Amazon a récupéré le principal lot de la Ligue 1 pour un montant trois fois inférieur à celui promis par Mediapro. Canal+ et beIN vont tout faire pour payer moins, quitte à ne plus diffuser la Ligue 1. À l’heure de la SVOD, le foot prend le risque de devenir un produit médiatique parmi d’autres et la LFP celui de dépendre du bon vouloir des plateformes.
La Ligue française de football (LFP) avait vu gros avec Mediapro : plus de 1 milliard d’euros par saison sur la période 2020-2024, dont 800 millions d’euros payés par le groupe espagnol pour 80 % des matchs ; 330 millions d’euros pour beIN, finalement associé à Canal+ (20 % des matchs, sans les dix plus belles affiches) ; enfin des droits numériques pour Free à hauteur de 42 millions d’euros (voir La rem n°48, p.103). C’était sans compter avec les difficultés des chaînes payantes à recruter de nouveaux abonnés. L’offre 100 % foot de Mediapro ne s’est finalement pas imposée, avec au mieux 600 000 abonnés, loin des 3,5 millions nécessaires, à 25 euros par mois, pour rentabiliser l’immense investissement consenti dans les droits de la Ligue 1. Mediapro a donc quitté la France sans payer en décembre 2020, permettant à Canal+ de récupérer la totalité de la Ligue 1 pour la fin de la saison 2020-2021 (voir La rem n°57-58, p.50). La LFP a lancé un nouvel appel d’offres pour les saisons 2021-2024 en espérant pouvoir compter sur l’arrivée de diffuseurs numériques afin de faire jouer la concurrence et d’éviter une baisse trop importante des droits. Cette stratégie a été celle de la Liga italienne après le retrait de Mediapro, DAZN ayant pris le contrôle de l’essentiel des matchs. En effet, la hausse des droits a obéré financièrement nombre de chaînes payantes et seule l’alliance Canal+-beIN résiste encore en France pour proposer du sport sur la télévision payante (voir La rem n°53, p.39), ce qui la met en position d’imposer à la LFP une baisse du coût des droits de diffusion.
La LFP aura donc tout fait pour éviter une dépendance trop grande à l’égard de Canal+, son diffuseur historique, quitte à faire un pari risqué pour l’avenir. En effet, en choisissant, le 11 juin 2021, de confier à Amazon l’ancien lot détenu par Mediapro, la LFP mise sur une distribution numérique de l’essentiel de la Ligue 1. Alors que l’audience la Ligue 1 a été divisée par deux en une décennie, justifiant du côté de Canal+ une baisse des droits, la LFP mise sur le service d’e-commerce avec son offre associée de vidéo en ligne pour toucher de nouveaux publics, plus jeunes et plus populaires, tandis que Canal+ a d’abord des abonnés familiaux et relativement aisés. Avec Amazon Prime Video, la Ligue 1 rejoint un service de SVOD parmi les plus dynamiques en France, qui compte entre 9 et 10 millions d’abonnés, le service étant offert avec l’offre de livraison illimitée de colis. Et Amazon apporte aussi sa compétence du direct avec sa plateforme Twitch. En revanche, Amazon ne paiera que 250 millions d’euros par saison pour l’ex-lot de Mediapro en Ligue 1, et 9 millions d’euros pour la Ligue 2, ce qui correspond à une division par trois du montant des droits payés pour ce lot comparé aux engagements, certes non tenus, de Mediapro.
Cette baisse très importante du coût des droits de diffusion des matchs de la Ligue 1, cédée par la LFP à Amazon, est une prise de risque majeure, même si elle permet à la LFP d’ouvrir le marché et de se positionner dans des environnements amenés à jouer un rôle central dans la distribution des évènements sportifs. En effet, la LFP, malgré cette baisse importante, parvient à maintenir en grande partie le montant de ses droits par rapport à l’ancienne saison : avant l’arrivée de Mediapro qui valorisait les droits de diffusion du football français à plus de 1 milliard d’euros chaque année, la saison était vendue 750 millions d’euros à Canal+ et beIN ; avec Amazon – mais aussi avec le lot 3 de beIN, sous-licencié à Canal+, et le lot numérique de Free –, la saison est finalement vendue 663 millions d’euros par an pour la période 2021-2024. La perte est importante mais elle n’est pas trop élevée. D’ailleurs, l’argument financier est invoqué par la LFP pour justifier la cession des droits à Amazon. L’offre de Canal+ associé à beIN – le premier souhaitant diffuser les plus belles affiches, quand le second aurait lancé une chaîne dédiée au foot avec le reste des matchs de la Ligue 1 – était moins-disante de 60 millions d’euros chaque année. Mais, beIN et Canal+ disposant du lot 3, les sélectionner évitait tout contentieux juridique en leur confiant une exclusivité sur la diffusion de la L1. En optant pour Amazon, la LFP prend le risque de perdre l’essentiel : les 330 millions d’euros versés par beIN chaque année pour 20 % des matchs. En effet, avant même le nouvel appel d’offres, Canal+ a contesté le montant des droits du lot 3, lié à la surenchère de Mediapro, et le groupe a demandé que ce dernier soit intégré dans le nouvel appel d’offres. Or, la LFP a obtenu de l’Autorité de la concurrence, le jour même de l’annonce des résultats de son appel d’offres, la confirmation qu’elle pouvait ne pas intégrer ce lot dans l’appel d’offres. Mais la cession des droits à Amazon à un prix défiant toute concurrence rebat les cartes : elle donne à Canal+ des arguments nouveaux dans sa bataille juridique pour obtenir une baisse des droits payés à la LFP par l’intermédiaire du contrat de sous-licence qui le lie à beIN.
Dès le résultat de l’appel d’offres connu, Canal+ a annoncé qu’il ne comptait pas diffuser les deux matchs de Ligue 1 par journée du lot 3, rompant ainsi l’accord de sous-licence conclu avec beIN. Devant le tribunal de commerce de Nanterre, Canal+ a obtenu gain de cause le 23 juillet 2021 : l’accord est caduc si, et seulement si, beIN ne remplit pas ses obligations contractuelles, dont celle de lancer des poursuites contre la LFP du fait des différences de tarifs désormais constatées d’un lot à l’autre. Pour éviter la rupture du contrat de sous-licence, beIN a donc porté plainte contre la LFP pour « distorsion de concurrence » et « abus de position dominante » auprès de l’Autorité de la concurrence et de la Commission européenne. La semaine suivante, beIN s’est placé sous la protection du tribunal de commerce de Nanterre pour ne pas payer les sommes dues à la LFP avant que le tribunal ne reconsidère le respect de ses engagements dans le contrat qui le lie à Canal+, la mise sous protection forçant par ailleurs Canal+ à discuter avec la LFP dans le cadre d’une procédure de conciliation. Le 5 août 2021, le même tribunal a, en bonne logique, exigé de Canal+ qu’il respecte ses engagements contractuels auprès de beIN, à savoir payer les droits sous-licenciés et diffuser les deux premiers matchs de la saison compris dans le lot 3. Si Canal+ a obtempéré, il a fait appel avec l’espoir que le jugement sur le fond lui donnera finalement raison. C’est le pari cette fois-ci de beIN et de Canal+ qui, ensemble, ont ouvert le maximum de procédures pour obtenir une décision de justice qui rende caduques les conditions d’attribution du lot 3. Si ces procédures aboutissent, la LFP aura beaucoup perdu.
En effet, en cédant les droits à beIN et à Mediapro, la LFP avait privé de Ligue 1 Canal+, son diffuseur historique. Mais les droits étaient cédés avec la possibilité de les sous-licencier, ce qui a permis à Canal+ de revenir dans le jeu, les équilibres restant ceux de la distribution de la télévision payante où Canal+ est un acteur central. Avec des droits cédés à Amazon, il n’y a aucune chance d’espérer un partage de ceux-ci : le géant de l’e-commerce ne rencontrera pas de difficultés financières. Une saison de Ligue 1 représente en effet cinq jours de bénéfices pour Amazon… La LFP bascule donc en grande partie dans le streaming vidéo en se soumettant à ses règles : le foot devient un produit d’appel pour fidéliser des consommateurs en ligne et, comme Amazon aime à le rappeler, pour « vendre des chaussettes ». C’est tout du moins ce qui a convaincu Amazon d’investir dans les droits de diffusion de Roland-Garros, les matchs étant mis à leur disposition sans supplément pour les abonnés d’Amazon Prime Video, parce que « les abonnés les plus engagés avec Prime Video tendent à être plus actifs dans l’écosystème Amazon et plus longtemps ». Prudent, Amazon a toutefois choisi de facturer la Ligue 1 en plus de l’abonnement à Prime Video, à 12,99 euros par mois. C’est deux fois moins cher que le prix de l’abonnement vendu il y a un an par Mediapro, mais le coût des droits est trois fois moins élevé. Amazon évite ainsi d’être accusé de fausser le marché des droits sportifs en transformant ces derniers en simple dépense marketing ou de vendre à perte si les matchs avaient été inclus dans l’abonnement Prime Video.
La LFP a donc fait un choix qui semble définitif. Elle va forcer Canal+ à vivre sans la Ligue 1, la chaîne ayant recentré sa communication sur les compétitions européennes de football (dont la Champions League) et sur son offre de programmes audiovisuels et cinématographiques, de plus en plus souvent distribuée par l’intermédiaire de MyCanal, avec une démarche d’agrégation des contenus les plus demandés (Netflix, Disney+, beIN). De ce point de vue, Prime Video n’est qu’un catalogue parmi d’autres, avec des matchs de foot parmi d’autres. Le rugby, la moto et la Formule 1 sont censés prendre le relais sur la chaîne cryptée, le rendement des droits étant, sur ces sports, beaucoup plus favorable. La Ligue a aussi fait le choix de soutenir les services de vidéo qui fragilisent les chaînes payantes de télévision et qui tirent les prix des abonnements vers le bas. Or, ces services, dont Prime Video, sont dans une logique de contrôle des coûts : Netflix est devenu le plus grand producteur au monde pour ne pas dépendre des studios qui jouaient la surenchère ; DAZN et Amazon investissent certes dans les droits sportifs, mais ils entrent sur le marché quand celui-ci est orienté à la baisse. Si Canal+ parvient à vivre sans la Ligue 1, les droits du football en France ne seront plus stratégiques et la surenchère qui les caractérise depuis les années 1990 va cesser, avec une baisse inévitable des montants à la clé. Cette baisse pourrait s’enclencher rapidement en cas de décision favorable à Canal+ et beIN, suite aux actions en justice qu’ils ont lancées.
Sources :
- « Amazon devient le principal diffuseur du football français », Nicolas Madelaine, Marina Alcaraz, David Barroux, Les Échos, 14 juin 2021.
- « L’exubérance irrationnelle de la LFP », Enguérand Renault, Le Figaro, 14 juin 2021.
- « Amazon prend la balle au bond », Marina Alcaraz, Les Échos, 28 juin 2021.
- « Le foot français à 13 euros plus un abonnement à Amazon Prime », Nicolas Madelaine, Les Échos, 15 juillet 2021.
- « Twitch, le nouveau terrain incontournable pour le football français », Guillaume Caire, Les Échos, 22 juillet 2021.
- « Droits du foot : après la victoire de Canal+, la Ligue et beIN prêts à riposter », Marina Alcaraz, Les Échos, 26 juillet 2021.
- « Droits TV du foot : la guerre est déclarée entre beIN Sports et la LFP », Claudia Cohen, Le Figaro, 27 juillet 2021.
- « Foot : BeIN sous la protection du tribunal de commerce », Marina Alcaraz, Les Échos, 2 août 2021.
- « Foot : la Ligue 1 démarre, la bataille juridique va se poursuivre », Fabio Benedetti Lalentini, Les Échos, 6 août 2021.
- « Canal+ va payer et diffuser les débuts de la L1 », Enguérand Renault, Claudia Cohen, Le Figaro, 6 août 2021.
- « Diffusion du sport : Canal+ riposte à Amazon », Fabio Benedetti Lalentini, Les Échos, 1er septembre 2021.