Réunie le 8 juillet 2014, la mission commune d’information du Sénat sur le nouveau rôle et la nouvelle stratégie de l’Union européenne dans la gouvernance mondiale de l’internet, présidée par Gaëtan Gorce (PS-Nièvre), a adopté le rapport de Catherine Morin-Desailly (UDI-UC-Seine-Maritime) au terme de plus de six mois de travaux.
Les révélations d’Edward Snowden en juin 2013 (voir REM n°28, p.69) ont définitivement fait prendre conscience à l’Union européenne que l’internet est devenu un sujet politique. Le rapport rappelle que le réseau mondial est à la fois « instrument de puissance et support d’un monde d’hypersurveillance et de vulnérabilité » et que « si l’internet a pris racine sur les deux rives de l’Atlantique, l’internet que nous, Européens, “consommons” en 2014 est très largement américain, le Vieux Continent n’ayant pas pris la mesure des enjeux qui s’y attachent ». Le document de 400 pages propose une stratégie numérique européenne dont l’objet est de contrebalancer l’hégémonie américaine et surtout, présente un nouveau modèle de gouvernance de l’internet, « respectueux des droits de l’homme et des libertés et capable de restaurer la confiance dans l’internet, ébranlée par l’amoindrissement volontaire de la sécurité en ligne et par les dysfonctionnements de l’ICANN ».
Plus d’une cinquantaine de personnalités ont été auditionnées, entre décembre 2013 et juin 2014, parmi lesquelles Vinton Cerf, vice-président de Google, Michel Serres, membre de l’Académie, Louis Pouzin, ingénieur, l’un des pères de l’internet et inventeur du datagramme ou encore Bernard Stiegler, directeur de l’institut de recherche et d’innovation du Centre Pompidou, Viktor Mayer-Schönberger, professeur à l’Oxford Internet Institute, spécialisé en gouvernance et régulation de l’internet et Françoise Massit-Folléa, chercheur et consultant senior sur les usages et la gouvernance de l’internet.
Pour parvenir à ce nouveau modèle politique de l’internet, le rapport propose de « consigner dans un traité, ouvert à tous, les principes de gouvernance dégagés par l’ensemble des parties prenantes réunies pour la conférence NETmundial le 24 avril 2014 à Sao Paulo » : la supervision de la Toile, plus démocratique, et basée sur un modèle multipartite pour tendre vers « un réseau stable, décentralisé, sûr, interconnecté et accessible à tous » et le respect des droits de l’homme afin de favoriser « le développement humain et l’inclusion sociale des deux tiers de la population mondiale encore privés d’une connexion au réseau » (voir REM n°30-31, p.85).
Comme l’explique Françoise Massit-Folléa, « on trouve dans la gouvernance de l’internet, une superposition de normes issues de la technique, de la loi, de la culture et du marché. L’ensemble de ces éléments se trouve souvent en confrontation. Quel ordonnancement peut-on lui donner, dans quelles instances, avec quels instruments ? »
Il s’agirait de formaliser « l’existence d’un réseau d’enceintes de gouvernance et mettre en place des mécanismes amenant ces instances à rendre compte de leur action – au regard de ces principes – devant l’ensemble des parties prenantes qui seraient représentées dans un Conseil mondial de l’internet, issu de l’Internet governance forum rénové ».
Alors que l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers, en français, Société pour l’attribution des noms de domaine et des numéros sur internet) est actuellement une autorité de régulation de l’internet, créée en 1998 par une directive du Département du Commerce américain sous la forme d’une société de droit californien à but non lucratif, la mission d’information propose de la transformer en « World ICANN (WICANN) de droit suisse, ou à défaut de droit international, en assurer la supervision par la communauté internationale, prévoir un vrai droit de recours à l’égard de ses décisions et mettre fin aux conflits d’intérêts ». Plus ambitieux, Louis Pouzin propose de remettre à plat l’intégralité du fonctionnement du système de nommage en s’appuyant sur le principe de subsidiarité et de créer d’autres racines que celles de l’ICANN, afin d’éviter « que tout nom de domaine soit unique au monde dans n’importe quelle langue ».
La mission d’information souhaite également faire de la gouvernance de l’internet une priorité politique à haut niveau et « mieux répartir la valeur dans l’écosystème numérique européen ; finaliser un régime exigeant et réaliste de protection des données à l’ère du cloud et du big data ; construire une stratégie industrielle dans l’ensemble des secteurs clés de l’internet pour maîtriser ses données et porter ses valeurs dans le cyberespace ; et enfin promouvoir une appropriation citoyenne de l’internet ». La mission avance ainsi une soixantaine de propositions pour que l’Europe contribue pleinement à organiser la gouvernance de l’internet, sur les principes dégagés à Sao Paulo, « en repensant la souveraineté sous une forme dynamique, non pas autour d’un territoire mais autour de communautés de valeurs ». A moins que, comme le suggère Michel Serres, à la question de savoir quelles seraient les conditions pour gouverner l’internet, on inverse la perspective en regardant l’internet comme la révolution qui rend possible un changement de gouvernance du monde.
Rapport d’information de Mme Catherine Morin-Desailly fait eu nom de la MCI sur la gouvernance mondiale de l’Internet, n°696 tome I (PDF) et tome II (PDF) (2013-2014), senat.fr, juillet 2014.