Vers des réseaux sociaux publics ? Repenser la propriété des médias sociaux

Concernant l’avenir de l’information générale et politique, quelle est, selon vous, la bonne question à se poser ? La rem a souhaité participer à sa façon aux États généraux de l’information,  qui se déroulent jusqu’au printemps 2024, en posant cette question à ses auteurs, enseignants-chercheurs et professionnels. Françoise Laugée

Les plateformes de réseaux sociaux sont au cœur de nombreuses controverses depuis le milieu des années 2010. Accusées d’accélérer la polarisation des sociétés, de contribuer à la brutalisation du débat public ou de noyer les internautes sous des flots de fausses informations, elles cherchent à répondre aux attaques en réformant leurs standards de publication et leurs dispositifs de modération. Pour autant, ces efforts paraissent à bien des égards insuffisants, dans la mesure où les plateformes rechignent à remettre en cause leur modèle économique : celui de la publicité ciblée, qui offre aux firmes les détenant la grande majorité de leurs revenus. Or, ce modèle économique et le design addictif sur lequel il repose sont pointés du doigt comme une cause fondamentale des problèmes sociaux et politiques posés par les plateformes aujourd’hui.

Dans un contexte où les relations entre plateformes et pouvoirs publics se reconfigurent, un exercice intellectuel stimulant consiste à réfléchir à ce que pourrait être une situation idéale en la matière, pour révéler « en négatif » les apories de la situation actuelle*. Concernant le sujet qui nous intéresse ici – le rôle des plateformes dans le débat public –, la question pourrait être de se demander non pas comment réguler les acteurs existants, mais à quoi pourrait ressembler un réseau social idéal ?

Aux États-Unis, en Europe et en Asie, des chercheurs, des activistes et des designers numériques ont commencé à travailler sur les formes que pourraient prendre des réseaux sociaux publics. De la même façon qu’en France nous avons des chaînes de télévision et des stations de radio publiques, pourquoi ne disposerions-nous pas d’infrastructures publiques numériques d’information et de débat, afin de favoriser la diffusion d’informations de qualité et des débats à portée civique ?

Selon Ethan Zuckerman, qui dirige l’Initiative for Digital Public Infrastructure à l’université du Massachusetts, une telle infrastructure devrait reposer sur les caractéristiques suivantes :

  • être à but non lucratif, afin de nourrir une ambition civique ;
  • être la propriété d’associations, de fondations ou de centres de recherche, tout en garantissant leur indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics ;
  • reposer sur une architecture technique transparente et auditable, afin de permettre à des observateurs extérieurs de comprendre le fonctionnement des algorithmes et autres ressources techniques contribuant au tri des informations et à l’organisation des discussions ;
  • mettre en œuvre un design modulable et paramétrable pour les usagers, pour que l’espace d’information et de débat réponde au mieux à leurs besoins (par exemple, pouvoir choisir sur quel critère l’algorithme d’un fil d’actualité trie les informations) ;
  • déployer une gouvernance participative, en impliquant les participants dans les décisions ayant trait aux standards de publication ou aux pratiques de modération.

Zuckerman est investi de longue date dans les communautés du logiciel libre. Il ajoute à ces caractéristiques le besoin de bénéficier de réseaux sociaux décentralisés et fédérés, à la manière de Mastodon. Au-delà de leur travail conceptuel, lui et son équipe ont développé une application open source, SmallTown, qui permet à n’importe quel acteur d’organiser un espace de débat sur un site internet. SmallTown est destiné à des discussions à petite échelle et en continu, pour des associations ou des institutions qui souhaiteraient organiser des débats ou offrir à leurs membres le moyen d’exprimer leurs points de vue, tout en autorisant la mise en réseau de ces espaces de débat.

Aux Pays-Bas, l’initiative PubHubs répond à des besoins similaires, mais selon une approche différente. PubHubs est une plateforme publique qui héberge une multitude d’espaces de débat créés par des institutions, des associations, des médias ou des citoyens. La plateforme a pour fonction de centraliser ces espaces auxquels les citoyennes et les citoyens ont accès via un identifiant unique. Si les participants choisissent de recourir à un pseudonyme, ils doivent, en revanche, attester de leur véritable identité lorsqu’ils créent un compte. PubHubs s’inspire de la métaphore du web comme une ville : de la même façon que nous arpentons différents espaces dans notre quotidien – des cafés, des magasins, des places publiques –, la plateforme entend regrouper différents types d’espaces en ligne, avec pour chacun un environnement de débat spécifique, adaptable par les acteurs qui les créent.

En Europe, dans le secteur de la démocratie participative, le logiciel Decidim a marqué les esprits ces dernières années. Logiciel open source développé dans le sillage du mouvement des Indignés en Espagne, il est aujourd’hui déployé partout dans le monde, comme outil de consultation ou espace de débat pour des organisations.

SmallTown, PubHubs et Decidim ne sont pas des réseaux sociaux : ils représentent des plateformes et des logiciels pour construire des espaces d’information, de débat et de participation à vocation civique. Ils préfigurent à ce titre ce que pourraient être des réseaux sociaux publics : des plateformes à petite échelle, situées quelque part entre le réseau social et l’application de messagerie, alimentant un débat en continu ancré dans les discussions du quotidien ; des outils configurables en fonction des besoins des organisations qui les déploient, et paramétrables par les usagers ; une architecture open source, donc transparente et auditable, et ainsi sujette à une supervision extérieure de son déploiement ; des espaces interreliés, pour que les internautes passent de l’un à l’autre comme nous arpentons des environnements variés au quotidien, dans les lieux où nous vivons.

DES PLATEFORMES À PETITE ÉCHELLE, SITUÉES QUELQUE PART ENTRE LE RÉSEAU SOCIAL ET L’APPLICATION DE MESSAGERIE

Ces réseaux sociaux publics n’ont pas vocation à remplacer les plateformes commerciales qui, fortes des effets de réseaux dont elles bénéficient, ne se verront jamais concurrencées par des initiatives publiques. Pour autant, de tels réseaux constitueraient une offre alternative et complémentaire, afin que les internautes s’informent et débattent sans subir la captation de leurs données personnelles à des fins publicitaires, et en respectant leur temps d’attention. L’idée de tels réseaux n’a rien de révolutionnaire, elle correspond tout simplement à une adaptation de l’offre de médias publics dans un environnement numérisé.

* Cette réflexion m’a été inspirée par la sollicitation de Xavier Eutrope : « À quoi ressemblerait votre réseau social idéal ? », La Revue des médias de l’Ina, 5 avril 2023.

 

Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas, chercheur au laboratoire CARISM de l’Institut français de presse. Il a publié Les nouvelles lois du web, Éditions du Seuil et La République des Idées, octobre 2020.