La construction Zemmour
Hypertrophie
Fascination
Conscience
L’éclatement de la bulle ?
Le changement de perspective permet souvent de porter un regard enrichi sur une réalité. Dans le film First Man de Damien Chazelle (2018), Neil Armstrong explique ainsi que l’exploration spatiale est importante à ses yeux, non pour conquérir la Lune, mais pour permettre à l’humanité de voir différemment la Terre depuis l’espace. Dès septembre 2021, dans le journal suisse Le Temps, Richard Werly portait un regard tranché sur le rapport des médias hexagonaux au futur candidat Éric Zemmour, en titrant « Éric Zemmour, candidat des médias français »1. Au même moment, une partie des journalistes français commençaient à justifier le temps d’antenne et le volume d’articles dédiés au polémiste – déjà condamné pour provocation à la haine et à la violence – par l’existence d’un « fait politique » ; peu importe si ce dernier ne prenait que la forme d’une fausse « paparazzade » en Une de Paris Match en septembre 2021 ou du ressassement d’obsessions islamophobes depuis plus de dix ans.
La construction Zemmour
Les résultats du premier tour de l’élection présidentielle de 2022, auquel Éric Zemmour a obtenu 7,07 % des suffrages exprimés, ne peuvent qu’interpeller au regard de la bulle médiatique créée et entretenue de septembre 2021 à mars 2022, autour de la candidature du président de Reconquête !. Ils invitent aussi à s’interroger sur la pratique sondagière qui a servi à légitimer cette candidature.
En attente de leur « moment Baron noir », pressés de faire vivre une actualité de « dernières minutes », de polémiques et de rebondissements préécrits, la quasi-totalité des médias français, et pas seulement les chaînes d’information en continu, a choisi de traiter l’élection présidentielle à venir en faisant du polémiste son centre de gravité. La couverture médiatique hypertrophiée dont Éric Zemmour a bénéficié a créé le « fait politique » qu’elle était censée analyser. La place centrale prise par le commentaire des enquêtes d’opinion, au détriment des débats de fond, a entretenu cette hypertrophie. Nombre d’intervieweurs ont concentré une part démesurée de leurs questions à solliciter des réactions sur des mouvements de sondages plus faibles que des marges d’erreur. Plusieurs acteurs politiques ont semblé se donner comme seule boussole stratégique les intentions sondagières.
Cette primauté accordée aux sondages l’a été dans un contexte d’explosion de leur nombre, tendance lourde depuis vingt ans qui s’est encore accélérée au cours des récentes années. Selon les chiffres de la Commission des sondages2, on est passé de 192 à 560 sondages en lien avec l’élection présidentielle entre 2002 et 2017. La barre des 600 enquêtes devait être largement dépassée pour la présidentielle de 2022. Leur multiplication sans justification apparente s’accompagne de nouvelles pratiques de constitution d’échantillons (échantillons en ligne de volontaires autorecrutés) qui soulèvent des interrogations sur la fiabilité des résultats (pointées notamment par le politiste Alexandre Dézé3). Elle rend d’autant plus facile, concernant la couverture de la candidature d’Éric Zemmour, des affirmations telles qu’« un mauvais sondage, c’est un mauvais sondage. Trois mauvais sondages, c’est peut-être le début d’un fait politique », publiée sous la plume du journaliste de Libération Nicolas Massol, en septembre 20214, pour commenter les courbes respectives de la présidente du Rassemblement national et du futur président de Reconquête !.
LA QUASI-TOTALITÉ DES MÉDIAS FRANÇAIS A CHOISI DE TRAITER L’ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE À VENIR EN FAISANT DU POLÉMISTE SON CENTRE DE GRAVITÉ
Si les sondages se veulent une tentative de photographie des intentions de vote à un moment donné, il est néanmoins frappant de noter en relisant a posteriori les analyses publiées en octobre 2021, c’est-à-dire un mois avant qu’Éric Zemmour ne soit candidat déclaré, que celles-ci mettaient en avant sa qualification possible au second tour en insistant sur « le faible niveau d’indécision de ses électeurs »5. Le phénomène d’évaporation – le rapport est de près de un à trois entre les 7,07 % du polémiste et certaines enquêtes de l’automne – de cet électorat présenté pourtant comme certain de son choix n’en est que plus marquant. Pour le dire autrement : la « question du leadership chez les nationalistes »6 s’est-elle réellement posée ailleurs que dans les salles de rédaction et les bureaux des instituts de sondage ? Les responsables des instituts assument volontiers que « faire vivre les sujets dans l’espace public »7 fait partie du rôle des sondages. Et ils ont en effet largement fait vivre le sujet « Éric Zemmour et thèses de Zemmour » jusqu’à son élimination sous la barre des 10 % au premier tour de la présidentielle. La pratique des sondages paraît ainsi avoir basculé, pour reprendre l’analyse d’Alexandre Dézé, de la mesure des rapports de force politiques à l’imposition dans le débat de rapports de force virtuels ; elle a créé autour de la candidature d’Éric Zemmour des « effets d’accréditation et de qualification »8.
LA « QUESTION DU LEADERSHIP CHEZ LES NATIONALISTES » S’EST-ELLE RÉELLEMENT POSÉE AILLEURS QUE DANS LES SALLES DE RÉDACTION ET LES BUREAUX DES INSTITUTS DE SONDAGE ?
La surexposition médiatique d’Éric Zemmour s’est immédiatement nourrie des sondages qu’elle a contribué à susciter dans une dynamique autoentretenue. Quentin Meunier, pour La Revue des médias9 de l’Ina (Institut national de l’audiovisuel), a ainsi retracé l’exégèse du premier sondage dédié à la possibilité d’une candidature du polémiste à la présidentielle : suite à une interview qu’il a donnée le 6 juin 2021 sur une chaîne YouTube fondée par deux proches de Marion Maréchal, qui provoque immédiatement dépêche AFP, articles du Monde et de Libération, couverture par BFMTV et France Info, le directeur du département Opinion de l’Ifop choisit de tester en situation la candidature Zemmour au premier tour et de proposer cette enquête au journal Le Point, qui en publiera les résultats dès le 16 juin.
Hypertrophie
Dès septembre 2019, l’historien Gérard Noiriel interrogeait dans son passionnant ouvrage
Le Venin dans la plume10 la place occupée par un polémiste souvent poursuivi en justice. Il y met en lumière plusieurs facteurs cumulatifs, parmi lesquels la dépendance aux chaînes d’information en continu – Gérard Noiriel cite à ce titre… Émile Zola, étonnamment d’actualité : « Le virus de l’information à outrance nous a pénétrés jusqu’aux os et nous sommes comme des alcooliques qui dépérissent dès qu’on leur supprime le poison qui tue » – et l’énergie mise par Le Figaro à « présenter Éric Zemmour comme un enfant du peuple, un pur produit de la méritocratie républicaine ». Le succès médiatique d’Éric Zemmour (d’abord chroniqueur puis polémiste quotidiennement à l’antenne) comme fondement de sa construction politique n’est pas sans rappeler à l’historien la dynamique qui a fait de Jean-Marie Le Pen une figure du jeu politique de premier plan pendant vingt ans. Citant les travaux d’Yves Gastaut, Gérard Noiriel pointe que le fondateur du Front national « parvint à se placer progressivement au centre du jeu, dans les années 1980, grâce à des émissions de télévision comme L’Heure de vérité (sur France 2), car ses bons scores à l’audimat précédèrent les scores électoraux de son parti ».
Mais si Éric Zemmour polémiste a bénéficié en temps d’antenne d’une exposition médiatique majeure sur CNews, ce n’est pas tant la place qu’il a prise dans les médias réputés ultraconservateurs, réactionnaires ou d’extrême droite que la couverture du moindre de ses propos par la quasi-totalité du champ médiatique (dès lors que l’hypothèse de sa candidature a émergé) qui l’a placé artificiellement (au regard de son poids politique réel) au centre du jeu. Les similitudes sont ici frappantes avec la campagne de 2016 de Donald Trump outre-Atlantique. Alexis Pichard11 montre que « sans [les médias progressistes], [Trump] n’aurait sans doute pas été élu ». Il souligne que « ces médias ont consacré à sa campagne une couverture démesurée du fait des passions qu’il a excitées chez leurs publics, ce qui s’est traduit par des records d’audience et de ventes » et qu’ils « se sont rapidement soumis au rythme imposé par le candidat républicain quitte à lui accorder toute l’attention ». Le parallèle avec la couverture médiatique dédiée à Éric Zemmour est évident. Chaque moment de la tournée de promotion de son livre, organisée à la rentrée de septembre 2021, s’est converti immédiatement, dans la presse écrite, à la télévision et à la radio françaises, en un pôle essentiel de l’actualité politique décliné à l’infini. Critique ou non, la couverture médiatique d’Éric Zemmour et les commentaires incessants à travers elle de non-faits politiques ont participé de la diffusion de ses thèses. Le mouvement est une nouvelle fois semblable à celui, également décrit par Gérard Noiriel dans Le Venin dans la plume, qui a permis « à Jean-Marie Le Pen de s’imposer au centre du jeu médiatique. Les journalistes qui défendent les « valeurs républicaines » dénoncent ces thèses extrémistes, mais ils ne cessent d’en parler car elles révèlent un malaise profond de notre démocratie ».
JEAN-MARIE LE PEN PARVINT À SE PLACER PROGRESSIVEMENT AU CENTRE DU JEU CAR SES BONS SCORES À L’AUDIMAT PRÉCÉDÈRENT LES SCORES ÉLECTORAUX DE SON PARTI
Fascination
Cette couverture médiatique disproportionnée offerte, d’abord à un polémiste qui se gardait bien de se déclarer candidat, puis à un candidat qui s’est rapidement révélé particulièrement faible, interroge aussi par son ton étonnamment peu critique quand il n’est pas louangeur. Ce dernier est attendu dans les pages de Paris Match, hebdomadaire dans le giron du groupe Bolloré, où l’on ne s’étonne pas de voir la campagne d’Éric Zemmour décrite mi-mars 2022 comme « la plus stupéfiante aventure de cette campagne présidentielle : l’avènement d’un sexagénaire, journaliste connu pour sa verve sombre, se propulsant au sommet de la course électorale »12. Il l’est moins dans les colonnes du Monde. Le portrait de la conseillère du polémiste Sarah Knafo13 quelques jours après la fausse paparazzade en Une de Paris Match prend inlassablement des allures de panégyrique : son CV est « éclatant », ses interlocuteurs « fascinés par son charme, son intelligence, sa jeunesse et son aplomb », elle « dévore Romain Gary et Albert Cohen » et est « travailleuse, cultivée, déterminée ».
La fascination autour d’Éric Zemmour et de sa campagne est telle qu’au lendemain de son échec retentissant les analyses du journal Le Monde sont venues considérablement amoindrir la portée des éloges dressés précédemment. On pouvait lire en décembre 2021 sur lemonde.fr14 : « Une génération entière l’a fantasmé, Éric Zemmour l’a fait.
LA COUVERTURE MÉDIATIQUE D’ÉRIC ZEMMOUR ET LES COMMENTAIRES INCESSANTS DE NON-FAITS POLITIQUES ONT PARTICIPÉ DE LA DIFFUSION DE SES THÈSES
Pour la première fois dans l’histoire de la Ve République, un candidat à la présidence fait voler en éclats la digue qui séparait la droite républicaine de l’extrême droite, rassemblant dans la même équipe des représentants de ces deux familles » en chapeau d’un long article dédié à « cet étonnant syncrétisme ». L’article du Monde consacré le 11 avril 202215 au pari raté d’Éric Zemmour souligne pourtant que ce syncrétisme n’a jamais existé : « Son parti Reconquête ! témoignait déjà de cette faiblesse : Éric Zemmour a en réalité bâti un nouveau Rassemblement national à la droite du RN, où les ralliés du parti Les Républicains sont rares : un obscur sénateur […], un ancien député inconnu […], et surtout […] un rallié de plusieurs partis successifs. » Surprenant pas de deux entre une première publication faisant briller Éric Zemmour comme figure historique de l’union de la droite et de l’extrême droite et reprenant à ce titre le discours officiel du candidat, et une seconde démontrant, au vu des résultats électoraux, que cette union ne s’est jamais concrétisée.
CETTE COUVERTURE MÉDIATIQUE DISPROPORTIONNÉE INTERROGE AUSSI PAR SON TON ÉTONNAMMENT PEU CRITIQUE QUAND IL N’EST PAS LOUANGEUR
Comment expliquer cette fascination – consciente ou inconsciente – qu’Éric Zemmour a paru exercer pendant des mois sur l’ensemble des acteurs du jeu médiatique et qui les a conduits à en faire le barycentre de leur approche de l’élection présidentielle ? L’hypothèse d’une fascination en partie liée à la profession de journaliste pratiquée quelques années par le polémiste mériterait d’être examinée. Deux des phénomènes mis en avant par l’historien Gérard Noiriel dans Le Venin dans la plume y invitent en tout cas. Le premier est le fait que « tout le combat de Zemmour se déroule à l’intérieur d’un petit milieu médiatique qui se prend pour le centre du monde », situation qui a sans doute contribué à hypertrophier le poids réel d’Éric Zemmour aux yeux des acteurs de ce milieu dès lors qu’il a longtemps été (et a continué à être pendant une grande partie de sa précampagne) l’un des leurs. Le second phénomène, et c’est l’un des points communs entre Édouard Drumont et Éric Zemmour mis en lumière par Gérard Noiriel dans son essai, est le fait que tous deux « ont acquis leur notoriété à des époques où les journalistes occupaient une place hégémonique dans l’espace public ; le premier parce qu’il a publié ses livres avant l’émergence de la démocratie de partis ; le second parce qu’il a exploité les nouvelles ressources offertes par le déclin des partis politiques ». L’externalisation progressive et largement analysée par la science politique, à partir des années 1980, de la production d’idées par des partis politiques de plus en plus dédiés à la seule préparation des échéances électorales, a favorisé leur déclin et leur marginalisation dans le débat public, qui a ouvert des opportunités à des personnalités comme Éric Zemmour et à leurs thèses. La bulle Éric Zemmour gonfle dans un contexte où, lors des deux dernières échéances présidentielles de 2017 et 2022, un unique concept a fortement imprégné le débat politique, même s’il n’a pas rencontré son électorat : celui de revenu universel porté par Benoît Hamon, dont l’idée ne provient pas d’une réflexion interne au sein du Parti socialiste mais bien de sa campagne pour la « primaire citoyenne » de 2017.
L’HYPOTHÈSE D’UNE FASCINATION EN PARTIE LIÉE À LA PROFESSION DE JOURNALISTE PRATIQUÉE QUELQUES ANNÉES PAR LE POLÉMISTE MÉRITERAIT D’ÊTRE EXAMINÉE
Conscience
L’exposition médiatique continue dont Éric Zemmour a bénéficié pendant plusieurs mois est ainsi un fait qui doit toutefois être éclairé à la lumière d’une question : en quoi le traitement médiatique de sa précampagne et de sa campagne a-t-il été – ou n’a-t-il pas été – problématique ? Cette première interrogation en entraîne directement une seconde au regard de la disproportion entre la couverture médiatique consacrée au polémiste et son poids politique mesuré par les urnes : dans quelle mesure la première a-t-elle contribué au second, même si ce dernier est bien loin des résultats annoncés par les enquêtes d’opinion ?
A posteriori, Laure Adler, dans l’émission C ce soir sur France 5 du 11 avril 2022, est l’une des seules à avoir, à l’issue de l’élection présidentielle, exprimé un « mea culpa en tant que journaliste. Je pense que nous sommes très nombreux à être concernés par ce mea culpa. Je pense que nous avons participé à la bulle médiatique et à la construction de la candidature d’Éric Zemmour ».
Pendant la campagne présidentielle, des questionnements existaient déjà sur le poids joué par les médias dans la popularité mesurée d’Éric Zemmour. Ariane Chemin et Ivanne Trippenbach écrivaient ainsi, début décembre 2021 dans les colonnes du Monde16, que la précampagne du polémiste avait « fait tourner la tête d’une partie des élites politiques, économiques, médiatiques » et que, « en un automne, l’establishment [avait] laissé un homme qui défend la théorie raciste du « grand remplacement » […] et multiplie les provocations sexistes et homophobes s’imposer comme un candidat crédible à la présidentielle d’avril 2022 ».
A POSTERIORI, LAURE ADLER EST L’UNE DES SEULES À AVOIR À L’ISSUE DE L’ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE EXPRIMÉ UN « MEA CULPA EN TANT QUE JOURNALISTE »
On peut également citer un article d’octobre 2021 de Margaux Duguet sur le site francetvinfo.fr17, dédié à l’influence des médias sur le début de campagne au regard de la forte exposition médiatique dont bénéficiait Éric Zemmour, corrélée à son envolée dans les sondages. Elle y notait que les instituts de sondage expliquaient tester le polémiste du fait de sa présence dans les médias. Avec les résultats des enquêtes d’opinion comme point d’appui à un traitement médiatique cherchant à susciter de façon incessante des réactions aux propos du polémiste ou à l’hypothèse de sa présence au second tour, très tôt se sont autoalimentées l’hypertrophie de la couverture médiatique accordée à Éric Zemmour d’une part, et la multiplication des enquêtes d’opinion testant non seulement sa candidature mais également ses « propositions » d’autre part. Le 30 novembre 2021, on pouvait ainsi lire sur le site du New York Times18 : « Mr. Zemmour experienced a rapid rise in the polls over the past few months, fueled by feverish media coverage of his latest book tour, but he has stumbled in recent weeks. » (M. Zemmour a connu une montée rapide dans les sondages au cours des derniers mois, alimentée par la couverture médiatique frénétique de sa dernière tournée de livres, mais il a trébuché ces dernières semaines.)
Ces questionnements sur le rôle joué par les médias et les sondages, et sur leur autoalimentation réciproque, semblent toutefois n’avoir pas été unanimement partagés ; en effet, des journalistes et des commentateurs se sont attachés à présenter Éric Zemmour comme le fait politique majeur de la présidentielle de 2022, y compris après que les enquêtes d’opinion l’ont durablement mesuré au-dessous de la barre des 10 %. On a ainsi pu entendre dans le « débrief » de l’émission Élysée 2022 diffusée sur France 2, le 5 avril 2022, à cinq jours du premier tour : « Quand bien même Éric Zemmour ferait 6, 8, 9 %, il partait de zéro Éric Zemmour » afin de justifier qu’il soit la « révélation » de la campagne. Seul l’éclatement de la guerre en Ukraine a finalement restreint la surface médiatique dédiée à sa candidature.
L’éclatement de la bulle ?
Le faible score d’Éric Zemmour lors du premier tour de l’élection présidentielle 2022 ne paraît toutefois pas avoir créé dans les médias français de formes nouvelles de retenue à son égard, ce qui vient nourrir l’hypothèse d’une fascination des acteurs du jeu médiatique en partie liée à la profession de journaliste qu’il a exercée. Il aurait pourtant été naturel de mettre ce résultat en regard de ceux, proches, obtenus par François Bayrou en 2002 et en 2012 (6,84 % et 9,13 %) ou par Benoît Hamon en 2017 (6,36 %), et de réserver à Éric Zemmour un traitement médiatique de ses engagements politiques postprésidentielle semblable à celui qui leur avait été accordé, c’est-à-dire un traitement de second plan. À l’inverse, la bulle médiatique Zemmour paraît avoir surmonté sans dommage son échec à l’élection. Au cours de la seconde semaine de l’entre-deux tours, M, Le magazine du Monde, a ainsi fait un portrait de Stanislas Rigault19, président de Génération Z (parti « jeunes » soutenant la candidature d’Éric Zemmour). Le ton est celui de la presse people – « à la terrasse ombragée du bistrot du 7e arrondissement où il a ses habitudes, cet ami intime de Sarah Knafo […] garde ses lunettes de soleil, comme s’il avait la gueule de bois » – et les angles retenus entrent en forte résonnance avec le portrait consacré en octobre 2021 à Sarah Knafo que nous avons mentionné plus haut (elle est, quant à elle, « habituée du Café Bonaparte, à Saint-Germain-des-Prés, où les serveurs la tutoient et lui apportent le verre de rosé qu’elle préfère »). En quoi ce portrait informait-il de quelque manière que ce soit sur la campagne du second tour ou sur un responsable politique de premier plan ? La question reste ouverte et sans doute a-t-elle été tranchée en conférence de rédaction.
LA PRESSE EST L’INSTITUTION NON GOUVERNEMENTALE LA PLUS INDISPENSABLE ET LA PLUS REDOUTABLE POUR LA DÉMOCRATIE
Elle ne peut pas en effet ne pas l’avoir été tant les médias et les journalistes portent une responsabilité particulière en démocratie dès lors que la presse, pour reprendre les mots du professeur de philosophie Charles Girard20, est « l’institution non gouvernementale la plus indispensable et la plus redoutable pour la démocratie […] car, dans des sociétés de grande taille, elle seule peut assurer la découverte et la circulation des informations, la diffusion et la confrontation des opinions, en un mot l’institution des conditions du débat public nécessaire à la formation des volontés individuelles des citoyens ».
Mesuré par les urnes lors du premier tour de la présidentielle et lors des élections législatives où son parti Reconquête ! présente des candidats (dont le polémiste), le poids politique réel d’Éric Zemmour contribuera-t-il à terme à faire exploser la bulle médiatique qui l’entoure ? Sans doute la pleine compréhension du rôle joué par les acteurs du jeu médiatique dans la construction de la candidature Zemmour à la présidentielle de 2022, et dans la publicité inédite faite à cette candidature, conduira-t-elle un certain nombre d’entre eux à s’interroger sur la pertinence de leurs choix passés et sur les fondements de leurs choix à venir.
Sources :
- « Éric Zemmour, candidat des médias français », Richard Werly, letemps.ch, 26 septembre 2021.
- « La Commission des sondages face aux élections présidentielles et législatives de 2017 », Marie-Ève Aubin, présidente, M. Mattias Guyomar, secrétaire général, commission-des-sondages.fr, rapport délibéré et adopté le 20 décembre 2017.
- 10 leçons sur les sondages politiques, Alexandre Dézé, De Boeck Supérieur, 2022.
- « Extrême droite. Sondages : Marine Le Pen dévisse, Zemmour se hisse »,Nicolas Massol, Libération, 14 septembre 2021.
- « François Kraus : « Éric Zemmour n’est pas une bulle médiatique » », Aziliz Le Corre, Le Figaro, 21 octobre 2021.
- « Élection présidentielle 2022 : les sondages, juges de paix de la précampagne », Abel Mestre, Franck Johannès, Sarah Belouezzane et Julie Carriat, Le Monde, 10 octobre 2021.
- « Pouvoir se fier à des sondages sérieux reste un enjeu démocratique », tribune, Collectif de sondeurs, Le Monde, 14 novembre 2016.
- « Jamais il n’y a eu autant de sondages alors qu’il y a de véritables faiblesses dans leur fabrication, et que l’opacité règne », entretien avec Alexandre Dézé, propos recueillis par Abel Mestre, Le Monde, 13 février 2022.
- « Comment l’Ifop et Le Point ont décidé de tester la candidature d’Éric Zemmour », Quentin Meunier, larevuedesmedias.ina.fr, 15 juillet 2021.
- Le Venin dans la plume. Édouard Drumont, Éric Zemmour, et la part sombre de la République, Gérard Noiriel, La Découverte, 2019.
- Trump et les médias. L’illusion d’une guerre ?, Alexis Pichard, VA Éditions, 2020.
- « Éric Zemmour, la plus stupéfiante aventure de cette campagne présidentielle », Émilie Lanez, Paris Match, 17 mars 2022.
- « Élection présidentielle 2022 : derrière Éric Zemmour, l’indispensable Sarah Knafo », Ivanne Trippenbach et Franck Johannès, Le Monde, 17 octobre 2021.
- « Derrière Éric Zemmour, les cinquante lieutenants d’une campagne d’extrême droite »,Jérémie Baruch, Maxime Vaudano, Vincent Nouvet et Anne Michel, lemonde.fr, 12 décembre 2021.
- « Le pari raté d’Éric Zemmour, passé à côté d’une campagne dans laquelle il a pourtant imposé ses thèmes », Franck Johannès, Le Monde, 11 avril 2022.
- « Entre Éric Zemmour et une partie de l’élite économique et intellectuelle, une étrange bienveillance », Ariane Chemin et Ivanne Trippenbach, Le Monde, 1er décembre 2021.
- « Présidentielle 2022 : les médias ont-ils une véritable influence sur la popularité des candidats ? », Margaux Duguet, francetvinfo.fr, 21 octobre 2021.
- « Éric Zemmour, Far-Right Pundit, Makes French Presidential Run Official »,Aurelien Breeden and Constant Méheut, nytimes.com, November 30, 2021.
- « Pour Stanislas Rigault, une campagne pro-Le Pen à contre-cœur », Stéphanie Marteau, M, Le magazine du Monde, 20 avril 2022.
- « De la presse en démocratie. La révolution médiatique et le débat public », Charles Girard, laviedesidees.fr, 11 octobre 2011.