En France, c’est Facebook qui a rouvert, dès le début 2008, le débat sur les données personnelles et Internet. L’information s’était très largement répandue, notamment parmi les candidats diplômés à un premier emploi, selon laquelle les directions des ressources humaines, dans les entreprises, grandes ou moins grandes, consultaient le désormais célèbre site « communautaire » pour identifier leurs « amis », leurs « relations », pour caractériser, en plus de la « tribu » à laquelle ils appartiennent, leurs distractions préférées et leurs habitudes de comportement.
Le jour de sa mise en examen, Jérôme Kerviel, trader à la Société Générale, ne comptait pratiquement plus d’amis sur Facebook : ils avaient tous renoncé à figurer sur une liste à leurs yeux désormais compromettante. La nouvelle amplifiait considérablement, en France, l’inquiétude exprimée par les utilisateurs de la plate-forme, partout dans le monde, lorsqu’ils ont appris, en novembre 2007, que pour mieux cibler et formater les annonces publicitaires, Facebook proposait aux annonceurs d’informer les réseaux d’amis de tout achat effectué par l’un de ses membres auprès d’un site partenaire.
On le sait depuis longtemps : rien ne vaut la recommandation d’un ami pour « passer à l’acte », qu’il s’agisse d’apporter sa voix à un candidat ou d’acheter n’importe quel bien ou service. Un mois plus tard, le 5 décembre 2007, le fondateur de Facebook adoptait une clause selon laquelle l’anticipation des internautes était désormais reprise pour communiquer pareille information sur leurs achats. N’en doutons pas : dans le sillage de Google, qui inventa en 2000 les liens sponsorisés, les acteurs d’Internet rivaliseront d’imagination afin d’offrir aux annonceurs des campagnes de publicité toujours mieux « ciblées » et plus pertinentes. A cette fin, la connaissance des internautes leur est indispensable : celle de leur identité et de leurs appartenances, comme celle de leurs références ou de leurs préférences. Autant de traits qui permettent de singulariser une personne, à un moment donné ; des caractéristiques, subies ou choisies, connues ou non de la personne concernée, involontairement dé- formées ou même purement imaginaires sous le regard des autres, des caractéristiques enfin qui s’affichent avec ostentation ou se dissimulent pareillement à ses propres yeux comme à ceux des autres.
Si l’on qualifie ordinairement de « personnels » ces différents traits qui permettent d’identifier une personne, traits qui deviennent autant de « données » par les vertus de l’informatique, c’est parce qu’ils appartiennent en propre à cette personne, que leur configuration procède d’une histoire qui est seulement la sienne, et qu’ils sont du même coup susceptibles d’être soustraits à la curiosité des autres parce qu’ils relèvent de son intimité, de cette sphère privée que l’on appelle privacy dans le monde anglo-américain.L’homme est un « animal politique » : c’est dans sa relation avec les autres que son identité se construit et qu’elle trouve son ultime signification.
Les moteurs de recherche, au même titre que les sites dits « sociaux » ou « communautaires » nous offrent des services : en échange, nous leur apportons certaines « données personnelles ». Ce sont les conditions de cet échange qu’il convient d’examiner afin de concilier le droit de chacun à sa vie privée et à l’intimité de celle-ci avec les exigences de la vie en société, celles de l’ordre public, de la concorde intérieure et de la sécurité extérieure. Ce sont également les conditions de cet échange qu’il convient d’examiner afin que toute offre de services du Web obéisse aux lois d’une transaction honnête : limitées à ce qui est nécessaire pour la bonne exécution du service, les « données personnelles » du client internaute ne peuvent être détournées de cette finalité sans son consentement explicite.
Il paraît loin le temps où Florian, le petit neveu de Voltaire, recommandait doctement : « Pour vivre heureux, vivons caché ». L’époque aujourd’hui donne plutôt raison à Andy Wharol, réclamant pour chacun son quart d’heure de célébrité, fût-ce en affichant la part la plus intime de sa vie privée, sur Internet ou à la télévision. Ne cédant à aucune de ces deux tentatives opposées, les internautes sont en droit de demander aux éditeurs des services du Web, une information aussi complète, aussi accessible et aussi intelligible que possible, sur les conditions de leur offre. La confiance des internautes est à ce prix. De cette confiance dépendent pour demain la croissance et les progrès d’un média dont on souligne volontiers aujourd’hui les plaies, sans autre forme de procès.
La confiance, certes, ne se décrète pas. Mais les législateurs, nationaux ou régionaux, sans attendre une gouvernance mondiale, improbable encore pour longtemps, peuvent au moins contribuer à la favoriser ou à la rendre possible. Pour vivre caché, demain, faudra t-il payer ? Ou bien la gratuité sur le Web sera-t-elle, à l’inverse, le fruit de la divulgation de nos « données personnelles » ?