Amazon, Apple, YouTube misent sur les programmes de sport, autrefois chasse gardée des chaînes américaines. En guise de riposte, ESPN, la Fox et Warner Bros. Discovery créent un « Hulu du sport ».
L’année 2020 a-t-elle été un tournant dans le monde du sport et des droits sportifs ? La fermeture des stades en raison de la crise sanitaire, la ruée des téléspectateurs sur les « plateformes », terme galvaudé qui désigne ici les services de streaming vidéo, signaient en apparence la mort de l’ancien monde : celui de la billetterie et des revenus tirés de la cession des droits de diffusion des compétitions auprès de chaînes payantes, parfois de chaînes en clair, fidèles depuis de nombreuses années à un sport et qui en assurait la promotion auprès d’un public élargi. Avec le développement du streaming vidéo, avec la dispersion des internautes sur plusieurs services, avec le désabonnement aux offres premium de la télévision par câble, bien plus onéreuses que les services de SVOD, le sport allait-il entrer dans l’ère de la consommation à la demande, plus individualisée ? Le sport allait-il devenir un argument commercial pour les « plateformes », pressées d’enrichir leurs catalogues au prix d’une surenchère sur les droits des compétitions, comme ce fut le cas, à partir des années 1990, entre les chaînes payantes de télévision diffusées par câble ?
La réponse apportée en sortie de crise sanitaire a semblé confirmer le rôle nouveau joué par les « plateformes » aux États-Unis, le premier marché de la SVOD pour tous les géants américains du streaming vidéo. Amazon a ouvert la voie. En mai 2021, il s’est accordé avec la NFL (National Football League) pour diffuser en exclusivité le Thursday Night Football pendant dix ans, de 2023 à 2033, moyennant 1 milliard de dollars par an, soit dix fois le montant payé auparavant par la Fox qui avait obtenu les droits sur quatre ans seulement. La somme versée par Amazon méritait bien, pour la NFL, un engagement sur le long terme, donc un verrouillage des droits face à la concurrence. En juin 2022, Apple a répondu à sa manière à Amazon en signant un contrat de dix ans avec la MLS (Major League Soccer), la ligue américaine de football « à l’européenne ». La compétition est désormais stratégique, puisque la Coupe du monde de football, en 2026, se déroulera en Amérique du Nord. Là encore, la MLS a franchi un seuil : engagement sur dix ans moyennant 250 millions de dollars par an selon la presse, et cession de la totalité des droits de retransmission. Impossible, donc, de faire mieux en termes de verrouillage du marché. Apple serait également sur les rangs pour s’emparer des droits de diffusion de la Coupe du monde des clubs, une nouvelle compétition envisagée par la FIFA, ce qui permettrait à Apple TV+ de se spécialiser dans ce sport. En décembre 2022, YouTube a lui aussi signé un important deal aux États-Unis, encore avec la NFL, cette fois-ci pour le « Sunday Ticket ». Il s’agit du match phare de la NFL, diffusé par DirecTV (AT&T) depuis 1994.
Pour passer le « Sunday Ticket » sur les plateformes, YouTube a proposé 2 milliards de dollars par an, contre un peu plus de 1 milliard de dollars précédemment, payés par DirecTV, qui n’a pas pu surenchérir, fragilisé par le cord-cutting. Et YouTube a verrouillé lui aussi les droits sur une longue période, puisque le contrat est conclu pour sept ans. Quand elles le peuvent, les chaînes historiques américaines augmentent leur mise pour conserver leurs droits sportifs : en 2021, NBC a sécurisé la Premier League anglaise, dont elle diffuse les matchs depuis 2013, en multipliant par deux et demi les droits de diffusion payés, qui sont passés de 183 à 450 millions de dollars par saison pour la période 2022-2028 ; Paramount, diffuseur de la Champions League aux États-Unis, a renouvelé son contrat en août 2022 en acceptant de payer 250 millions de dollars par an, contre 100 millions précédemment.
Face à la concurrence des plateformes, les chaînes américaines sont dans une impasse. Elles sont confrontées à un effet de ciseau, comme auparavant sur le marché des droits des séries : le coût des droits sportifs augmente du fait de la concurrence de la SVOD, en même temps que diminue le nombre de leurs abonnés ou le montant de l’abonnement payé quand l’offre est passée en ligne. Or, quand les chaînes du câble ont été menacées sur les séries et les films, le direct, donc le sport et les talk-shows, semblait leur conférer encore un avenir, parce que leur mode de diffusion linéaire est parfaitement adapté à l’offre de programmes fédérateurs pour une consommation collective et simultanée. Les services de vidéo à la demande privilégient à l’inverse l’individualisation de la consommation, ce dont atteste l’importance pour ces services de leurs algorithmes de recommandation. Avec cette réserve que la consommation de programmes par l’intermédiaire des services de streaming vidéo et le développement massif du cord-cutting sont en train de banaliser l’accès à la vidéo en premier depuis ces nouvelles interfaces. Les publics veulent donc aussi y retrouver le sport qu’ils ont toujours plébiscité sur écran, mais cette fois-ci par l’intermédiaire des services de SVOD ou de YouTube. Dès lors, les « plateformes » avaient un intérêt à investir dans les compétitions sportives, puisqu’elles ont là un moyen de fidéliser une partie de leurs abonnés en même temps qu’elles accélèrent encore le processus de cord-cutting, enlevant aux chaînes leurs dernières exclusivités.
C’est donc pour éviter une mort annoncée que trois des plus grands acteurs du sport à la télévision aux États-Unis, ESPN (Disney), Fox et Warner Bros. Discovery, ont annoncé, le 6 février 2024, lancer une offre commune donnant accès à l’ensemble de leurs droits sportifs, de manière non exclusive. Dès l’automne 2024, l’offre devrait ressembler à un super bouquet hybride, disponible en ligne et qui regroupera les chaînes sportives des trois acteurs et le service de streaming ESPN+, donnant ainsi accès à un éventail de compétitions largement supérieur aux quelques affiches phares que se partagent les acteurs américains du streaming vidéo. Cette offre hybride sera commercialisée directement par la société créée pour l’occasion et contrôlée à parts égales par les trois groupes. Elle ne dépendra donc pas des « câblos » qui perdent encore un peu de leur importance comme distributeurs de programmes. En regroupant leurs offres sportives au sein d’une même structure, un peu à l’instar de Hulu dans la vidéo en 2007, Disney, la Fox et Warner Bros. Discovery gagnent aussi en taille critique face aux acteurs de la SVOD. Ensemble, ils doivent les dissuader de miser sur le sport au détriment des chaînes, ce qui devrait permettre de contenir l’envolée du coût des droits de retransmission des compétitions sportives aux États-Unis. La prochaine négociation est en effet capitale puisqu’il s’agit des droits de diffusion de la NBA.
Sources :
- Reedy Joe, Harris Bob, « NBC keeps Premier League, deal $2,7B+ for 6 years », apnews.com, 19 novembre 2021.
- Benedetti Valentini Fabio, « Paramount va débourser 1,5 milliard de dollars pour la Champions League », Les Échos, 22 août 2022.
- Madelaine Nicolas, « Apple fait un premier pas important pour devenir un diffuseur de sport », Les Échos, 16 juin 2022.
- Balenieri Raphaël, « YouTube lorgne le football américain », Les Échos, 22 décembre 2022.
- Sallé Caroline, « Les Gafa font main basse sur les droits télé du sport », Le Figaro, 23 décembre 2022.
- Loignon Stéphane, « Télévision : union sacrée dans le sport aux États-Unis », Les Échos, 8 février 2024.
- Sallé Caroline, « Disney, Fox et Warner Bros. Discovery s’unissent pour lancer un « Netflix » du sport », Le Figaro, 8 février 2024.
- Loignon Stéphane, « Apple et la Fifa pourraient relancer la guerre du foot », Les Échos, 24 avril 2024.