Libération, Le Monde : même combat ?

La crise, à la fois économique et sociale, que traversent ces deux quotidiens nationaux, chacun dans son contexte, illustre le défi majeur que constitue le passage au numérique, avec des choix compliqués en termes de management.

«Un réseau social, créateur de contenus monétisables sur une large palette de supports multimédias (print, vidéo, TV, digital, forums, événements, radio, etc.) », c’est ainsi que l’homme d’affaires Bruno Ledoux définissait, en février 2014, son projet pour l’entreprise de presse Libération, dont il est actionnaire aux côtés d’Edouard de Rotschild (52 % à eux deux). Propriétaire de l’immeuble où la rédaction du journal est installée, il envisage également de transformer celui-ci en une sorte de « Café de Flore du XXIe siècle », un espace culturel sous la marque « Libération » abritant un plateau de télévision, un studio radio, une newsroom numérique, un restaurant, un bar, un incubateur de start-up. L’annonce de ce plan stratégique marqua le point de départ d’une longue crise au sein du journal, opposant la rédaction aux actionnaires.

Endetté de six millions d’euros, Libération a perdu un million d’euros en 2013, ses ventes ne dépassant pas 100 000 d’exemplaires, -15 % sur l’année, soit la plus forte chute enregistrée parmi les quotidiens nationaux. Baisse des salaires, départs à la retraite, temps partiel et bouclage du journal à 20 heures (au lieu de 21 h 30) constituent un plan d’économies de 4 millions d’euros présenté au tribunal de commerce, en contrepartie de l’échelonnement du remboursement de la dette. Faute de moyens financiers suffisants, Libération a manqué le virage numérique : il y a vingt-cinq ans, il fut pourtant le premier à se lancer en ligne. Aujourd’hui, au bord de la faillite, le journal joue son avenir.

Après plusieurs mois de crise, relayée dans les colonnes du journal par les journalistes eux-mêmes au sein d’une rubrique « Nous sommes un journal », le tribunal de commerce de Paris accepte, fin avril 2014, le plan de recapitalisation, à hauteur de 18 millions d’euros, proposé par Bruno Ledoux. Dans un premier temps, un prêt relais de 4 millions d’euros renfloue la trésorerie du journal pour deux ou trois mois. Mais le tour de table n’est pas encore bouclé et Bruno Leroux doit trouver de nouveaux investisseurs. Début mai 2014, le nom de Patrick Drahi, propriétaire de Numéricable et acquéreur de SFR en avril 2014, circule comme futur investisseur, alors que les journalistes apprennent dans le même temps par l’intermédiaire du site Mediapart qu’il est précisément celui qui a avancé les 4 millions d’euros de prêt.

A la suite de l’opération de rachat effective en juin 2014, l’ouverture d’une clause de cession, permettant aux journalistes de partir avec un chèque en cas de changement d’actionnaire, devrait concerner une cinquantaine de journalistes sur les 180 titulaires d’une carte de presse que compte le journal. La nomination du nouveau directeur de la rédaction et du président du directoire sera déterminante.

« Tout le monde va en principe se rendre à la raison et le rapport de force va se déplacer sur l’avenir de Libération », espère le journaliste Hervé Marchon (SNJ). Alors qu’un nouveau Libération va voir le jour, sous la forme d’un projet multimédia, les salariés du journal publient, dans l’édition du 7 mai 2014, un plaidoyer intitulé « Nous sommes un manifeste ». Tout en réaffirmant leur attachement aux valeurs qui font Libération, ils déclarent notamment : « Nous sommes des journalistes et nous devons tout remettre en question, à commencer par notre travail et le cadre dans lequel nous l’exerçons ».

Après seulement quinze mois de mandat, le 15 mai 2014, la directrice du Monde, Natalie Nougayrède, élue pour un mandat de six ans, démissionne. La semaine précédente, sept des onze rédacteurs en chef du journal du soir – principalement ceux du site internet – avaient présenté leur démission, suivis par les deux directeurs adjoints qui ont également quitté leur fonction. La volonté de la direction de renforcer les équipes du monde.fr est à l’origine de la discorde.

Au début de l’année 2014, Le Monde prépare la sortie d’une édition pour tablette, ainsi que la refonte de l’édition imprimée. La direction se trouve contestée, à la fois sur ces projets de réforme et sur les méthodes employées pour les faire aboutir. Les journalistes critiquent « une accumulation de projets à un rythme démentiel ». En février, l’annonce d’un plan de mobilité interne visant à supprimer une cinquantaine de postes de l’édition papier (sur un total de 300) pour les faire basculer vers le service web – pour lequel parallèlement les contrats en CDD ne seraient pas renouvelés – provoque un mouvement de mécontentement unanime au sein du journal. Certains journalistes y voient un plan social déguisé. Les journalistes affectés à la rédaction de l’édition imprimée, quant à eux, manifestent leur mécontentement de devoir assurer la préparation de la nouvelle maquette (repoussée à septembre 2014) avec des effectifs réduits. En outre, le cumul de deux fonctions trop contraignantes, celle de directeur du journal et celle de directeur de la rédaction au sein du Monde, est mis en cause. C’est donc à une nouvelle direction bicéphale qu’a été confiée, en mai 2014, la poursuite de la transition numérique, alors que certains syndicats réclament une suspension des réformes en cours. Passé dans le rouge avec des pertes financières approchant les deux millions d’euros, Le Monde totalise à peine 275 000 exemplaires vendus par jour en février 2014, dont 65 000 en kiosque, soit une baisse de 13,5 % sur un an, alors que le site LeMonde.fr compte 44 000 abonnés (exclusivement numériques) en février 2014, contre 30 000 un an auparavant.

Dans un entretien accordé en mai 2014 au site d’information en ligne Atlantico, Benoît Raphaël, créateur notamment des sites LePost.fr du Monde Interactif et LePlus du Nouvel Observateur, porte un jugement sévère sur la gestion des entreprises de presse à l’ère numérique. Interrogé sur la crise qui secoue Le Monde, il déclare : « Le principal responsable des blocages dans les grandes rédactions papier vis-à-vis de la mutation numérique (on l’a vu avec la rébellion de la rédaction papier à Libération et cette Une incroyable : “Nous sommes un journal”), c’est la structure même de ces rédactions. Ce sont des véhicules trop lourds, trop profondément enracinés dans des mécaniques du passé, pilotés par un management trop vieux, ou trop inexpérimenté, plus politique que digital, et incapable de conduire une vraie stratégie de mutation, comme ont réussi à le faire d’autres industries.»

A propos des difficultés rencontrées par les entreprises de presse traditionnelles à prendre le tournant du numérique, il ajoute « Mais pour cela, il faudrait changer de rédaction. Un patron qui voudrait sauver un quotidien devrait d’abord commencer par réduire le nombre de ses journalistes par trois. Avant de l’augmenter à nouveau bien sûr, mais en procédant par étapes, et sur un modèle d’organisation radicalement différent. Et encore, sur les journalistes restants, il faudrait en remplacer les deux tiers par des profils plus numériques. Personne n’aura le courage de s’attaquer à ce problème en France. Parce que c’est littéralement impossible. Et extrêmement coûteux. Même aux Etats-Unis, où le système est plus souple, les responsables se retrouvent face à un mur. Alors on se contente d’avancer par petits pas concentriques. Lesquels finissent par coûter plus cher qu’une réforme profonde. » Et pendant ce temps, la concurrence des pure players, qui ne sont pas confrontés à ces problèmes, se développe.

Si la diversification est un mal nécessaire, depuis longtemps déjà, pour permettre aux entreprises de presse de rentabiliser leur activité première, les produits dérivés, quels qu’ils soient (DVD, restaurant, événementiel…), ne les épargnent pas d’une révision profonde de l’organisation des métiers de la presse. Ce qui ne signifie pas pour autant que le passage au numérique n’impose pas aux journaux le maintien d’effectifs en nombre suffisant pour continuer à effectuer un travail de qualité. Selon l’étude One Global (Audipresse) publiée en avril 2014, 54% des lecteurs de quotidiens nationaux ont lu leurs contenus sur un ordinateur ou un smartphone en 2013.

Sources:

  • « Bras de fer entre la rédaction de “Libé” et ses actionnaires », Fabienne Schmitt, Les Echos, 10 février 2014.
  • « 18 millions pour “Libération” », Fabienne Schmitt, Les Echos, 29 avril 2014.
  • « L’équipe de “Libération” partagée entre “vigilance” et “soulagement” », Alexis Delcambre et Alexandre Piquard, Le Monde, 30 avril 2014.
  • « Les actionnaires de “Libération” tablent sur environ 50 départs volontaires pour un coût de 7 millions d’euros », La Correspondance de la Presse, 5 mai 2014.
  • « Nous sommes un manifeste », Les salariés de “Libération”, Libération, 7 mai 2014.
  • « Conflit au Monde : les adjoints de la directrice quittent leurs fonctions », AFP, tv5.org, 10 mai 2014.
  • « Conflit au Monde : la rédaction obtient le départ de sa directrice », AFP, tv5.org, 14 mai 2014.
  • « La directrice du “Monde” poussée à la démission », Enguérand Renault, Le Figaro, 15 mai 2014.
  • « Patrick Drahi prêt à sauver «Libération» », E.R., Le Figaro, 16 mai 2014.
  • « Crise de la presse : cette semaine où Le Monde et le New York Times ont été décapités, sur fond de révélations sur les failles du modèle du journal américain », Atlantico.fr, 18 mai 2014.
Ingénieur d’études à l’Université Paris 2 - IREC (Institut de recherche et d’études sur la communication)

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