Deux études récentes, de nature très différente, rendent compte du « manque à informer » sur le défi crucial du XXIe siècle.
L’actualité internationale est dominée à la fois par les manifestations récurrentes du dérèglement climatique et, depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, par la question de la souveraineté énergétique. Dans ce contexte mondial difficile, le traitement médiatique de deux sujets majeurs, l’énergie et le climat, reste marqué par le poids de la désinformation.
Énergies fossiles et désinformation
Spécialisée dans la veille médiatique, la société Newsback livre un constat chiffré grâce à son baromètre des thématiques associées à la désinformation dans les médias français publié en mai 2023. Effectuée par la plateforme Tagaday, l’analyse porte sur 5 400 programmes d’information diffusés entre le 1er janvier 2013 et le 31 mars 2023 par 410 chaînes de télévision et stations de radio, ainsi que sur 3 000 publications de presse écrite imprimée ou en ligne.
Il apparaît nettement que les diverses sources d’énergie ne font pas l’objet de la même attention de la part des médias. Sujet des deux tiers de l’ensemble des articles consacrés à l’énergie, les énergies fossiles – pétrole et gaz – bénéficient d’une visibilité bien plus grande que le nucléaire ou les énergies renouvelables. Par conséquent, le pétrole et le gaz sont également les deux sources d’énergie dont le traitement médiatique est le plus entaché par la désinformation et, en outre, sans amélioration notable entre 2013 et 2022.
Savoir scientifique et médias
Dans un article publié par la revue Global Environmental Change (Elsevier) en avril 2023, une équipe de chercheurs spécialisés en géosciences et en psychologie de l’Université de Lausanne (UNIL) a étudié, quant à elle, la façon dont les travaux scientifiques sur le changement climatique étaient relayés par les médias grand public. L’information produite à partir de leurs travaux sur le climat est-elle adaptée à ce défi, s’interrogent les chercheurs. Quelles sont les caractéristiques des articles scientifiques sur ce sujet qui parviennent à appeler l’attention des médias du monde entier ? Et surtout, cette couverture médiatique des travaux de recherche sur le dérèglement climatique peut-elle favoriser la prise de conscience des citoyens et, par conséquent, encourager leur engagement dans des actions liées au climat ?
Premier constat : les 51 230 articles scientifiques publiés en 2020 ont donné lieu à 36 355 mentions dans les médias d’information internationaux. Cependant, l’attention des médias se concentre sur un petit nombre d’articles : 9 % ont été cités au moins une fois et 2 % au moins dix fois. L’analyse des 100 publications scientifiques les plus médiatisées (soit 38 % des articles repris par les médias), comparées à un sous-ensemble de 100 articles rassemblés de façon aléatoire, montre que la plupart des publications scientifiques qui intéressent les journalistes sont issues de revues pluridisciplinaires, et non spécialisées dans une discipline en lien avec l’étude du climat, et d’un nombre restreint de revues à comité de lecture réputées de haut niveau. « Les médias d’information offrent une facette étroite et limité des connaissances sur le changement climatique », écrivent les chercheurs. Dans l’échantillon d’articles retenus par hasard, on ne trouve que 13 % de publications scientifiques ayant été reprises par les médias ; 41 % des publications scientifiques dont parlent les médias d’information émanent de six revues de grande renommée, soit trois revues du groupe de presse Nature Research (Springer, Allemagne), PNAS (Proceedings of the National Academy of Sciences, États-Unis) et deux revues éditées par l’AAAS (American Association for the Advancement of Science, États-Unis). Les chercheurs en concluent que « la sélection des recherches qui méritent l’attention du public, et la mesure dans laquelle elles sont médiatisées, sont donc associées à la réputation scientifique perçue des revues universitaires ».
En 2020, la grande majorité des articles scientifiques sur le climat ont été publiés dans des revues spécialisées dans une seule discipline en particulier : 60 % dans des revues de sciences naturelles, 19 % dans des revues de technologies, 8 % dans celles en sciences sociales et en économie, 5 % en agriculture et 3 % en médecine et santé. Pourtant, ce sont les articles édités dans des revues pluridisciplinaires qui sont surreprésentés : ainsi, 5 % de l’ensemble des articles scientifiques publiés constituent 21 % des articles les plus médiatisés et 39 % des citations dans les médias d’information. « Les revues pluridisciplinaires publient des travaux de recherche issus d’un large éventail de disciplines mais ne favorisent pas nécessairement les études pluridisciplinaires ou transdisciplinaires », précisent les auteurs.
L’étude montre également pour chaque discipline la corrélation entre connaissances scientifiques produites et connaissances scientifiques médiatisées. Le corpus des 100 premiers articles médiatisés affiche une diversité disciplinaire plus faible que le sous-ensemble des articles retenus par hasard, lequel reflète la production globale de connaissances. Les sciences naturelles (+ 22 %) et les sciences de la santé (+ 400 %) sont surreprésentées, comparées aux sciences sociales et à l’économie (- 63 %) ou aux technologies et à l’énergie (- 55 %). Si l’on agrège les articles ciblant les sciences naturelles et les articles pluridisciplinaires se référant aux sciences naturelles, cette discipline remporte 82 % des 100 articles les plus médiatisés. Les aspects sociaux, économiques, technologiques et énergétiques du changement climatique se trouvent sous-estimés dans le traitement médiatique.
Autre lacune relevée par les chercheurs dans cette même enquête : la sélection opérée par les médias d’information cantonne la recherche scientifique dans « un rôle de sentinelle et de dénonciation » des conséquences à grande échelle, observées ou projetées pour la fin de siècle, sur les écosystèmes terrestres. Les connaissances sur les effets à l’échelle locale et à court terme sont négligées, et donc sous-estimées, tout comme les solutions étudiées. Les revues scientifiques plébiscitées par les médias décrivent des menaces climatiques, en nombre limité et advenant seulement à très long terme – la fonte des glaciers, par exemple. La mesure et les prévisions de l’intensité des phénomènes climatiques sont des sujets qui prédominent dans les médias (63 % des articles scientifiques les plus médiatisés, soit deux fois plus que dans le corpus aléatoire 27 %). En revanche, la compréhension des processus ou l’efficacité des mesures à prendre sont deux à sept fois moins souvent mises en avant dans les articles les plus médiatisés que dans les articles choisis au hasard. La majorité (56 %) des 100 premiers articles médiatisés relèvent des sciences naturelles et ils relatent l’ampleur des phénomènes induits par le changement climatique à l’échelle continentale ou mondiale (dont 40 % avec des projections d’ici la fin du siècle), contre seulement 4 % de la sélection aléatoire d’articles.
Selon les chercheurs suisses, ce parti pris des médias est contre-productif. En effet, l’angle choisi pour rendre compte de la réalité place d’emblée les publics à distance des phénomènes, provoquant « déni et évitement », au lieu de susciter une motivation à agir. S’appuyant sur des mécanismes psychologiques avérés, les chercheurs démontrent que cette narration distanciée empêche le déclenchement de comportements pro-environnementaux. « Les individus exposés à ces faits, ne se sentant pas directement concernés, tendront vers un traitement périphérique, superficiel et distrait de l’information, explique l’un des auteurs, Fabrizio Butera, professeur à l’Institut de psychologie de l’UNIL. Or seule une prise en considération centrale, profonde et attentive permet au public de transformer ce qu’il sait en mécanismes d’action et d’engagement. » La peur pourrait être un moteur de changement des attitudes si les explications de l’impact de la crise climatique étaient inscrites dans la vie quotidienne, non repoussées à la fin du siècle, et si elles s’accompagnaient, de façon pragmatique, de solutions appropriées.
« Notre étude est un appel à l’interdisciplinarité et à l’action. Isolément, un être humain n’aura pas d’impact, mais des actions collectives sont très efficaces. Il existe des solutions, mais il faudrait les mettre en lumière, au-delà des initiatives locales », déclare Marie-Élodie Perga, professeure à l’Institut des dynamiques de la surface terrestre de l’UNIL.
« Comment couvrir efficacement la crise climatique ? » : il s’agit là d’une question que l’Union européenne de Radio-Télévision (UER) s’est posée. « Que faudra-t-il aux salles de presse pour motiver les décideurs et la population à agir tout en adhérant aux principes du journalisme indépendant ? », interrogent les auteurs du rapport 2023 « Un journalisme climatique qui marche – Entre connaissance et impact » publié par cette organisation internationale des radiodiffuseurs nationaux. S’appuyant sur les bonnes pratiques éprouvées par des rédactions en Europe et ailleurs, notamment sur les réseaux sociaux, les auteurs soulignent que « le bon journalisme sur le climat n’est pas facultatif ». En outre, écrivent-ils, « le « journalisme qui marche » s’adresse aux gens à hauteur d’yeux dans un langage qu’ils comprennent, alors que le journalisme d’aujourd’hui, en particulier celui qui se définit comme « de qualité », se positionne souvent en surplomb, dans une attitude d’expert. Enfin, le journalisme qui veut être efficace respecte ses homologues et s’appuie sur la diversité pour s’adresser à ses différents publics. À l’inverse, une grande partie du journalisme d’aujourd’hui est encore bloquée à l’époque révolue des médias de masse, où un format unique devait convenir à tous. Les anciennes inégalités qui façonnent la couverture de l’actualité persistent ».
Une enquête effectuée auprès des dirigeants de médias en décembre 2022 pourrait faire croire que cette réflexion menée par l’UER sur « journalisme et climat » serait superflue. En effet, plus de 60 % d’entre eux dans une cinquantaine de pays déclarent que leur entreprise est bien préparée pour assurer la couverture du changement climatique, notamment avec une équipe éditoriale spécialement chargée de ce sujet. Certes, c’est sans doute plus compliqué qu’il n’y paraît. Responsable de l’innovation éditoriale au Guardian, l’un des rares médias grand public reconnus par ses concurrents et par les experts pour son excellente couverture de la crise climatique, Chris Moran se demande « si nous ne sommes pas en train de prêcher à des convertis. Ce dilemme est fréquent dans le journalisme sur le climat. De nombreux rédacteurs, même ceux qui prennent le sujet très au sérieux, ont du mal à déterminer ce qu’est un « bon travail » ». Et d’ajouter : « Les stratégies éditoriales globales, celles qui méritent vraiment ce qualificatif sont rares. »
Les auteurs du rapport de l’UER en sont convaincus, la réponse la plus attendue de nombreux journalistes, à savoir « rapporter simplement les faits », n’est pas suffisamment ambitieuse. « Lorsqu’une action rapide de la part des politiques, des entreprises et des individus est essentielle pour initier des changements radicaux, il ne suffit pas d’avoir un bon contenu, expliquent-ils. Afin que leur travail puisse influencer les comportements et informer les politiques, les salles de rédaction doivent s’investir davantage. »
En France, un collectif de journalistes a lancé en septembre 2022 une « charte pour un journalisme à la hauteur de l’urgence écologique », soit treize mesures pour renforcer le rôle décisif des médias dans la transmission des connaissances sur la crise climatique.
Charte pour un journalisme à la hauteur de l’urgence écologique
- Traiter le climat, le vivant et la justice sociale de manière transversale
- Faire œuvre de pédagogie
- S’interroger sur le lexique et les images utilisées
- Élargir le traitement des enjeux
- Enquêter sur les origines des bouleversements en cours
- Assurer la transparence
- Révéler les stratégies produites pour semer le doute dans l’esprit du public
- Informer sur les réponses à la crise
- Se former en continu
- S’opposer aux financements issus des activités les plus polluantes
- Consolider l’indépendance des rédactions
- Pratiquer un journalisme bas-carbone
- Cultiver la coopération
Sources :
- Alexandra Borchardt et al., « Climate Journalism That Works – Between Knowledge and Impact », Ebu News Report, www.ebu.ch, March 2023.
- Marie-Élodie Perga, Oriane Sarrasin, Julia Steinberger, Stuart N. Lane et Fabrizio Butera, « The climate change research that makes the front page : Is it fit to engage societal action ? », Global Environmental Change, 2023.
- Laure-Anne Pessina, « La couverture médiatique de la recherche sur le changement climatique ne provoquerait pas l’envie d’agir », Géoblog, Faculté des géosciences et de l’environnement, Université de Lausanne, wp.unil.ch, 19 avril 2023.
- Newsback, « Baromètre des thématiques associées à la désinformation. Le match Énergie contre Climat ? », newsback.com, mai 2023.