Avec les smart TV, les pratiques de consommation vidéo imaginées par Netflix il y a dix ans essaiment en direction des offres en accès libre. France.tv et TF1+ misent sur l’agrégation de programmes pour proposer une alternative à la SVOD sur l’écran TV, mais aussi face à YouTube.
Le 15 septembre 2024, Netflix a fêté ses dix années de présence en France où le service de streaming vidéo s’est imposé. Le recours à la SVOD (vidéo à la demande par abonnement) s’est banalisé avec un taux de pénétration de Netflix estimé à 40 % des foyers par NPA Conseil et Harris Interactive, suivi d’Amazon Prime Video (30 % des foyers) et de Disney+ (20 % des foyers). En tout, 57 % des foyers français sont abonnés à un ou plusieurs services de SVOD, dont une bonne partie dispose d’au moins deux abonnements.
Ce nouveau marché a attisé les convoitises. Après Netflix, tous les grands acteurs américains de la télévision ont parié sur la SVOD parce que la consommation de programmes à la demande complète de plus en plus celle des programmes sur les chaînes linéaires, qui étaient leur principal client. Sur les chaînes, les audiences sont partout en recul, quand la durée d’écoute individuelle chute davantage encore. Cette évolution dans les manières d’accéder aux contenus audiovisuels, banalisée par Netflix un peu partout dans le monde, a permis aux acteurs américains de distribuer leurs services sur internet, donc de contrôler la distribution de leurs programmes à l’international. Lancé le 11 juin 2024, le service Max (Warner Bros. Discovery) est le dernier arrivé en France et il n’y en aura pas d’autres : tous les grands de la télévision aux États-Unis sont désormais présents sur le marché hexagonal.
Ce modèle de télévision payante à la demande avait été introduit dès 2011 par Canal+ avec son service CanalPlay, mais celui-ci était proposé en complément de l’accès à la chaîne premium. Désormais, la télévision à la demande devient de plus en plus la télévision tout court. Face aux géants américains de la SVOD, les acteurs français n’ont jamais pour eux l’ampleur du catalogue. Il leur reste donc la spécificité culturelle française, c’est-à-dire un catalogue de programmes nationaux très conséquent. Ce fut le pari avorté de Salto qui voulait proposer une offre française de programmes, en réunissant France Télévisions, TF1 et M6. Payante, cette offre n’a jamais trouvé son public et le service a fermé en 2023, faute notamment de disposer de programmes suffisamment puissants pour justifier des abonnements. Dans le payant, seul le Groupe Canal+ résiste.
Incapable de rivaliser face au catalogue de Netflix, financé et amorti sur le marché mondial, Canal+, dans un premier temps, a misé sur les séries américaines encore disponibles sur le marché des droits. Mais, très vite, ces dernières ont rejoint les catalogues des acteurs américains de la télévision, quand ceux-ci sont arrivés sur le marché de la SVOD. Restaient alors les séries européennes et le catalogue de Studio Canal. Mais cela ne suffit jamais pour s’imposer face à Netflix et ses épigones. En 2019, Canal+ intégrera Netflix à son offre (voir La rem n°67, p.59). Il déploie, depuis, une stratégie d’édition et de distribution qui lui permet, dans l’univers du payant, de proposer une offre globale de films, de séries et de sport. Cette stratégie est pertinente, car elle permet à Canal+ de proposer une offre universelle, en associant programmes américains et programmes nationaux par Canal.
Enfin, elle fait de Canal+ le promoteur incontournable des offres concurrentes de celles des leaders américains de la SVOD, le tout-puissant Netflix et les deux offres de complément que sont Disney+ pour les programmes familiaux et Amazon Prime Video, distribué principalement de manière couplée au service de livraison Prime. Les services de SVOD les moins à même de conquérir directement leur public sont intégrés d’office dans MyCanal, ainsi d’Apple TV+ et, depuis août 2024, de Paramount+.
Face à cette profusion d’offres payantes, une offre alternative s’est progressivement imposée, celle de la consommation de programmes à la demande financés par la publicité, donc en accès libre. Cette offre d’AVOD (advertising VOD) vise tous ceux qui n’ont pas cédé aux appels de la SVOD, mais aussi tous ceux qui souhaitent accéder à des catalogues plus diversifiés, où l’on retrouve des programmes moins pointus (vieilles séries, téléréalité étrangère doublée, etc.) mais qui permettent de se distraire. Ayant émergé plus récemment, l’AVOD témoigne ainsi de l’évolution des usages.
Longtemps consommée sur les smartphones dans des formats courts, même si YouTube en avait banalisé l’usage sur PC dès 2005, la vidéo financée par la publicité s’impose de plus en plus sur l’écran TV. Il a fallu pour cela que le poste de télévision se connecte à l’internet et que cette connexion ne soit pas contrôlée. En effet, en France, la connexion du poste de télévision est passée par les box des opérateurs télécoms qui ont toujours donné la priorité dans leurs interfaces aux chaînes, au replay et aux offres payantes. Avec les smart TV, c’est-à-dire les téléviseurs raccordés à internet sans passer par un contrôleur d’accès, sauf peut-être la télécommande et ses raccourcis, l’AVOD peut se développer.
D’ailleurs, dans les raccourcis de la télécommande, Netflix ou Amazon sont en bonne place, ainsi, du reste, que YouTube. Ce passage sur le téléviseur de la consommation des vidéos en accès libre se constate d’ailleurs dans les chiffres de YouTube, qui devient un vrai concurrent pour les chaînes : un quart, environ, des vidéos vues sur YouTube le sont sur un écran TV, que ce soit au Royaume-Uni (Enders) ou en France (NPA Conseil). En ligne et sur le poste de télévision, les chaînes historiques et leurs offres de replay sont désormais complétées par des offres « over the top » financées par la publicité, qu’il s’agisse de YouTube ou des chaînes dites FAST (free ad supported TV, voir La rem n°64, p.59).
Ensemble, ces évolutions conduisent les chaînes traditionnelles à repenser leur présence sur internet. Au début des années 2000, elles avaient initié le replay pour lutter contre le piratage de leurs programmes. Le replay s’est finalement révélé un moyen d’élargir leur audience grâce à une consommation différée. Le replay a servi ensuite, à travers des offres intégrées, à mettre en avant l’ensemble des programmes d’un même groupe de télévision : MyTF1, le service de replay du groupe TF1, attirait des internautes grâce à ses émissions et ses séries phares (« Koh-Lanta », « HPI »), à qui il faisait découvrir sur son interface les programmes des autres chaînes du groupe (TMC, TFX, TF1 Séries Films). Mais le catalogue proposé par les offres de replay était par nature éphémère (l’ancien nom du replay était « télévision de rattrapage », les programmes étant disponibles quelques jours seulement après leur passage à l’antenne).
Enfin, le catalogue, du fait de la logique de « rattrapage », se limitait à l’offre de programmes des chaînes, interdisant donc d’aller conquérir de nouveaux publics avec des programmes absents des chaînes, qu’il s’agisse de niches que la télévision linéaire ne peut pas satisfaire, ou de formats plus éloignés des canons narratifs pensés pour l’écran TV. Les initiatives se sont multipliées dans les années 2010, avec des vidéos de complément sur les services de replay, avec la création de chaînes YouTube, mais il a fallu attendre 2024 en France pour que les chaînes en clair opèrent leur mue et se « plateformisent ». TF1+ a été lancé le 8 janvier 2024 et M6+ a été lancé le 15 mai 2024. Dans les deux cas, ces services abandonnent la logique de replay. Les programmes diffusés sur les chaînes sont, bien sûr, encore proposés à la demande, mais ils le sont bien plus longtemps et, surtout, ils sont désormais intégrés dans un catalogue beaucoup plus vaste qui accueille d’anciennes séries, des programmes jamais diffusés à la télévision, en somme des mini-Netflix construits autour de l’identité de marque de la chaîne amirale dont le service reprend à chaque fois le nom. S’ajoute le service france.tv qui, s’il n’a pas changé de nom, suit la même voie que TF1+ et M6+.
En se positionnant sur l’AVOD, les chaînes françaises cherchent à conquérir en ligne les publics qui ne souhaitent pas nécessairement multiplier les abonnements à des offres de SVOD pour disposer d’une offre globale de contenus. Mais elles visent aussi les plus jeunes, habitués à la consommation de vidéos sur internet et qui, grâce aux téléviseurs connectés, sont de plus en plus fidèles à l’écran TV, mais à leur manière. D’ailleurs, Rodolphe Belmer, le PDG de TF1, ne s’en cache pas. L’objectif de TF1+ est de capter une part des recettes publicitaires du marché du display (les bannières) quand celui-ci est associé à des offres de vidéo. Alors que le marché publicitaire à la télévision représente un peu plus de 3 milliards d’euros par an en France, celui de la publicité vidéo digitale est estimé à 2 milliards.
Quand le premier stagne, le second connaît une croissance dynamique, portée principalement par le succès des formats courts, qu’il s’agisse de YouTube ou de TikTok. Le pari de TF1+ repose sur une évolution à venir des pratiques de consommation des plus jeunes sur les téléviseurs connectés. Parce que le confort de visionnage est optimal, des formats plus longs devraient s’imposer, ce qui constitue l’atout majeur des offres venues des chaînes. Ces dernières sont d’ores et déjà en mesure de garantir en ligne un meilleur engagement. Leurs formats longs, avec une forte dimension narrative, canalisent parfaitement l’attention des audiences. C’est ce qui explique déjà les tarifs publicitaires plus élevés pratiqués par TF1+ comparé à YouTube. Selon Rodolphe Belmer, dans l’entretien qu’il a donné aux Échos le 12 avril 2024, le CPM (coût pour mille) sur YouTube est de 5 à 6 euros, contre 12 euros sur Tf1+.
Le CPM sera aussi plus élevé s’il garantit la meilleure adéquation possible entre l’affichage du message publicitaire et le profil du consommateur, ce qui suppose de récupérer le maximum de données personnelles. En la matière, les « vraies » plateformes (comme l’ensemble Android-Gmail-Google-YouTube-Maps…) sont les plus efficaces. Il s’agit là de l’autre enjeu pour les services d’AVOD des chaînes. La captation des données personnelles de leurs utilisateurs repose sur l’identification obligatoire et, a minima, sur le suivi de la consommation des programmes. Plus celle-ci passera par une interface unique d’AVOD, plus le temps passé sur le service augmentera, plus le profil du consommateur sera connu et l’affichage publicitaire pertinent. Les services d’AVOD des chaînes, qui imposent tous de se loguer, misent donc également sur une logique d’agrégation afin de satisfaire l’essentiel des besoins en programmes de leurs utilisateurs en proposant un catalogue aussi diversifié que possible. À l’offre de Tf1+, contrôlée par l’éditeur du service, s’ajoutent ainsi une cinquantaine de chaînes FAST, TF1+ partageant avec elles les recettes publicitaires générées. Cette logique d’agrégation permet à TF1+ d’attirer des marques fortes qui viennent enrichir son catalogue sur des segments où le groupe est peu présent.
À l’été 2024, Deezer a rejoint TF1+ pour des concerts en live, L’Équipe pour le sport et la chaîne TNT du Figaro TV pour l’information locale sur la région Île-de-France. Outre les chaînes FAST, le catalogue à la demande, au cœur de l’offre d’AVOD, est aussi complété et n’est plus 100 % TF1 : en octobre 2024, TF1+ a intégré les programmes d’Arte et du groupe américain A&E Television Network, permettant à son catalogue d’atteindre 25 000 heures de programmes. C’est presque autant que M6+, lancé d’emblée avec 30 000 heures de programmes grâce notamment à un partenariat avec NBCUniversal qui lui donne accès à des saisons entières de téléréalités américaines. C’est autant qu’Amazon Prime Video et plus que Disney+, mais l’essentiel reste la diversité du catalogue afin de développer une stratégie de captation de l’audience de type « longue traîne ». À chaque fois, une marque forte et des programmes emblématiques attirent une diversité de profils qui seront ensuite satisfaits quand des contenus plus confidentiels mais bien ciblés leur seront proposés. Cette logique explique d’ailleurs pourquoi Arte ou L’Équipe, concurrentes de TF1 sur l’écran TV traditionnel, s’allient avec le service TF1+ pour élargir leur public en ligne. De son côté, M6+ s’est allié en septembre 2024 avec Pluto TV, un service d’AVOD américain lancé en France en 2019, pour diffuser douze des chaînes FAST qu’il propose. Comme Paramount+ avec Canal+, Pluto TV vient chercher chez M6+ la notoriété d’une marque forte qui lui permettra de toucher une audience française.
France.tv ambitionne d’agréger les offres du service public : au dernier semestre 2024, des contenus de l’INA, d’Arte, de La chaîne parlementaire (LCP) et de Public Sénat rejoindront son catalogue. À terme, l’offre pourrait être complétée grâce à certains programmes audio de Radio France ou certaines émissions radio filmées.
Des effets de taille risquent donc très vite de jouer entre les services d’AVOD : plus les offres seront larges, plus la qualité du service augmentera et plus les utilisateurs l’identifieront comme porte d’entrée unique pour leur consommation à la demande. Sur le marché publicitaire, plus la taille des services sera grande (en taille de marché adressable, en données personnelles récoltées), et plus les offres alternatives seront difficiles à rentabiliser faute d’attirer les annonceurs.
Un oligopole semble déjà en passe d’émerger en France. À côté des services de SVOD les plus puissants, ceux de Netflix, de Disney+ et d’Amazon Prime, complétés par le français MyCanal, le marché de l’AVOD se structure autour de france.tv, de TF1+ et de M6+. Les autres services ont donc vocation à se faire « agréger ». Avant les Jeux olympiques qui ont fait momentanément gonfler l’audience de france.tv (40,7 millions de visiteurs uniques en août 2024), TF1+ et france.tv attiraient chaque mois près de 32 millions de visiteurs et 22 millions pour M6+, qui a été lancé plus tardivement.
Enfin, ces services d’AVOD, à l’instar des plateformes américaines, pourront miser sur leur internationalisation si leur catalogue s’y prête. TF1+ cible les marchés francophones : le service a été lancé en Belgique et au Luxembourg en juin 2024, puis en Suisse en septembre 2024 ; il sera proposé dans les pays du Maghreb au premier trimestre 2025. De son côté, arte.tv a un catalogue ambitieux de films, de séries et de documentaires qui lui permet de s’adresser à des publics différents tant par la culture que par la langue. Le service est disponible en six langues, ce qui correspond à 70 % de la population européenne. Il revendique 48 millions d’utilisateurs.
Cette internationalisation souligne toutefois que ces services d’AVOD doivent faire face à un gigantesque concurrent, YouTube, qui ne manquera pas de proposer toujours plus de programmes adaptés au téléviseur. Le service est déjà le mieux installé en France. Il est utilisé par 50 millions de Français qui y regardent vingt heures de vidéo en moyenne par mois. 20 millions d’entre eux regardent déjà YouTube sur un écran de télévision, ce qui correspond à un quart du temps de consommation de vidéo sur le service. Et, sur le téléviseur, la durée des sessions augmente pour se rapprocher des temps de consommation connus sur les services de SVOD et d’AVOD : plus de la moitié des sessions YouTube sur smart TV durent plus de vingt et une minutes selon Justine Ryst, directrice générale de YouTube France. Pour le reste, le smartphone reste dominant, ce qui explique le succès des formats courts sur YouTube, dont le premier d’entre eux, le clip vidéo, où YouTube est ultradominant. L’information et le sport arrivent en seconde position parmi les formats les plus consultés.
À terme, des formats longs devraient s’imposer progressivement qui garantiront à YouTube un meilleur « engagement » des audiences et lui permettront de mieux vendre ses publicités face aux services d’AVOD. À cet égard, le succès du documentaire Kaizen du youtubeur Inoxtag, avec 11 millions de vues le jour de sa mise en ligne le 14 septembre 2024, témoigne de la montée en gamme des créateurs de contenus, capables d’inventer des formats longs qui, s’ils ne reprennent pas tous les codes de la télévision, produisent les mêmes effets sur l’audience.
Sources :
- Barroux David, Benedetti Valentini Fabio, Chauveau Julie, « Le principal concurrent de TF1, c’est YouTube », interview de Rodolphe Belmer, PDG de TF1, Les Échos, 12 avril 2024.
- Loignon Stéphane, « Avec les séries HBO, Max veut faire la différence », Les Échos, 1er juin 2024.
- Sallé Caroline, « M6+ a atteint un million de nouveaux téléchargements », Le Figaro, 13 juin 2024.
- Benedetti Valentini Fabio, « TF1 va agréger de nouveaux médias sur sa plateforme de streaming », Les Échos, 11 juillet 2024.
- Sallé Caroline, « Belmer : « TF1+ surperforme le marché » de la pub vidéo digitale », Le Figaro, 26 juillet 2024.
- Benedetti Valentini Fabio, « Comment YouTube s’inspire des codes de la télévision pour la concurrencer », Les Échos, 5 septembre 2024.
- Benedetti Valentini Fabio, Loignon Stéphane, « En dix ans, Netflix a rebattu les cartes de tout l’audiovisuel en France », Les Échos, 13 septembre 2024.
- Loignon Stéphane, « Le youtubeur Inoxtag à la conquête des sommets du web », Les Échos, 16 septembre 2024.
- Benedetti Valentini Fabio, « Face à Netflix et YouTube, TF1 continue d’enrichir les contenus de sa plateforme », Les Échos, 17 septembre 2024.
- Lentschner Karen, « Comment YouTube concurrence Netflix et Prime Video sur les écrans de télévision », Le Figaro, 24 septembre 2024.
- Benedetti Valentini Fabio, « M6 s’allie avec Pluto pour enrichir son offre de streaming gratuit », Les Échos, 25 septembre 2024.