Pour la première fois, une étude quantitative démontre que les contenus d’amateurs constituent une source d’information (presque) comme les autres. Nombre de ces contenus sont diffusés à travers les réseaux sociaux ou par les agences de presse. Mais les chaînes internationales d’information en continu, qui en reçoivent aussi directement de leur public, ne s’appliquent guère à les créditer.
Au cours de la dernière décennie, quelques événements parmi les plus marquants de l’actualité mondiale ont été couverts grâce aux photos et aux vidéos prises par ceux qui en furent témoins, « des journalistes citoyens[…] mais surtout des “journalistes par accident”, des personnes avec une caméra ou un smartphone en main qui se sont trouvées au bon (ou mauvais) endroit au bon (ou mauvais) moment », écrivent les auteurs d’une étude conduite par le Tow Center for Digital Journalism de l’université Columbia de New York. Si le recours croissant aux images d’amateurs par les médias est désormais indéniable, cette pratique n’avait pas encore fait l’objet d’une analyse quantitative. A partir d’un échantillon représentatif des chaînes internationales d’information en continu, cette étude analyse l’usage des contenus générés par les utilisateurs (user-generated contents ou UGC) à l’antenne et sur le web. Les chaînes composant l’échantillon sont Al Jazeera Arabic (Qatar), Al Jazeera English (Qatar), BBC World (Royaume-Uni), CNN International (USA), Euronews (Europe), France 24 (France), NHK World (Japon) et Telesur (Venezuela). Collectées pendant une période de trois semaines, entre le 25 novembre et le 15 décembre 2013, plus de 1 160 heures d’information ont été analysées, ainsi que plus de 2 250 pages web, afin d’étudier l’utilisation des contenus d’amateurs par les plus grandes chaînes d’information à l’audience mondiale.
Les UGC ont été définis comme les photographies et les vidéos prises par des personnes qui ne sont pas des journalistes professionnels et qui n’ont aucun rapport avec des entreprises de presse (à l’exclusion des commentaires postés sous les articles de presse ou sur les réseaux sociaux). Pour identifier les UGC, les auteurs de l’étude ont effectué de multiples recoupements à partir des différentes plates-formes de diffusion comme YouTube, Twitter, Facebook, Instagram et des agences de presse généralistes ou spécialisées, notamment Reuters, AP, Storyful.
En introduction à leur travail, les auteurs rappellent les trois raisons majeures qui ont permis le phénomène de l’intégration des UGC dans la couverture de l’information. La première raison est le taux élevé de pénétration des téléphones portables équipés d’une caméra perfectionnée. La deuxième tient à la popularité du web et à son accès de plus en plus bon marché, favorisant le partage immédiat des contenus. La troisième raison est le conflit en Syrie qui a permis, pour ainsi dire, de banaliser l’utilisation des contenus filmés par des personnes extérieures aux entreprises de presse : les restrictions imposées aux journalistes, pour entrer dans le pays ou s’y déplacer librement, ont en effet poussé même les plus réticents de ceux-ci et des directeurs de rédaction à utiliser les UGC, car il leur était impossible de travailler autrement.
Tout au long des vingt et un jours étudiés, 1 858 contenus d’amateurs ont été diffusés à l’antenne par sept chaînes internationales d’information en continu, ce qui représente une diffusion totale de 5 heures et 45 minutes. Le nombre de contenus d’amateurs diffusés par chaîne et par jour est de 11,06 en moyenne, soit 2 minutes et 5 secondes, la durée moyenne d’un UGC diffusé étant de 11 secondes. Seule chaîne de l’échantillon diffusée en langue arabe, la chaîne qatarie Al Jazeera Arabica a fait, pour cette raison, l’objet d’une analyse sur cinq jours seulement : 257 contenus d’amateurs au total ont été diffusés sur son antenne, soit 1 heure et 9 minutes ; avec en moyenne quotidienne 51,04 contenus, soit 13 minutes et 36 secondes ; chaque UCG ayant sur cette chaîne une durée moyenne de 16 secondes.
La chaîne d’information européenne Euronews compte le plus grand nombre d’UGC diffusés sur son antenne (415 au total et 19,8 en moyenne par jour), devant la chaîne qatarie Al Jazeera English (386 et 18,4), l’américaine CNN International (356 et 17), la française France 24 (270 et 12,9), la britannique BBC World (254 et 12,1), la japonaise NHK World (144 et 6,9) et la vénézuélienne Telesur (34 et 1,6).
L’étude montre un écart significatif dans l’usage des UGC entre les différentes chaînes internationales d’information en continu. Al Jazeera Arabic se distingue avec plus de 50 contenus d’amateurs par jour sur son antenne. Cette moyenne quotidienne, calculée sur cinq jours, porterait à 1 079 en trois semaines le nombre de contenus d’amateurs diffusés à l’antenne sur la chaîne qatarie.
Sur le web, pendant cinq jours pris au hasard (les mêmes que ceux choisis pour Al Jazeera Arabic), 758 contenus d’amateurs ont été mis en ligne, soit une moyenne quotidienne de 18,95 contenus par chaîne. La chaîne CNN International arrive largement en tête par le nombre de contenus d’amateurs mis en ligne, avec 450 UGC au total, soit 90 en moyenne par jour, un résultat qui s’explique, selon les auteurs, par le grand nombre de liens hypertextes figurant sur sa page d’accueil (en moyenne près de 120 par jour, contre 65 sur la page d’accueil du site de BBC World et 13 sur celle du site de la NHK World). France 24 occupe la deuxième place (114 UGC et 22,8 en moyenne par jour), précédant BBC World (78 et 15,6), Euronews (53 et 10,6), Al Jazeera English (5 et 1), Telesur (3 et 0,6) et NHK World (0).
Parmi les principaux enseignements de cette étude, il ressort que les chaînes internationales d’information recourent désormais quotidiennement à des contenus d’amateurs pour couvrir l’actualité mondiale. Toutefois, elles ne le font que lorsqu’aucun autre contenu n’est disponible. Durant la période étudiée, toutes les chaînes ont eu recours aux UGC pour couvrir le conflit en Syrie, qui fut même pour certaines l’unique sujet traité grâce aux images d’amateurs. La couverture des nouvelles de dernière minute (breaking news) illustre bien la façon dont les UGC servent, dans un premier temps, à pallier le manque d’images. Les auteurs citent l’exemple, parmi d’autres, d’un accident d’hélicoptère survenu dans la nuit à Glasgow, le 29 novembre 2013, sujet largement relayé par les chaînes, dans les premières heures grâce aux contenus d’amateurs, auxquels furent substitués dès le matin suivant les reportages des équipes de journalistes arrivés sur place. Il y a bien des exemples de sujets traités uniquement parce que des images d’amateurs sont disponibles.
Sur les trois semaines, 75 sujets d’actualités différents ont été traités à l’antenne avec des images d’amateurs, contre 115 sur le web durant cinq jours : une différence qui s’explique, sans doute, par la place illimitée offerte sur les pages web, ainsi que leur nécessaire mise à jour permanente, contrairement au temps compté de la télévision. Parmi les principaux sujets pour lesquels les chaînes internationales d’information en continu utilisent des images d’amateurs figurent les conflits, les guerres, les manœuvres militaires (44 % des UGC diffusés à l’antenne et 21 % des UGC publiés sur le web), les manifestations (17 % et 20 %), les accidents de véhicules (21 % et 11 %), les aléas météorologiques (2 % et 9 %), les explosions – terrorisme ou autres causes – (2 % et 1 %), auxquels s’ajoute la catégorie résiduelle, baptisée « Autres », plus importante sur le web qu’à l’antenne (13 % et 38 %). En outre, les auteurs pointent, au sein de leur échantillon, l’absence de reprise de vidéos virales (c’est-à-dire celles enregistrant plus d’un million de vues sur YouTube en un temps record) par les chaînes d’information, à l’antenne comme sur le web.
L’étude montre surtout que les UGC sont rarement identifiés comme tels. En effet, toutes les chaînes internationales d’information en continu omettent de marquer ou de décrire systématiquement les images d’amateur. Elles décrivent rarement, que ce soit à l’antenne ou sur le web, la provenance des images qu’elles utilisent et ne signalent pas qu’elles ont été prises par une personne qui n’appartient pas à une entreprise de presse. Ainsi, près des trois quarts (74 %, à l’exception d’Al Jazeera Arabic) des contenus d’amateurs diffusés à l’antenne ne sont pas marqués ou décrits comme tels, contre 30 % sur le web. Des différences notables existent d’une chaîne d’information à l’autre : 51 % des UGC diffusés à l’antenne ne sont pas identifiés sur CNN International, 61 % sur Al Jazeera English, 75 % sur France 24, 81 % sur BBC World, 92 % sur Euronews, 97 % sur NHK World et 100 % sur Telesur. Sur les sites web des chaînes, la provenance des images est mieux indiquée car celles-ci sont le plus souvent intégrées directement à partir des réseaux sociaux (Twitter, YouTube, Instagram ou Vine) : 51 % des UGC mis en ligne ne sont pas identifiés sur le site de France 24, 45 % pour BBC World, 33 % pour Telesur, 30 % pour Euronews, 13 % pour CNN, 0 % pour NHK World et Al Jazeera English.
Autre point important : les images d’amateurs ne sont pas toujours créditées par la signature de leurs auteurs. Sur l’ensemble de l’échantillon, l’auteur est connu pour près de la moitié (49 %, à l’exception d’Al Jazeera Arabic) des contenus d’amateurs diffusés à l’antenne et dans 72 % des cas sur le web. Néanmoins, 41 % des contenus d’amateurs à l’antenne sont crédités par l’auteur lui-même, contre 23 % sur le web ; tandis que les chaînes d’information ajoutent elles-mêmes cette mention à l’écran pour seulement 17 % des UGC qu’elles diffusent à l’antenne et 56 % des UGC qu’elles publient sur le web. Là encore, les écarts sont significatifs d’une chaîne à l’autre : 81 % des UGC diffusés à l’antenne et 79 % des UGC mis en ligne par CNN International sont crédités par la chaîne elle-même, 21 % et 13 % par Euronews, 9 % et 49 % par BBC World, 4 % et 0 % par NHK World, 1 % et 15 % par France 24, 1 % et 100 % par Al Jazeera English, 0 % et 0 % par Telesur. Les amateurs ont rarement conscience de la valeur de leurs images, selon les auteurs de l’étude. Au lieu de s’adresser directement aux entreprises de presse, ils préfèrent partager ce qu’ils ont vu avec leurs amis et leur famille par le truchement des réseaux sociaux. « Le premier réflexe des amateurs n’est généralement pas de se dire “je dois partager cela avec une grande chaîne d’information”, parce qu’ils ne se soucient guère des grandes chaînes d’information ou plus probablement parce qu’ils n’en ont jamais entendu parler. En revanche, ils connaissent internet et c’est là qu’ils décident de partager l’information avec le monde », témoigne Anthony De Rosa (ancien social media editor à l’agence Reuters et aujourd’hui rédacteur en chef pour le site d’information Circa). En prenant des images, les amateurs pensent à leur propre public.
Cette analyse quantitative sera complétée, à l’avenir, par une étude qualitative sur l’usage des UGC au sein des rédactions, à partir d’une série d’entretiens menés auprès d’une soixantaine de directeurs, rédacteurs et journalistes, afin d’aborder notamment la question de l’absence de crédit pour les images d’amateurs, de validation des informations, de rémunérations et d’éthique.
Source :
- Amateur Footage : A Global Study of User-Generated Content in TV and Online-News Output, Claire Wardle, Sam Dubberley, Pete Brown, Phase 1 Report, Tow Center for Digital Journalism, Columbia Journalism School, towcenter.org, April 2014.