Liberté de la presse : l’Europe à nouveau coupée en deux ?

Après avoir été trop longtemps sous le joug de l’Union soviétique, l’Europe centrale et orientale serait-elle sur le point de céder à d’autres démons ? Après avoir été « kidnappée », selon l’heureuse expression de Milan Kundera, la partie orientale du continent n’est-elle pas en train de dériver, s’éloignant toujours davantage de l’Union européenne qu’elle avait rejointe et de ses principes les plus sacrés, ceux auxquels elle s’était si joyeusement ralliée ? Selon l’une de ces ironies dont l’histoire a le secret, au totalitarisme d’hier succéderait ainsi, demain, un autoritarisme new look, sorte de régime hybride, mélange incestueux ou improbable de formalisme démocratique et de populisme liberticide, nouvel avatar d’un régime que Moscou ne pourrait sans doute pas renier.

C’est du moins ce que donnent à penser les conclusions convergentes de deux observatoires de la liberté de la presse dans le monde, ayant pourtant de celle-ci et de ses conditions d’exercice des conceptions très différentes, voire opposées à bien des égards.

Dans son classement annuel publié le 20 avril 2016, Reporters sans frontières décernait la première place pour la liberté de la presse à la Finlande, pour la sixième année consécutive, suivie des Pays-Bas et de la Norvège, mais soulignait « l’affaiblissement », en Europe, du « modèle » auquel sont soumis les médias, en des termes qui visaient notamment – mais pas seulement – les démocraties que l’on disait autrefois « populaires » : « détournement du contre-espionnage et de la lutte contre le terrorisme, adoption de lois permettant une surveillance à grande échelle, augmentation des conflits d’intérêt, mainmise de plus en plus grande des autorités sur les médias publics et parfois privés ».

Et d’ajouter, à l’adresse de chacun des 180 pays scrutés : « On entre dans une nouvelle ère de la propagande où les nouvelles technologies permettent à bas coût de diffuser sa propre communication, son information, sous la dictée. Face à eux, les journalistes sont des empêcheurs de tourner en rond ».

On entre dans une nouvelle ère de la propagande

L’organisation américaine Freedom House n’adoptait guère un point de vue très différent, quelques jours plus tard, à l’endroit de l’information et du journalisme dans ces pays qui ont été soustraits à la tutelle du système soviétique, même si elle s’alarme davantage de la situation au Moyen-Orient et au Mexique, où ces problèmes sont « plus criants », et de celle de la Chine, qui demeure, selon les termes du groupe de réflexion, « l’un des endroits du monde où règne l’environnement le plus restrictif pour les médias ».

Ayant observé ces conditions d’exercice dans 199 pays ou territoires, l’observatoire américain estime que la liberté des médias dans le monde était tombée en 2015 à son plus bas niveau depuis douze ans, évaluant à seulement 13 % la part de la population mondiale vivant dans une zone où la presse est « libre ». Freedom House dénonce notamment « le renforcement du sectarisme » ainsi que « l’intimidation et la violence physique contre les journalistes ». La France n’est pas épargnée puisque l’organisation, après l’avoir fait reculer dans son classement, estime que la presse souffre de certaines décisions politiques ou de lois récentes « qui renforcent les autorités dans la conduite d’une surveillance de masse avec peu de contrôle » et « accentuent les inquiétudes sur le cadre légal » dans lequel évoluent les médias d’information.

La liberté des médias dans le monde était tombée en 2015 à son plus bas niveau depuis douze ans

Seulement 13 % de la population mondiale vivant dans une zone où la presse est « libre »

Certes, les critères choisis par les deux organisations sont différents : ils continuent d’opposer des conceptions inconciliables quant au statut des entreprises dites « de presse », aux limitations apportées à l’exercice par les journalistes de leurs responsabilités ainsi qu’à la façon, par la loi ou par la jurisprudence, de veiller à leur respect. L’usage d’un vocabulaire commun, la revendication inlassable, partout, de l’indépendance des professionnels de l’information dissimulent mal ces divergences, ces oppositions : il ne faudrait pas oublier qu’un Watergate n’est pas possible partout et que le journalisme dit d’investigation – ô pléonasme – ne jouit pas partout des mêmes faveurs, des mêmes facilités, ni de la même considération.

Du côté de Reporters sans frontières, on invoque depuis leur premier classement de la liberté de la presse, en 2002, les mêmes indicateurs : pluralisme, environnement et autonomie, cadre légal, transparence, infrastructures, exactions, présence d’intérêts privés extérieurs au champ des médias. Du côté de Freedom House, sans surprise, on en appelle aux vertus de la concurrence, à celles du professionnalisme, au 1er amendement de la Constitution de 1776, aux subtilités d’une jurisprudence prudente et pragmatique.

Dans les deux cas s’est imposé l’ultime et premier commandement : la liberté d’informer et son corollaire, la liberté d’être informé, sont primordiales, premières, paramount comme disent les Américains, chronologiquement et logiquement en ce qu’elles sont, ensemble, les conditions de possibilité de toutes les autres libertés, civiles ou politiques, personnelles ou publiques. Aussi les médias sont-ils, unanimement, sans exception aucune, tout à la fois les acteurs, les témoins et les chantres d’un régime politique, de sa vitalité démocratique, de la manière dont il imprègne de ses lois les autres activités humaines, ce qui fait son ultime singularité.

Cette liberté primordiale, à l’origine de toutes les autres, cette liberté que par habitude ou par facilité on désigne comme si elle s’appliquait seulement à la presse, aux journaux imprimés, les institutions internationales de l’après 1945 et les institutions nationales plus récemment l’ont établie dans un statut particulier, celui d’une liberté cruciale, au sens de l’experimentum crucis de Francis Bacon, comme critère décisif, sinon unique, capable d’apprécier à la fois le civisme et l’esprit critique dont bénéficie une société qui se dit et se veut démocratique.

Viktor Orbàn, Premier ministre hongrois, incarne désormais cet Etat qu’il qualifie lui-même de « non libéral » où le contrôle de l’information, à travers les journaux, la radio-télévision et les agences, permet selon lui à la société de retrouver sa concorde et son identité culturelle. Les contenus d’information doivent dorénavant être « équilibrés », selon ses propres termes, le secret des sources n’est plus protégé et près de mille journalistes de l’audiovisuel public ont été licenciés.

L’itinéraire politique de Viktor Orbàn est représentatif de ce revirement de l’Europe centrale et orientale. Après avoir vaillamment lutté contre le communisme, il devient rapidement Premier ministre en 1998. Battu à la surprise générale en 2002, c’est pendant ses années d’opposition qu’il forge cette conception d’une forme d’Illiberal Democracy, selon l’expression de l’éditorialiste américain de Foreign Affairs, Fareed Zakaria, qui lui permettra d’être triomphalement réélu en 2014. A ses concitoyens, il affirmait alors : « Jusqu’à présent, nous connaissions trois formes d’organisation étatique : l’Etat-nation, l’Etat libéral et l’Etat-providence […]. Le nouvel Etat que nous construisons, en Hongrie, n’est pas un Etat libéral, c’est un Etat non libéral. »

L’ancien dissident devenu chef du gouvernement de Budapest, fort du soutien d’une large majorité de Hongrois, estime que plusieurs principes fondamentaux de l’Occident ont été trahis par un certain libéralisme, comme si des institutions telles que la famille, la religion, le travail, la patrie avaient été dévoyées par l’exercice de certaines libertés au premier rang desquelles figure la liberté de la presse. Comme si, en d’autres termes, l’autoritarisme était compatible avec la démocratie, comme si la démocratie libérale était une contradiction dans les termes.

Certes, Viktor Orbàn sait jusqu’où ne pas aller trop loin. Membre de l’Union européenne, il veille scrupuleusement au respect de certains critères en redressant les comptes après la gestion désastreuse du précédent gouvernement, dominé par d’anciens communistes. Et il a obtempéré, comme le rappelaient récemment Blaise Gauquelin, correspondant à Vienne du journal Le Monde, et Alain Salles, devant les protestations de RTL, la principale chaîne privée hongroise, propriété du groupe Bertelsmann, quand il fut tenté de rappeler à l’ordre certains de ses journalistes. Pas davantage, il n’a pas été insensible, le 12 janvier 2016, lorsque la Cour européenne des droits de l’homme a jugé illégale la surveillance des personnes exercée par les autorités hongroises sous couvert d’antiterrorisme, dénonçant le manque de moyens de recours contre ces mesures et l’insuffisance de la supervision parlementaire.

L’alternative autoritaire au modèle démocratique occidental a recueilli les faveurs du parti Droit et Justice, arrivé très largement en tête aux élections législatives de Pologne, en octobre 2015. Fort de ce succès, le gouvernement sorti des urnes a voulu « transformer » le pays en exaltant son nationalisme, une façon de défendre son euroscepticisme, en commençant par mettre au pas les médias publics, estimant qu’ils n’accomplissaient pas « correctement » leur mission. En décembre 2015, une loi dite « petite loi sur les médias » plaçait les chaînes de télévision et des stations de radio publiques sous la tutelle du ministre du Trésor, seul à nommer et à révoquer tous les membres du directoire et du conseil de surveillance de ces organismes.

La protestation ne s’est pas fait attendre : le 7 février 2016, les directeurs de toutes les antennes de la télévision publique polonaise démissionnèrent tandis que la première station de la radio publique faisait retentir, toutes les heures, l’hymne polonais, en alternance avec lOde à la joie. Bien que sensibles aux arguments du patriotisme économique, les principaux partis d’opposition ont rassemblé, quelques jours plus tard, près de 250 000 personnes, dénonçant la « poutinisation » du régime, sous le mot d’ordre : « Nous sommes et nous resterons en Europe ». Face aux partisans d’une démocratie libérale et non autoritaire, le président du parti Droit et Justice jurait de « remettre la Pologne en l’état ».

La Suède, pays européen qui, le premier au monde, institua la liberté de la presse

Le Premier ministre hongrois n’est donc plus seul. La Pologne, la Croatie et la Slovaquie, trois nouveaux venus au sein de l’Union européenne, sont gouvernés en 2016 par des partis politiques qui flattent le nationalisme et dont l’autoritarisme dans le domaine des médias notamment, est avéré. A l’heure où l’Union européenne doit relever de nombreux défis, ce que le président de son Parlement désigne comme des « polycrises » – la lutte contre le terrorisme, l’euroscepticisme, le retour des nationalismes, les multiples avatars du souverainisme, la crise des migrants – une Europe orientale redresserait-elle fièrement la tête, face à une Europe occidentale qui douterait d’elle-même, paralysée par le Brexit et le Grexit, tout autant sinon plus que par l’agressivité de la Russie ?

On pourrait penser, après les succès électoraux des partis venus de l’extrême droite, ceux-là mêmes qui ressuscitent les extrémismes de gauche, que l’autoritarisme faussement démocratique à la hongroise est contagieux parmi les 28, ou bien aux portes de leur Union. Le spécialiste bulgare de science politique Ivan Kraster, président du Centre des stratégies libérales à Sofia ne se trompait assurément pas, lorsqu’il disait récemment de Viktor Orbàn : « Il a su utiliser la crise des migrants. Son discours est très bien reçu chez ces petites nations vieillissantes qui se sentent menacées dans leur existence par le déclin démographique et ont peur de perdre leur majorité ethnique si une vague de migrants s’installe en Europe. »

L’avertissement, au-delà des mises en garde du Conseil de l’Europe et de la Cour européenne des droits de l’homme, commande à l’Union européenne, à ses institutions – la Commission, le Conseil, le Parlement et la Cour de justice – de ne montrer aucune mansuétude chaque fois qu’est menacée l’une des conditions permettant l’exercice de la liberté de la presse. Faut-il rappeler que c’est un pays européen qui, le premier au monde, institua la liberté de la presse ? Dès 1766, la Suède l’inscrivait dans sa Constitution, avant d’en énumérer, quelques années plus tard, ses principaux éléments parmi lesquels l’interdiction de toute censure, le libre accès aux documents officiels, la protection des sources d’information, la loi sur la diffamation…

Doubler la mise, plutôt que de défendre, en paroles seulement, ce qu’il reste de cette hyperliberté

Ce sont aujourd’hui les faveurs que la démocratie non libérale hongroise recueille dans d’autres pays d’Europe centrale, et parfois au-delà, qui commandent à l’Union européenne de ne pas faire passer la liberté de la presse après ses intérêts économiques ou ce qu’elle croit être ses intérêts géostratégiques. L’Union européenne n’a-t-elle pas déclaré récemment son intention de resserrer ses liens politiques avec l’Azerbaïdjan, exportateur d’hydrocarbures, à l’instant même où l’ancienne république soviétique continue d’emprisonner des journalistes.

Faute de rappeler inlassablement les commandements de cette liberté, non seulement elle renoncerait à son exemplarité, à ce qui la rend indispensable dans le monde, mais elle renoncerait, à très court terme, à la défense de ses intérêts économiques et politiques. Quelle réponse l’Union européenne apporte-t-elle à la demande exprimée par les autorités de régulation réunies au sein de l’Erga, dont le CSA, afin d’inscrire le principe et les modalités de leur indispensable « indépendance » dans la future directive Services de médias audiovisuels ainsi que l’extension de leur compétence aux plates-formes numériques et aux sites d’information ?

C’est le réalisme politique lui-même qui met l’Union européenne en demeure de doubler la mise, plutôt que de défendre, en paroles seulement, ce qu’il reste de cette hyperliberté. A défaut, l’Europe est menacée de dispersion, après avoir été à nouveau partagée en deux blocs irréconciliables, faute d’avoir su défendre avec la même énergie chacune des cultures qui la composent et la liberté qui, au tout premier rang, permet leur expression et nous épargne le choc de leurs incultures respectives.

Professeur émérite de science politique à l’université Paris 2

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