Alors qu’Internet désigne le maillage de réseaux publics et privés reliant des ordinateurs entre eux, l’Internet des objets consisterait à connecter au réseau des objets que l’on aurait dotés de « capacités computationnelles », c’est-à-dire de fonctions informatiques synthétisées par Michel Serres : « émettre, recevoir, stocker, traiter » des bits de données. La plupart des interprétations et scénarios de l’Internet des objets matérialisent la connexion de ces objets à Internet par une technologie en particulier les tags RFID (Radio Frequence Identification – Identification par ondes radio).
Prenons l’exemple d’un arbre bordant les rues de Paris pour comprendre ce qu’est un tag RFID, comment il fonctionne, et ce à quoi il sert dans ce cas précis. Tous les arbres bordant les rues de Paris sont dotés d’un tag RFID. La « gestion informatisée» des arbres a commencé en 1996 : « Chaque arbre avait déjà une fiche phytosanitaire, saisie dans une base de données rudimentaire. Sur un alignement de 300 ou 400 arbres, si le bûcheron en ratait un, il devait recompter depuis le début pour repérer l’arbre qu’il cherchait » expliquait en 2005 Caroline Lohou, alors chef de la circonscription à la Direction des parcs, jardins et espaces verts à la mairie de Paris.
C’est ainsi qu’en 1998 il fut décidé par la ville d’équiper les arbres en tags RFID. Un tag RFID est un composant électronique comprenant une antenne associée à un microprocesseur, autrement dit, un circuit intégré, qui lui permet, selon différentes options d’« émettre, recevoir, stocker, traiter » des bits de données.
Dans notre exemple, le tag RFID incrusté dans les arbres a la forme d’un cylindre de deux centimètres de long placé dans l’arbre à deux centimètres de profondeur. Il contient un identifiant unique. Ce tag est lisible jusqu’à 15 centimètres de distance au moyen d’un « lecteur de tag RFID ». Le tag RFID est dit passif, parce qu’il ne dispose pas de batterie, et ne peut donc pas émettre des données sans la présence en champ proche d’un « lecteur de tag RFID ». C’est là l’un des principes de fonctionnement d’un tag passif car c’est le lecteur de tag qui fournit l’énergie nécessaire au tag pour émettre les données dont il est porteur. Muni d’un tel terminal électronique, les bûcherons peuvent identifier l’arbre sur lequel ils travaillent et accéder à la fiche phytosanitaire stockée dans un ordinateur portable. Aujourd’hui, tous les arbres bordant les rues de Paris disposent d’un tag RFID.
Par cet exemple, on se rend compte que le tag RFID n’est que la composante d’un processus qui se déroulait déjà auparavant, mais dont la dimension informationnelle est aujourd’hui automatisée à plusieurs niveaux : « Les données sont enregistrées par les agents sur le terrain dans des ordinateurs portables avant d’être transférées dans l’ordinateur central pour y être traitées » précise le site de la ville de Paris. Les arbres sont munis d’un tag RFID qui permet aux agents de les identifier en champ proche.
Un tag RFID peut également être actif, c’est-à-dire disposer d’une batterie et être capable d’émettre des bits de données, tout en étant couplé avec les très nombreuses autres technologies de l’information et de la communication (TIC) comme le GSM, le Zigbee, le NFC, le Wi-Fi, le GPS, etc.
Dans le précédent scénario, le type de tag RFID utilisé est dit passif. Imaginons remplacer dans l’exemple précédent les tags RFID passifs par des tags actifs, à la fois compatibles avec le réseau Wi-Fi et couplés à un capteur d’humidité. Parmi les arbres de Paris, les platanes contractent parfois une maladie appelée le chancre coloré (sur le tronc ou les charpentières, la progression du champignon se traduit au niveau de l’écorce par l’apparition de veines bleu noir mêlées de violet et d’orange. Au centre de cette zone, l’écorce se dessèche, devient brun clair, et se craquelle tout en restant fixée au tronc ou à la branche). L’insertion d’un tag RFID actif connecté au Wi-Fi et couplé à un capteur d’humidité permettrait de repérer tout changement brusque de la teneur en eau et de l’humidité de l’arbre. Nous programmerions le tag RFID pour envoyer une alerte dès que les premiers symptômes se produiraient. Autrement dit, l’arbre signalerait lui-même au système informatique qu’il subit une modification anormale de sa teneur en eau, symptôme, entre autres, du chancre coloré. Dans cette configuration, puisque le tag RFID est actif, c’est le réseau Wi-Fi qui joue le rôle de lecteur RFID. Tout l’intérêt du dispositif est de se déclencher lorsque l’arbre enregistre un changement anormal de température permettant un traitement rapide par les équipes de la ville.
Dans cet exemple fictif, on se rend bien compte que le tag RFID n’est encore que la composante d’un processus qui se déroulait déjà auparavant, mais dont la dimension communicationnelle est dorénavant automatisée à d’autres niveaux d’organisation que les précédents ; le dispositif de communication se déclenche à la survenance d’un événement déterminé, par l’utilisation de tags RFID Wi-Fi, alors que dans le premier scénario, l’identification se fait en champ proche, par un agent d’entretien.
Aux tags RFID est souvent associé le terme « Internet des objets », traduction de Internet of Things (IoT), qu’il vaudrait mieux traduire en français par « l’Internet des choses ». « L’Internet des objets » traduit ce paradigme où les choses communiquent entre elles et d’elles-mêmes, sans intervention humaine que la programmation informatique dont elles auront fait l’objet. Aujourd’hui, de par sa dimension technologique associée au tag RFID, « l’Internet des objets » est empreint d’une forte connotation industrielle.
Depuis les années 1990, la conjonction du développement du haut débit, des réseaux sans fil et de la mobilité, la miniaturisation croissante des composants électroniques jusqu’à leur invisibilité à l’œil nu et l’augmentation de leur puissance de calcul, la prolifération de capteurs disséminés dans l’environnement et les choses porterait en elle les germes d’une société où l’information serait comme « dissoute » dans un espace informationnel dont les contours nous échappent et où l’outil informatique tel que nous le connaissons aujourd’hui serait amené à disparaître. C’est selon ce paradigme qu’est imaginé depuis les années 1990 et 2000 le futur du réseau Internet et des nouvelles technologies de l’information et de la communication, principalement aux Etats-Unis, en Asie et en Europe.
Aux Etats-Unis, l’informatique ubiquitaire (Ubiquitous Computing-Ubicomp), suggérée par Mark Weiser dès les années 1990 lors de ses recherches au centre Xerox Palo Alto (PARC), part du principe que les capacités de traitement numérique des données, les capacités computationnelles, les fonctions de traitement, stockage, émission et réception de données vont se répandre dans l’environnement jusqu’à disparaître aux yeux de tous, à la fois physiquement et psychologiquement. L’expression « informatique ubiquitaire » retranscrit le passage de l’ordinateur (plusieurs personnes en partagent un seul) au micro-ordinateur ou ordinateur personnel (un ordinateur par personne) aux nano-ordinateurs (plusieurs ordinateurs par personne).
Comme tout dispositif technologique, il ne répond à aucune autre finalité que celle issue de sa programmation informatique. Or l’attrait de ces dispositifs repose en grande partie sur la notion d’autonomie de ces systèmes, leur capacité à déclencher « tout seuls » des messages, à s’insérer dans une constellation d’objets, aux utilités variées, mais où tous partageraient les mêmes protocoles de communication et les mêmes fonctions informatiques. De plus, ces dispositifs incluant des tags RFID, qu’ils soient actifs ou passifs, revêtent une dimension d’invisibilité et de silence, une « a-cognition », qui les écarte du champ de l’appréhension humaine. Toujours selon Mark Weiser, « les technologies les plus profondément enracinées sont les technologies invisibles. Elles s’intègrent dans la trame de la vie quotidienne jusqu’à ne plus pouvoir en être distinguées ».
Autrement dit, une technologie est véritablement adoptée par le grand public lorsque celui-ci oublie qu’il l’utilise. Mais il fut également le premier à tempérer l’usage que l’on en fait : « Le plus grand risque inhérent à une technologie invisible est le fait que nous pourrions en arriver à oublier qu’il faille la superviser. Ce n’est pas parce que nous ne verrons plus les ordinateurs encastrés dans nos murs que ceux-ci ne seront plus à la merci de virus, de pirates ou de Big Brother ».
Ce modèle de société où les personnes, les objets, les choses et l’environnement sont reliés entre eux via Internet nous amène à penser l’environnement, la géographie comme un réseau, où les personnes et les choses interagissent de concert selon une nouvelle écologie, de « nouveaux mouvements de l’information » . Si comme le disait Paul Watzlawick dans les années 1970 : « L’homme ne peut plus ne pas communiquer », c’est dorénavant son environnement qui ne peut plus ne pas communiquer. Il ne s’agit plus seulement de communication entre les hommes, mais également de communication entre les objets, les choses à travers l’environnement qui les relie, même si les finalités de ces dispositifs restent aussi diverses que l’imagination et l’intérêt de leurs concepteurs respectifs.
Pour Gérald Santucci, président du groupe de travail sur les technologies RFID à la Commission européenne, il s’agit d’une « révolution de la domotique, construction d’immeubles intelligents, gestion plus efficace des énergies, gestion plus dynamique des transports, meilleure organisation de la santé. L’Internet des objets va nous permettre d’avoir un confort de vie meilleur, de construire des villes et des appartements intelligents ».
Mais comme nous l’avons vu, l’Internet des objets peut être à l’origine de tous les scénarios. Un exemple parmi les plus récurrents depuis les années 2000 est celui du réfrigérateur connecté à Internet. Capable d’identifier les produits que l’on y met, le réfrigérateur communicant informe son propriétaire des denrées périmées, passe commande au supermarché local, suggère des recettes suivant ce qui reste ou propose d’acheter des produits selon le programme diététique que l’utilisateur aura auparavant paramétré. Le thème de la « maison intelligente » porté par la domotique inspire de nombreux experts et designers, mais force est de constater que, depuis dix ans, ces machines sont encore peu répandues et suscitent toujours autant d’interrogations, comme le soulignait en s’amusant Nathalie Kosciusko-Morizet, alors secrétaire d’Etat à la prospective et à l’économie numérique, lors de la conférence « Lift with Fing », les 19 et 20 juin 2010 à Marseille : « Quelle utilité sociale peut-on trouver à lier le yaourt dans mon réfrigérateur à ma Carte bleue (lorsque le réfrigérateur va lancer sa commande au magasin en ligne), à ma carte Vitale (qui définira le type de yaourt qui me convient le mieux) et à mon passeport (qui sait si je serai bien à la maison pour les manger) ? ». La question reste ouverte.
Malgré la diversité de ces approches, chacun s’accorde sur le fait que l’homme baigne déjà dans le spectre d’une multitude de réseaux de communications électroniques, intelligents ou non, au sein desquels des machines et des choses interagissent déjà sans lui et parfois avec lui, de son plein gré, mais de plus en plus souvent à son insu. Aucune technologie n’est bonne ou mauvaise en soi. L’intérêt considérable des industriels pour ce nouveau domaine suscite déjà autant de débats qu’il n’induit de nouveaux usages. Se focaliser sur la dimension industrielle fait parfois oublier qu’Internet n’est pas seulement un réseau informatique au service du commerce des « objets ».
D’un point de vue sémantique, « l’Internet des objets » ne décrit qu’une petite partie de ce paradigme concernant l’invisibilité du traitement de l’information et de la communication via le réseau et la capacité des objets à communiquer entre eux de manière autonome. Le mot « objet » de l’Internet des objets fait immanquablement penser à une marchandise, ou tout du moins à un objet créé par la main de l’homme, alors qu’appréhender l’Internet des choses permettrait d’élargir la perspective en repartant de la racine latine du mot « chose », la res, qui permit aux Romains d’établir en droit la différence entre la chose et les personnes, et, parmi les choses, de séparer la chose publique (res publica), la chose de personne (res nullius), la chose commune (res communis) et la chose privée. Si depuis vingt ans, l’Internet de la chose privée est en pleine ébullition technologique, il semble que l’Internet des choses communes, l’Internet des choses de personne, ou l’Internet des choses publiques soient eux aussi en pleine effervescence sociale. Serait-ce l’Internet des gens ?
Sources :
• « The Computer fort the twenty-first century », Mark Weiser, Scientific American, p. 94-10, http://bit.ly/wNEvB, septembre 1991.
• « La cervelle est dans le frigo. Un réfrigérateur connecté à l’Internet, une cuisinière relayée par un PC : l’électroménager s’intellectualise ! », Emmanuèle Peyret, liberation.fr, http://bit.ly/iiGaNB , 26 février 1999.
• « Communication de M. Philippe Lemoine relative à la Radio-identification (Radio-Tags ou RFIds) », Commission nationale de l’informatique et des libertés, CNIL,http://bit.ly/fPKXRF, séance du 30 octobre 2003.
• « The Internet of Things, Internet Reports 2005 » International Telecommunication Union (IUT), 7e édition. Executive summary, http://bit.ly/9F2Cpv, 2005.
• « Paris trace la vie de ses arbres grâce au RFID », Pierre Berlemont, Décision informatique (n° 636), http://bit.ly/9VJBJC, 2 août 2005..
• « Repenser l’Internet des objets », Daniel Kaplan, http://bit.ly/OIWgr, 23 avril 2009.
• Exemple de Tag RFID actif équipé d’un capteur d’humidité et compatible avec le Wi-Fi : http://www.gaorfid.com/index.php?main_page=product_info&products_id=890