Succès de YouTube Premium, catalogue de 100 millions de morceaux de musique pour Amazon Prime… l’écoute gratuite de la musique n’est plus incompatible avec le développement de services facturés, un mode de rémunération typique des marchés low cost.
Si le marché de la musique s’est adapté à l’environnement numérique au point de renouer avec la croissance (voir La rem n°52, p.80), les start-up qui ont inventé ces nouveaux usages et les offres qui leur sont associées, Spotify et Deezer, se font désormais progressivement dépasser par les plateformes Apple, YouTube (Alphabet) et Amazon (voir La rem n°37, p.60). Certes, Spotify domine encore le marché mondial avec 205 millions d’abonnés fin janvier 2023. Apple ne communique plus ses chiffres depuis 2019, mais il devance encore probablement Amazon. En revanche, YouTube a annoncé, en septembre 2022, disposer de 80 millions d’abonnés à ses offres Premium, un chiffre en hausse de 60 % sur un an, ce qui le place au moins sur la troisième marche du podium après Spotify et Apple Music. YouTube Premium fédérait en effet 50 millions d’abonnés en 2021, un chiffre déjà exceptionnel puisque le service ne comptait que 20 millions d’abonnés en février 2020, au début de la crise sanitaire, date à partir de laquelle la hausse rapide du nombre d’abonnés a commencé. Ces chiffres additionnent deux types d’abonnements : celui à l’offre YouTube Premium (11,99 euros par mois), laquelle donne accès à tout YouTube sans publicité, et les abonnements au seul service de streaming musical, YouTube Music, qui est commercialisé séparément pour un tarif de 9,99 euros par mois.
Lancés en 2018, YouTube Premium et YouTube Music ont remplacé YouTube Red (voir La rem n°42-43, p.72) qui n’a jamais trouvé son public, faute de disposer d’un catalogue suffisamment élargi. Les deux nouveaux services du groupe Alphabet remplissent en revanche toutes les conditions du succès. Le catalogue est riche puisqu’il compte 100 millions de titres (Deezer en compte 90 millions et Spotify 80 millions) et, surtout, YouTube Music propose des bonus qui le distinguent. Il s’agit notamment des afterparties, des moments d’échanges entre un artiste et les abonnés Premium à l’issue des live que YouTube organise sur son service. YouTube, dont 25 % du temps passé sur le service est consacré à l’écoute de musique, joue donc de tous ses avantages. Le premier d’entre eux est en effet de fédérer la plus grande communauté de fans de musique au monde dans sa version gratuite, notamment dans les pays à faibles revenus où Apple et Amazon ont plus de mal à percer. Avec 2 milliards d’utilisateurs dans le monde, YouTube incite les artistes à s’y produire, les live étant un produit d’appel qui crée l’évènement quand les services qui s’appuient sur un catalogue n’offrent qu’une personnalisation de l’écoute. Ces live pour tous vont attirer l’attention sur YouTube Music : ainsi, Indochine a fêté les quarante ans du groupe sur YouTube le 29 septembre 2021. Les membres Premium ont eu ensuite la possibilité de passer une demi-heure avec le groupe sur un chat réservé. Le 14 avril 2021, alors que les salles de concert étaient encore fermées dans de nombreux endroits du monde, Justin Biber a réuni 10 millions de personnes sur YouTube pour un live, depuis le toit de l’hôtel de Crillon à Paris. Les artistes sont donc les premiers promoteurs de YouTube et les bonus la clé du succès de YouTube Music.
Le second avantage de YouTube est sa capacité à procurer de nouveaux revenus. Les artistes ont depuis longtemps misé sur YouTube comme levier de promotion, les recettes publicitaires générées étant en revanche souvent estimées comme insuffisantes une fois rapportées aux volumes d’écoute. Mais les choses ont changé avec YouTube Premium : désormais, YouTube est devenu un acteur majeur du streaming payant et contribue donc, au même titre que Spotify ou Apple Music, à financer le marché de la musique grâce aux dépenses des consommateurs. S’ajoute enfin un troisième poste de dépenses : les droits d’auteur versés pour la reprise de morceaux de musique dans des contenus YouTube produits par des « créateurs » (influenceurs, éditeurs divers et variés de chaînes YouTube). YouTube donne en effet à ces derniers l’accès à un catalogue de musiques dont les droits d’exploitation sont bon marché, ce qui permet de légaliser les pratiques, d’autant que les défis musicaux sont à la mode depuis que TikTok les a popularisés (YouTube propose le même type de vidéos avec ses Shorts). Sauf que, là encore, l’effet volume joue son rôle d’amplificateur : 30 % des revenus musicaux générés par YouTube correspondent à la rémunération des droits d’auteur. En définitive, YouTube dit avoir reversé 6 milliards d’euros à l’industrie musicale entre juillet 2021 et juin 2022, contre 4 milliards d’euros l’année précédente et seulement 1 milliard d’euros en 2016. C’est presque autant que Spotify (7 milliards de dollars en 2021), mais ce dernier compte un plus grand nombre d’abonnés, un argument invoqué par YouTube pour souligner que le partage des recettes publicitaires et les droits d’auteur sont aussi des revenus à prendre en considération dans le financement du marché de la musique. YouTube espère ainsi devenir le premier contributeur du marché en 2025. Il pesait déjà un quart du marché mondial de la musique en 2021, selon les derniers chiffres connus.
Au-delà des annonces de YouTube, celles d’Amazon sont également significatives d’un renforcement des tendances de fond sur le marché de la musique, qui favorisent les plateformes au détriment des acteurs historiques. Le 1er novembre 2022, Amazon a donné accès à un catalogue de 100 millions de titres (autant que YouTube Music) à ses abonnés Prime (6,99 euros par mois en France), alors que jusqu’à cette date le catalogue était limité à 2 millions de titres. Avec Amazon Music Unlimited, Amazon proposait déjà l’accès à une offre élargie, mais elle était facturée 9,99 euros par mois. Amazon s’est donc mis d’accord avec les majors pour offrir sans frais supplémentaires un catalogue très riche aux abonnés Prime, le service de livraison du groupe qui s’accompagne aussi d’une offre de contenus de divertissement, dont la musique. Pour autant, Amazon commercialise encore ses offres payantes de musique. C’est que Prime et Amazon Music Unlimited, si elles proposent le même catalogue, ne proposent pas les mêmes services d’écoute. Dans les deux cas, la publicité est supprimée (à l’inverse d’Amazon Music Free lancé en France en 2021), parce que les consommateurs ont accepté de payer, mais pas pour la même chose. Avec Amazon Music Illimited, le service s’apparente à celui de Deezer ou de Spotify : audio HD, playlists personnalisées et hors connexion et surtout écoute à la demande des titres. Avec Prime, l’offre de musique interdit la possibilité d’une écoute à la demande, l’écoute du catalogue étant aléatoire, même si quinze playlists sont disponibles, dont trois seulement personnalisées. Avant ce changement dans l’offre musicale de Prime, le catalogue était, certes, limité à 2 millions de titres, mais l’écoute à la demande était possible. Sa suppression a donc conduit les majors à revoir leur position vis-à-vis d’Amazon, Prime ayant été perçu dans un premier temps comme une menace pour le marché du streaming payant puisque le service de livraison semblait transformer l’accès à la musique en ligne en simple argument marketing.
Les majors ont en fait validé la structure low cost du marché de la musique en ligne. Un marché de type low cost est un marché où le consommateur décide de payer pour les services qu’il souhaite (pensons au café ou aux bagages en soute chez les transporteurs aériens), après avoir payé pour accéder au service de base (prendre un avion pour aller d’un point A à un point B). Les offres tout-en-un, où le service de base est complété avec des bonus ne sont donc plus la règle, ce qui tire globalement les prix vers le bas puisque les consommateurs sont les derniers arbitres de ce qui mérite ou pas d’être payé. Seuls seront facturés les services qui le méritent. En l’occurrence, sur le marché de la musique, l’écoute n’est plus facturée : YouTube propose gratuitement en ligne toute la musique du monde, mais avec des coupures publicitaires ; Amazon met 100 millions de titres en accès libre si on s’abonne à Prime. Nous considérons l’abonnement à Prime comme une forme d’écoute gratuite de la musique, même s’il faut payer pour écouter car nombreux sont ceux qui s’abonnent à Prime pour autre chose que la musique : sur 200 millions d’abonnés Prime au 1er janvier 2021, Amazon indique que 80 millions sont des utilisateurs d’Amazon Music. En revanche, pour disposer de playlists personnalisées, de l’écoute à la demande, il faut payer en plus et payer notamment une offre spécifique dédiée à la musique. C’est l’offre Amazon Music Unlimited, qui est l’équivalent de Deezer et Spotify. C’est aussi l’offre YouTube Music avec ses bonus. Le consommateur ne paye donc pas pour écouter de la musique ; il paye pour l’écouter à la demande, pour des bonus, pour de la personnalisation, en général pour des services qui enrichissent l’écoute de musique. Il est dès lors possible d’élargir massivement le marché de l’écoute, et même légitime d’offrir l’écoute de musique par tous les canaux possibles, puisque la propension à payer est différente et consiste d’abord à acheter une expérience d’écoute améliorée. Les majors ont donc intérêt à revoir leurs accords avec Amazon, ce qu’elles font en ouvrant leur catalogue tout en limitant les possibilités d’écoute à la demande, comme elles ont tout intérêt à travailler avec YouTube, dans sa version gratuite et dans sa version Premium. En offrant à tous des billets d’avion pas cher, on parvient à vendre du café à quelques-uns. C’est en offrant à tous l’écoute de morceaux de musique par millions qu’on parvient ensuite à vendre à quelques-uns des abonnements Premium. De ce point de vue, le modèle d’Apple Music, totalement payant, est faussement atypique : il n’élargit pas la communauté des fans de musique avec de l’écoute gratuite, mais il compte sur l’élargissement de la communauté des fans des produits de la marque. Toutes ces stratégies confirment que le marché de la musique est un marché low cost : le segment du 100 % payant est réservé à la plateforme qui a su développer un écosystème extrêmement verrouillé où la propension à payer est forte parce que la capacité à faire jouer la concurrence est faible.
Sources :
- « YouTube accélère dans la musique », Fabio Benedetti Valentini, Les Échos, 3 septembre 2021.
- « Comment YouTube veut s’imposer face à Spotify », Caroline Sallé, Le Figaro, 22 septembre 2021.
- « YouTube, l’OPA amicale sur la musique », Isabelle Lesniak, Les Échos week-end, 19 novembre 2021.
- « Amazon accélère dans le streaming musical », Caroline Sallé, Le Figaro, 2 novembre 2022.
- « Amazon élargit son catalogue musical pour ses abonnés Prime », Stéphane Loignon, Les Échos, 2 novembre 2022.
- « YouTube annonce plus de 80 millions d’abonnés », Stéphane Loignon, Les Échos, 2 novembre 2022.
- « YouTube : plus de 80 millions d’abonnés à ses offres payantes », Caroline Sallé, Le Figaro, 10 novembre 2022.
- « Spotify frôle le demi-milliard d’utilisateurs mais creuse ses pertes », Stéphane Loignon, Les Échos, 1er février 2023.