Dénonçant les effets néfastes du modèle gratuit sur l’information, des chercheurs helvétiques prônent la qualité des médias au nom du bon fonctionnement de la démocratie.
Une douzaine de chercheurs de l’université de Zurich ont publié dans les Annales 2010 une étude intitulée « Qualité des médias-Suisse », sur le lien étroit entre la démocratie et la qualité des médias afin de « contribuer à faire de la qualité des médias un sujet important de communication politique ». Leurs travaux de recherche portant sur 137 médias, dont 46 ont fait l’objet d’un traitement plus approfondi, concluent à une baisse de la qualité des médias due principalement à la crise économique, ainsi qu’à l’essor des journaux gratuits et des sites internet.
Bien que la Suisse connaisse une grande tradition dans le domaine de la presse imprimée, grâce notamment au plurilinguisme, les journaux payants, principaux garants de la qualité médiatique selon les auteurs de l’étude, perdent de leur influence par manque de ressources. L’arrivée des journaux gratuits et des sites d’information en ligne a aggravé les effets de la crise économique sur les médias traditionnels, particulièrement depuis 2005.
Les auteurs de cette étude incriminent la « culture du gratuit », responsable à leurs yeux de la « boulevardisation » du contenu des journaux. Les médias gratuits entraînent la perte de conscience par les lecteurs du prix réel de l’information et de l’intérêt d’un journalisme de qualité qui se doit d’apporter une plus-value par l’analyse des nouvelles délivrées « brutes » par les dépêches d’agence. Or, les médias vivant de la publicité, journaux, radios, télévisions et sites internet, se contenteraient de plus en plus de diffuser le contenu des fils des agences, lorsqu’il s’agit notamment de relater les événements de l’actualité internationale. En contrepartie, ils accorderaient une importance excessive aux sujets concernant « l’intérêt humain » ainsi qu’au sport, tout en jouant sur la personnalisation et l’émotion. En outre, un traitement « séquentiel » des grands thèmes d’actualité prévaudrait généralement sur leur mise en perspective sur la durée : « Dans le cas du débat lié à la votation sur les minarets, les généralisations et les discours d’exclusion à l’encontre des acteurs musulmans auraient par exemple reçu un large écho médiatique » précise l’étude. Kurt Imhof, l’un des auteurs de l’étude, rappelle que le journalisme professionnel a un prix, une notion que les consommateurs suisses auraient perdue avec l’arrivée des médias gratuits : « ce prix, c’est tout d’abord celui des publicités qui accompagnent les articles ».
Enfin, les chercheurs craignent que la consommation gratuite des médias ne se développe encore davantage, au détriment de la presse payante, de la radio et de la télévision, car les individus âgés de 15 à 35 ans ont été « socialisés » dans cette nouvelle culture de la gratuité et de l’information de faible qualité. « Le risque de perte de la socialisation positive chez les jeunes est donc de plus en plus important », note l’un des auteurs, Mark Eisenegger, socialisation aussi essentielle à la démocratie que le sont les médias de qualité lorsqu’ils remplissent leurs fonctions de lieux de débat, de contrôle et d’intégration.
Tout en soulignant que l’apprentissage de l’usage des médias dès l’école constitue assurément une amorce de solution, l’étude conclut que le journalisme devrait avant tout disposer de moyens financiers supplémentaires.
Selon les éditeurs suisses, les résultats de cette étude sont contestables à plusieurs titres. Les éditeurs romans regrettent notamment le manque de représentativité de l’échantillon choisi, excluant de fait les magazines ainsi que la presse régionale et locale romandes. Tout en reconnaissant les récentes difficultés économiques, le président des éditeurs suisses alémaniques, Hanspeter Lebrument, indique que la presse se porte malgré tout plutôt bien sur le long terme et rappelle que tous les 8-9 ans, le secteur est en crise. Quant à la qualité du contenu des journaux suisses, elle n’a pas souffert de la baisse de la pagination. « D’ailleurs, aussi bien les autorités que les milieux économiques veulent embaucher nos journalistes : c’est bien la preuve qu’ils font du bon travail », ajoute Hanspeter Lebrument, considérant que le niveau des journalistes en Suisse s’est même amélioré au fil des années. Les éditeurs défendent également la presse gratuite parce que le nombre de ses titres est désormais stabilisé et qu’elle a permis de ramener une partie de la population à la lecture des journaux. En outre, la diversité des supports médiatiques est donc largement suffisante en Suisse, selon les éditeurs, pour que chacun puisse donner son avis. Enfin, accusé de publier essentiellement des dépêches d’agences, le rédacteur en chef du journal gratuit, 20 Minuten, regrette que les rédacteurs de l’étude ignorent que sa rédaction emploie près de 150 collaborateurs.
Le syndicat des journalistes Impressum partage, quant à lui, les conclusions des chercheurs sur les conséquences de la baisse des effectifs au sein des entreprises, à la fois sur la qualité, la diversité, l’indépendance rédactionnelle et la crédibilité des médias. La gratuité de la presse est jugée « problématique » par les journalistes.
Si le travail des universitaires de Zurich peut sans nul doute ne pas rencontrer un écho favorable chez les éditeurs, il montre néanmoins la persistance des divergences profondes quant au rôle tenu par les médias dans nos démocraties et il a tout le moins le mérite de s’interroger à nouveau sur un phénomène qui dépasse largement les frontières de la Suisse.
Source :
- « Etude sur les médias », département de recherche Public et société, université de Zurich, août 2010, in Presse Suisse-Info, Association de la presse suisse romande, n°164, novembre 2010.