de son capital, le Groupe Bolloré y étant entré en 2011 (voir La rem n°21, p.79) avant de détenir une participation suffisante pour lui donner le contrôle des assemblées générales en 2018. Depuis, l’avenir de Vivendi se dessine autrement, entre enjeux industriels et enjeux financiers. En effet, le groupe français a la particularité de souffrir en Bourse d’une décote de conglomérat, tant les synergies entre ses différents actifs restent à développer : Canal+, un acteur de la télévision payante, bien présent dans la production audiovisuelle mais confronté à l’essor des services de SVOD ; C8 et CNews, des chaînes françaises de la TNT qui, réunies, ne rivalisent pas avec les grands acteurs du PAF ; Havas, une agence de communication ; Editis, un éditeur bien implanté en France, mais qui doit réussir son internationalisation, notamment aux États-Unis ; Gameloft, un éditeur de jeux vidéo de taille intermédiaire ; enfin le leader mondial et incontesté de la musique, Universal Music Group (UMG) et des activités dans l’évènementiel (Vivendi Village) ainsi que dans la vidéo en ligne avec Dailymotion. S’ajoutent des participations importantes dans Telecom Italia et dans Mediaset ; avec qui Vivendi est en conflit depuis que les deux groupes ont envisagé de construire un « Netflix latin », projet très vite abandonné. S’ajoute une participation de 32 % dans le leader mondial de la production de programmes de flux, le groupe Banijay, ainsi que des participations opportunistes comme la présence de Vivendi au capital de Lagardère en tant que principal actionnaire (voir La rem n°54bis-55, p.54).

L’actualité récente du groupe n’a fait que renforcer cet éparpillement d’activités que Vivendi fédère toutefois sous le sceau de l’investissement dans la créativité. Le 14 décembre 2020, Vivendi est ainsi entré en négo­ciations exclusives avec l’allemand Bertelsmann pour lui racheter ses activités de presse en France réunies dans Prisma Media. La presse estime le montant de la transaction entre 120 et 150 millions d’euros, soit deux fois moins que le prix espéré il y a deux ans par Bertelsmann, la presse magazine étant considérée comme une activité déclinante du fait du recul de la lecture sur papier et de la concurrence des plateformes sur le marché de la publicité. Mais Vivendi s’empare de marques pour lesquelles des synergies sont possibles avec d’autres activités du groupe telles que les magazines Geo ou National Geographic qui peuvent être alliés avec la chaîne thématique Planète+. Des passerelles peuvent être imaginées avec Editis, voire avec Canal+ sur le marché français autour de thématiques porteuses. Absent du marché de la presse, Vivendi a pu obtenir de l’Autorité de la concurrence, le 28 avril 2021, une autorisation pour le rachat de Prisma sans conditions. Cette opération fait du groupe un acteur majeur des médias en France, tous médias confondus, avec une place importante dans la télévision, l’édition et la presse. Il ne manque que la radio : Europe 1 expliquerait en partie l’intérêt de Vivendi pour le groupe Lagardère.

Un mois plus tard, en janvier 2021, Vivendi s’est invité au capital du groupe espagnol Prisa, présent dans la presse, l’édition scolaire et la radio. Le groupe, fortement endetté, est obligé de se séparer progres­sivement de ses actifs au point d’être redevenu un groupe de taille intermédiaire en Espagne, depuis la vente de ses activités de télévision payante en 2013. La présence de Vivendi au capital de Prisa s’explique alors tant du point de vue de la stratégie du groupe qu’en fonction de logiques financières. Avec près de 10 % du capital de Prisa, Vivendi s’ouvre un accès aux marchés en langue espagnole alors que Vivendi est surtout présent en Europe et en Afrique, et moins bien implanté en Amérique du Sud, où Prisa a des activités d’édition. L’investissement de Vivendi étant estimé à 70 millions d’euros, il peut se lire aussi comme un soutien apporté au premier actionnaire de Prisa, le fonds Amber, avec 30 % du capital, une contrepartie au soutien que ce même fonds a apporté à Vivendi dans la bataille pour le contrôle de Lagardère.

Cette diversité d’activités et de participations rend ainsi difficilement lisibles les synergies annoncées. Si Vivendi est un grand acteur français des médias, il n’a pas l’empreinte internationale d’autres géants des médias et des communications, sauf dans la musique, avec UMG. En même temps, l’avenir du Groupe Canal+ se dessine à l’international. Gameloft n’est pas à l’abri d’un succès planétaire, et Havas est internationalisée, ce qui lui permettra d’accompagner l’expansion des marques françaises sur d’autres territoires. Cependant, l’exploitation de marques et de licences, leur circulation au sein des différentes filiales de Vivendi sont encore en grande partie à construire, ce qui explique la faible valorisation de l’ensemble. Pour y remédier, Vivendi a, dans un premier temps, entrepris de mieux valoriser son activité la plus dynamique, celle de sa filiale UMG, en annonçant lors de la présen­tation de ses résultats 2018 l’accueil au sein de son capital de partenaires stratégiques. UMG est l’actif le plus porteur du groupe. Alors que le marché de la musique a été dévasté par le piratage (voir La rem n°14-15, p.61), il a retrouvé la croissance et un modèle économique viable grâce au succès du streaming sur abonnement (voir La rem n°46-47, p.97). Et les perspectives sont très bonnes car le streaming sur abon­nement permet de développer le marché de la musique en dehors des quelques pays où les circuits de distribution physique permettaient de commercialiser des CD (80 % des revenus provenaient encore en 2019 des États-Unis, du Japon, du Royaume-Uni, de l’Allemagne et de la France). Désormais, le monde entier devient potentiellement client des offres de Spotify, Deezer et autres Apple Music. Dès lors, UMG, que Softbank avait proposé de racheter 6 milliards d’euros en 2013, s’est retrouvé potentiellement valorisé quelque 30 voire 40 milliards d’euros six ans plus tard – quand Vivendi a annoncé l’ouverture de son capital, la valorisation d’UMG équivalant et même dépassant celle de Vivendi dont la valeur en Bourse était de 33 milliards d’euros début 2019.

Le 6 août 2019, Vivendi annonçait avoir entamé des négociations exclusives avec le groupe chinois Tencent pour une entrée au capital d’UMG à hauteur de 10 %, avec une option pour monter à 20 %, sur la base d’une valorisation de 30 milliards d’euros pour le leader mondial de la musique. Vivendi monétisait ainsi le contrôle de sa pépite dans la musique, l’opération devant lui rapporter en deux temps 6 milliards d’euros. L’accord avec Tencent a, par ailleurs, été présenté comme un moyen de mieux distribuer les artistes d’UMG en Chine où Tencent Music domine le marché du streaming musical. L’ouverture du capital d’UMG devait se poursuivre avec l’accueil d’investisseurs non chinois, l’opération étant aussi symbolique du point de vue du soft power occidental. Au moins a-t-elle mis au grand jour la décote de groupe concernant Vivendi puisque le Groupe Canal+ qui, en 2018, réalisait 5,1 milliards d’euros de chiffre d’affaires et Havas, avec 2,3 milliards d’euros, Gameloft, avec 300 millions d’euros, ne semblaient alors presque rien valoir. Il faut depuis ajouter à cette décote les activités d’Editis et demain celles de Prisma Media.

Finalement, la très bonne valorisation d’UMG et les inconvénients de la décote du cours du groupe ont conduit Vivendi à opter pour une séparation d’avec UMG et annoncer, le 13 février 2021, l’introduction en Bourse du leader mondial de la musique. Une fois cotée, l’introduction en Bourse étant prévue à Amsterdam fin 2021, UMG sera détenue à 20 % par Tencent, à 20 % par Vivendi, les 60 % restants du capital étant distribués aux actionnaires de Vivendi. Dès lors, le Groupe Bolloré, principal actionnaire de Vivendi, deviendra ainsi actionnaire d’UMG à hauteur de 16 %. Entre Vivendi et le Groupe Bolloré, la famille Bolloré conserve ainsi un pouvoir de blocage au sein d’UMG. Une fois effective l’introduction en Bourse de Vivendi, le cours de Vivendi reflétera la valeur de ses autres actifs. Une baisse de la valeur en Bourse de Vivendi est très probable, mais le groupe aura les moyens d’investir dans d’autres activités grâce aux 6 milliards d’euros apportés par Tencent, sans compter la possible vente de sa participation de 20 % dans UMG, une fois celle-ci cotée. Néanmoins, sans UMG, Vivendi n’est plus un acteur mondial des médias, UMG étant la dernière activité du groupe, issue de l’ère Jean-Marie Messier, qui avait voulu faire émerger un acteur global des communications et des médias – Vivendi ayant aussi contrôlé par le passé le leader mondial du jeu vidéo avec Activision Blizzard (voir La rem n°5, p.36). Il reste donc à écrire l’avenir d’un Vivendi, richement doté, mais séparé de ses pépites dans les médias et le divertissement.

L’avenir du groupe se dessinera probablement entre enjeux industriels et financiers. Enjeux industriels d’une part, avec des investissements dans le secteur des médias, des occasions de rachat devant se présenter après que la crise sanitaire a fragilisé certains secteurs et rendu nécessaires des regroupements face à la montée en puissance des acteurs mondiaux intégrés comme Netflix ou Disney. Enjeux financiers d’autre part, car la moins bonne valorisation du groupe Vivendi à terme peut autoriser un rachat de l’ensemble du capital par la famille Bolloré afin de le retirer définitivement de la Bourse. Pour sa prochaine assemblée générale, le groupe a d’ailleurs mis à l’ordre du jour une demande d’autorisation pour racheter 50 % de ses actions, ce qui mécaniquement fait monter la part des actionnaires restants dont celle de Groupe Bolloré (actuel­lement de 27 % du capital). La cession d’une partie du capital d’UMG à des investisseurs américains, avant même son introduction en Bourse, a également été évoquée par Vivendi, ce qui donnera au groupe davantage de moyens pour une politique de rachat d’actions qui pourrait conduire à la prise de contrôle définitive du Groupe Bolloré sur Vivendi. Ce scénario est possible, tant le rachat d’Europe 1 ou d’autres acteurs nationaux semble insuffisant pour soutenir le cours de Bourse du nouvel ensemble, sauf à réussir de nouveau une véritable internatio­nalisation. Dans ce cas, le dossier Lagardère devient stratégique car il permettra, avec Hachette, de faire de Vivendi un groupe mondial d’édition. En revanche, l’internationalisation ne passera pas par la création d’un Netflix latin.

En effet, Vivendi et Mediaset sont en conflit depuis 2016, lorsque le premier a refusé de racheter au second ses activités de télévision payante en Italie regroupées dans Mediaset Premium. Il s’agissait pourtant de l’un des points de l’accord entre les deux groupes qui devait faire émerger au sud de l’Europe une alternative dans la télévision à la demande (voir La rem n°38-39, p.63), Vivendi reprochant au groupe Mediaset de ne pas l’avoir correctement informé de la réalité des diffi­cultés de Mediaset Premium. Pour peser dans l’affrontement inéluctable entre les deux groupes, Vivendi avait racheté en Bourse, fin 2016, quelque 30 % du capital de Mediaset, inaugurant ainsi un long contentieux (voir La rem n°41, p.65). En 2017, Mediaset obtenait auprès de l’Agcom, l’autorité italienne de régulation des médias, le gel des droits de vote de Vivendi pour 20 % du capital détenu dans le groupe italien, ce qui a neutra­lisé l’influence de Vivendi au sein de Mediaset. Le groupe italien a par ailleurs tenté de neutraliser défini­tivement le pouvoir de Vivendi, en juillet 2019, en annon­çant la création d’une holding néerlandaise fédérant ses activités espagnoles et italiennes : MediaForEurope, qui aurait dilué la participation de Vivendi et sécurisé les droits de vote détenus par Mediaset (voir La rem n°53, p.36). Les premières victoires remportées par Mediaset n’ont toutefois pas permis au groupe italien de gagner la guerre, Vivendi étant parvenu à bloquer et à dénoncer devant les tribunaux les initiatives de Mediaset.

Le 30 juillet 2020, le tribunal de commerce de Madrid suspendait définitivement le transfert des activités espa­gnoles de Mediaset dans la holding néerlandaise, considérant que le dispositif était contraire aux intérêts des actionnaires minoritaires. Le 1er septembre 2020, le tribunal d’Amsterdam jugeait de son côté « abusifs » les droits de vote que Mediaset comptait s’attribuer dans MediaForEurope. Vivendi pouvait alors espérer peser toujours au sein de Mediaset, empêché de fusionner, comme il l’avait imaginé, ses activités espagnoles et italiennes. Cet espoir s’est concrétisé le 3 septembre 2020 quand la Cour de justice de l’Union européenne a considéré contraire aux règles de l’Union européenne la loi italienne sur la pluralité des médias qui avait imposé à Vivendi de geler les droits associés au contrôle de 20 % du capital de Mediaset parce que le groupe français est par ailleurs présent au capital de Telecom Italia. En retrouvant des droits d’actionnaire à hauteur de 28,8 % du capital de Mediaset, Vivendi pouvait donc exercer une influence certaine sur l’avenir du groupe italien.

Le 9 septembre 2020, les deux groupes annonçaient une reprise des négociations pour régler leur différend. Mais il aura fallu attendre avril 2021 pour que la situation se débloque définitivement avec le jugement du tribunal de Milan sur les dédommagements réclamés par Mediaset à Vivendi, à la suite de la rupture de leur contrat de partenariat en 2016. Mediaset réclamait 3 milliards d’euros ; le tribunal de Milan a accordé un dédommagement de seulement 1,7 million d’euros. L’enjeu financier étant réglé, un accord est devenu possible : il a été annoncé le 3 mai 2021. Le dispositif prévoit le désengagement progressif de Vivendi du capital de Mediaset, Vivendi cédant ses actions à un cours moins élevé que leur prix d’achat mais bénéficiant d’un dividende qui limite à 138 millions d’euros les pertes de son aventure italienne. Par ailleurs, Vivendi s’engage entre-temps à voter en faveur de la création de la holding néerlandaise par Mediaset et à ne pas venir le concurrencer directement sur ses acti­vités italiennes de télévision gratuite. Concrètement, les deux groupes signent une paix froide qui positionne Mediaset comme un éventuel consolidateur de la télévision gratuite en Europe même s’il devra composer avec TF1 en France et RTL Group en Allemagne, alors que Vivendi se positionne sur la télévision payante face à Sky (Comcast), ce qu’il a fait en Italie via sa participation dans Telecom Italia, l’opérateur s’étant allié à DAZN pour le rachat des droits de diffusion du Calcio, au détriment de Sky.

Sources :

  • « Vivendi à la manœuvre sur Universal Music », Caroline Sallé, Enguérand Renault, Le Figaro, 15 février 2019.
  • « Universal Music déjà très courtisé », Caroline Sallé, Enguérand Renault, Le Figaro, 1er mars 2019.
  • « Vivendi invite le chinois Tencent au capital d’Universal Music », Nicolas Madelaine, Les Echos, 7 août 2020.
  • « Vivendi fait entrer le chinois Tencent chez Universal Music », Elsa Bembaron, Le Figaro, 7 août 2020.
  • « Mediaset : Bolloré marque un nouveau point face à Berlusconi », Fabienne Schmitt, Les Echos, 4 septembre 2020.
  • « Vivendi et Mediaset négocient », Enguérand Renault, Valérie Segond, Le Figaro, 10 septembre 2020.
  • « Vivendi s’apprête à reprendre Prisma Media », Nicolas Madelaine, Les Echos, 15 décembre 2020.
  • « En rachetant Prisma Media, Vivendi veut ajouter la presse à son empire », Alexandre Debouté, Le Figaro, 15 décembre 2020.
  • « Vivendi s’invite aux commandes de Prisa avec Amber », Marina Alcaraz, Nicolas Madelaine, Les Echos, 25 janvier 2021.
  • « Vivendi s’arme en lançant Universal Music à l’assaut de la Bourse », Nicolas Madelaine, Les Echos, 15 février 2021.
  • « Vivendi tourne la page d’Universal Music pour se réinventer dans les médias », Enguérand Renault, Caroline Sallé, Le Figaro, 15 février 2021.
  • « Vivendi n’est pas condamné à indemniser Mediaset », Valérie Segond, Le Figaro, 21 avril 2021.
  • « Vivendi acte son désengagement de Mediaset », Nicolas Madelaine, Les Echos, 5 mai 2021.
  • « Après cinq ans de guerre, Vivendi et Mediaset signent une armistice », Valérie Segond, Le Figaro, 5 mai 2021.
  • « Vivendi veut se donner l’option de racheter jusqu’à 50 % de ses titres », Nicolas Madelaine, Les Echos, 17 mai 2021.
  • « Vivendi pourrait céder 10 % supplémentaires d’Universal Music », Nicolas Madelaine, Les Echos, 19 mai 2021. 
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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