En ébullition, la presse change : les gratuits et les quotidiens téléchargeables innovent et s’imposent partout dans le monde.

En cinq ans, la presse quotidienne d’information a connu une véritable révolution. Déjà confrontés aux succès d’Internet qui a ponctionné l’essentiel des revenus en petites annonces, les quotidiens payants doivent faire face aujourd’hui à l’engouement généralisé pour la presse gratuite. A l’évidence, le secteur est en cours de restructuration et les nouvelles solutions se multiplient : lancement de journaux gratuits par les groupes de presse traditionnels, fusion des rédactions papier et Internet, mise en ligne de journaux téléchargeables… A chaque fois, un même objectif, résister à la concurrence en innovant sur les procédés industriels et en inventant des politiques commerciales agressives et audacieuses, qu’il s’agisse de réduire les coûts et d’optimiser la production d’information en multipliant les titres et les alliances, ou plus encore de suivre le lecteur tout au long de la journée. Car c’est bien là le nouveau défi de la presse, ce média spécialisé dans l’information différée, obligé aujourd’hui de se rapprocher toujours plus de son lectorat. Comment expliquer autrement la multiplication des journaux du matin et du soir, des quotidiens téléchargeables à heures fixes ? Prochaine étape dans cette course à l’information en continu, des services d’information sur les écrans des mobiles 3G ou des Blackberry, les téléphones-ordinateurs de poche.

Un bref panorama des manœuvres en Europe et dans le monde met en lumière l’effervescence qui caractérise le secteur.

En Suisse, le groupe Ringier a lancé en mai 2006 un gratuit du soir, créneau inoccupé jusqu’ici même par la presse payante. Baptisé Heute, diffusé à Berne, Bâle et Zurich, ce quotidien au format tabloïd espère atteindre un tirage de 200 000 exemplaires. Le 8 septembre, Ringier confirmait sa stratégie presse gratuite avec le lancement en Suisse alémanique d’un quotidien économique, le CASHdaily, tiré à 75 000 exemplaires et disponible également en ligne.

Au Danemark, la révolution de la distribution de la presse gratuite est en cours. Finis les journaux dans la rue, deux nouveaux gratuits seront désormais distribués directement dans les boîtes aux lettres. Lancé par le groupe islandais de télécommunications Dagsbrun, le gratuit Nyhedsavisen est distribué depuis le 17 août 2006 par la poste danoise, avec qui Dagsrun a créé un joint-venture. Visant le demi-million de foyers, Nyhedsavisen innove également sur la politique éditoriale : une centaine de journalistes a été recrutée pour produire un journal haut de gamme. Le pari est simple : la presse quotidienne payante se défend par la qualité de son produit, il suffit de l’égaler pour s’y substituer. D’ailleurs, JP/Politikens Hus, le principal groupe de presse danois, ne s’y est pas trompé : il a également annoncé le lancement d’un gratuit distribué dans les boîtes aux lettres. Cette contre-offensive suffira-t-elle à empêcher la presse gratuite de grignoter chaque jour le lectorat de la presse payante qui, depuis le lancement de Metro et Urban en 2001, a perdu 15 % de son lectorat au Danemark ? D’autant que l’on retrouve avec Dagsbrun la même volonté d’internationalisation qui a fait le succès de Metro, puisque Dagsbrun répète au Danemark une stratégie déjà éprouvée en Islande où le groupe distribue un gratuit dans les boîtes aux lettres, le Frettabladid.

Côté britannique, à Londres, la surenchère fait rage pour contrôler le marché de la presse gratuite. Rupert Murdoch, qui contrôle News Corp., devait lancer le 18 septembre 2006 un gratuit du soir, The Londonpaper, pour répondre à la concurrence des titres de Lord Rothermere, patron d’Associated Newspapers. Ce dernier édite Metro depuis 1999, distribué le matin dans les gares et les transports en commun, mais également l’Evening Standard, le grand quotidien londonien du soir, payant celui-ci. Il s’agit pour Murdoch de récupérer le soir les parts de marché prises par Metro à son quotidien payant du matin, le Sun. Menacé, Lord Rothermere a lancé le 29 août une version allégée et gratuite de l’Evening Standard, simplement baptisée London Lite (il remplace une édition similaire, le Standard Lite, jusqu’alors diffusée gratuitement mais occasionnellement à l’heure du déjeuner). Le London Lite bénéficie du réseau de distribution de Metro et, s’il risque de fragiliser son grand frère payant, doit pour le moins empêcher Rupert Murdoch de s’imposer trop facilement dans la presse gratuite. D’ailleurs, ce dernier a dû avancer au 4 septembre le lancement de The Londonpaper.

A l’évidence, le marché de la presse gratuite est au bord de la saturation dans la capitale britannique : au million d’exemplaires de Metro distribués chaque matin, au quotidien financier du matin, CityAM qui, comme son nom l’indique, est distribué tôt le matin dans la city, s’ajoutent ainsi les deux gratuits du soir. Pour résister à cette concurrence nouvelle, les autres groupes de presse se mettent en ordre de bataille. Le Financial Times vient de fusionner ses rédactions papier et Web et il a lancé une version électronique du quotidien, jouant lui sur la carte de l’analyse et de l’excellence. Le Guardian est également téléchargeable en ligne.

En France, la presse gratuite vient de devancer la presse payante et de nouveaux titres sont annoncés. Chiffres à l’appui, une révolution est en cours. Depuis que la Sofres a inclus en mars 2005 les gratuits dans son étude d’audience de la presse quotidienne (étude Epiq), le classement traditionnel des titres est perturbé. Les résultats de la dernière étude entre juillet 2005 et juin 2006 placent ainsi le gratuit 20 Minutes à la troisième place parmi les quotidiens nationaux, derrière l’Equipe (2,42 millions de lecteurs) et Le ParisienAujourd’hui en France (2,12 millions de lecteurs avec une diffusion en baisse de 3,6 %). Ce classement, qui cumule les éditions du Parisien-Aujourd’hui en France, et qui prend en compte les résultats du quotidien sportif l’Equipe, masque mal le fait que 20 Minutes (1,998 million de lecteurs, diffusion en hausse de 6%) dépasse Le Monde (premier quotidien généraliste payant avec 1,8 million de lecteurs et une diffusion en baisse de 5,3 %), Metro (deuxième quotidien gratuit en France, concurrent de 20 Minutes avec 1,48 million de lecteurs, diffusion en hausse de 11,4 %), Le Figaro (1,19 million de lecteurs, – 3 %) et Libération qui, avec 808 000 lecteurs et une diffusion en baisse de 8 %, est au bord de la faillite.

Manifestement, s’imposer sur le marché de la presse gratuite en France devient décisif. Les éditeurs en sont conscients, qu’il s’agisse de se diversifier pour les leaders actuels ou d’investir le secteur pour les groupes traditionnels. Partant du fait que la France est le seul pays d’Europe à n’avoir qu’un quotidien sportif, Metro s’apprête à lancer début 2007 un gratuit entièrement consacré au sport, en partenariat avec la chaîne Eurosport, détenue à 100 % par son partenaire TF1. Une version en ligne de Metro est également à l’étude. 20 Minutes a lui aussi annoncé le lancement d’un nouveau titre dès le mois d’octobre, un hebdomadaire gratuit consacré à l’économie et baptisé RNG – « Rien n’est gratuit », lequel concurrencera Economie Matin, un hebdomadaire économique gratuit déjà distribué à 350 000 exemplaires. Fort de la croissance de son lectorat (+ 10,8 % pour La Tribune, + 13,9 % pour Les Echos), la presse économique devrait également avoir son quotidien gratuit, un projet actuellement porté par Philippe Micouleau, ancien directeur de l’Agefi. Enfin, après avoir lancé Direct Soir en juin 2006, un gratuit du soir people, Vincent Bolloré vient de s’allier avec Le Monde pour lancer sur Paris un quotidien gratuit du matin dès novembre 2006. Ce nouveau gratuit permettra au Monde, qui en a la responsabilité éditoriale, de toucher le lecteur tout au long de la journée. Le groupe Bolloré se chargera de la régie publicitaire. Car c’est bien là l’enjeu de ce nouveau gratuit parisien qui, adossé au réseau des gratuits Ville Plus, déjà implanté en province, met la touche finale au maillage du territoire pour mieux attirer la publicité nationale.

Hors d’Europe, on assiste aux mêmes manœuvres. Au Canada, dans la région de Toronto, le Toronto Star répond à la concurrence des gratuits en éditant depuis le 5 septembre un journal du soir, le Star PM, téléchargeable en début d’après-midi en format PDF. Là encore, « pour sauver les journaux traditionnels », la stratégie consiste à « rejoindre les consommateurs en cours de journée, là où ils sont et quand ils le souhaitent » selon les dires de Michael Goldbloom, éditeur du Toronto Star (voir Anne Pélouas, « Le Toronto Star lance un gratuit téléchargeable », Le Monde, 16 septembre 2006).

Au Japon, 154 nouveaux titres de presse gratuite, exclusivement hebdomadaires, ont été lancés en 2005. Le tirage total de la presse gratuite est le double de celui de la presse payante. Pourtant, la presse quotidienne gratuite ne s’est pas imposée sur l’archipel nippon. Lancé en 2002, le quotidien gratuit Headline Today n’a pas attiré suffisamment d’investissements publicitaires, en butte à l’hostilité de la presse payante japonaise, plus gros tirage mondial en presse quotidienne, qui s’était alliée pour l’occasion avec les agences de publicité. En 2005, les investissements publicitaires dans la presse hebdomadaire gratuite au Japon ont cependant attiré plus de 4 milliards d’euros, deux fois plus qu’Internet. Autant dire que la tendance est favorable aux quotidiens gratuits …

Sources :

  • « Les journaux gratuits se pressent chez les Danois », Anne-Françoise Hivert, Libération, 20 juin 2006.
  • « Rupert Murdoch lance un quotidien gratuit du soir à Londres », Marc Roche, Le Monde, 29 août 2006.
  • « Le Toronto Star lance un gratuit téléchargeable », Anne Pélouas, Le Monde, 16 septembre 2006.
  • « Les gratuits en ébullition », Charline Vanhoenacker, Le Soir, 20 septembre 2006.
  • « Presse quotidienne : les gratuits continuent de gagner du terrain », N. S., Les Echos, 21 septembre 2006.
  • « 20 Minutes devient le troisième quotidien national », 20 Minutes, 21 septembre 2006.
  • Courrier International, 21-27 septembre 2006 : « Nouvelle expérience dans le laboratoire danois », Gunnar Hermann, Süddeutsche Zeitung.
  • « La vague des journaux gratuits déferle sur la presse magazine japonaise », Philippe Pons, Le Monde, 22 septembre 2006.
  • « Metro va lancer un quotidien sportif gratuit », Marie-Laettitia Bonavitta, Le Figaro, 22 septembre 2006.
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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