Europeana, le patrimoine culturel européen en ligne

La mise à disposition des internautes du monde entier de millions de livres, de tableaux, de photographies, de films, d’œuvres musicales, de cartes et de manuscrits émanant des institutions culturelles, musées et bibliothèques des vingt-sept pays de l’Union européenne : tel est le grand chantier numérique européen, baptisé Europeana. Ce projet de grande envergure est sans précédent. Il devra relever de nombreux défis, au premier rang desquels figure l’hégémonie de Google sur Internet qui a déjà passé depuis quatre ans de nombreux accords afin de numériser des millions d’ouvrages, non seulement avec des institutions américaines, mais également d’autres dans le monde entier.

Premier portail européen de valorisation du patrimoine culturel

A l’occasion du Salon du livre à Paris, en mars 2007, s’appuyant sur sa bibliothèque numérique Gallica lancée en 1996, la Bibliothèque nationale de France (BnF), initiatrice du projet, a mis en ligne une ébauche de bibliothèque numérique euro- péenne offrant des milliers d’ouvrages français, portugais et hongrois. A l’origine du projet se trouve l’avertissement lancé en 2005 par le président de la BnF, Jean-Noël Jeanneney, relayé par le président français, Jacques Chirac, ainsi que par les présidents polonais, allemand, italien, espagnol, hongrois, quant au danger encouru de laisser à un groupe privé, en l’occurrence Google, la maîtrise de la numérisation des fonds des bibliothèques européennes. En septembre 2005, la Commission européenne lançait son plan « i2010-Bibliothèques » numériques visant à développer la mise en ligne du patrimoine culturel européen. Six mois plus tard, était annoncée la volonté de créer une bibliothèque numérique européenne en s’appuyant sur The European Library (TEL), un portail lancé en 2005 offrant un accès unique et multilingue aux fonds de trente- quatre bibliothèques nationales.

En novembre 2008, grâce aux contributions de tous les pays d’Europe, une première version d’Europeana est lancée sur le Web, hébergée par la Bibliothèque nationale des Pays-Bas, riche d’environ 2 millions d’œuvres numérisées, en 21 langues (le bulgare et le maltais sont à venir). En 2010, cette « médiathèque » numérique européenne devrait offrir plus de 10 millions de contenus appartenant au patrimoine européen, une fois achevée la mise en réseau des institutions culturelles d’Europe. Le portail Europeana offre au grand public, et pas seulement aux initiés, étudiants ou chercheurs, un accès gratuit, à portée d’un clic de souris, à des œuvres telles que La Divine Comédie, La Magna Carta, le portrait de la Joconde, les manuscrits de Mozart, des images de la guerre des tranchées de 1914-18, des archives du Festival de Cannes, ainsi qu’à un grand nombre d’œuvres moins connues, conservées par les archives, les musées ou les bibliothèques d’Europe. En outre, le portail permet de réunir les volumes d’une même œuvre jusqu’ici éparpillés dans divers lieux. Compte tenu de la participation majeure de la BnF, ainsi que de celles de l’Institut national de l’audiovisuel (INA), de la Cité de la musique, de l’Institut de recherche et coordination acoustique-musique (Ircam) et du portail culture.fr, plus de la moitié (52 %) des contributions émanent de la France et plus de 90 % pour les seuls contenus audiovisuels. Les autres plus importants pays contributeurs sont les Pays-Bas et le Royaume-Uni (10 % des œuvres chacun), la Finlande (7 %), la Suède (8 %), loin devant l’Allemagne (1 %).

Selon la Commission européenne, l’investissement nécessaire à la numérisation de huit millions d’œuvres est estimé à 350 millions d’euros. Ayant alloué 120 millions d’euros au projet pour améliorer les techniques de numérisation sur la période 2009- 2010, et 40 millions pour le multilinguisme, à travers deux de ses programmes, le programme-cadre de recherche et le programme « Compétitivité et innovation », la Commission européenne compte sur l’engagement financier de partenaires publics et privés pour mener à son terme l’opération de numérisation. La question du financement de la numérisation reste donc le principal obstacle. Seul 1 % des collections européennes riches de plus de 2,5 milliards de livres et de périodiques, a été numérisé. Les 4 % devraient être atteints en 2012. Selon la commissaire à la société de l’information et aux médias, Viviane Reding, à l’exception de quelques-uns, comme la Grèce ou les Pays-Bas, la majorité des pays européens n’investissent pas suffisamment dans la numérisation des œuvres. Les pays contributeurs devront donc accroître leur participation financière. Face au manque d’argent public, des investissements complémentaires sont indispensables. Si certains Etats membres, comme la Lituanie, la Finlande, la Slovaquie, se sont servis des fonds européens, d’autres pays ont pu développer des partenariats public-privé, à l’instar de la Slovénie, à moins qu’ils aient sollicité des mécènes.

Au demeurant, le développement d’Europeana est subordonné à l’utilisation de standards communs aux vingt-sept pays de l’Union, pour la réalisation de leurs bases de données afin de rendre celles-ci compatibles avec le portail européen. L’élaboration de standards permet également aux institutions culturelles de partager leurs contenus avec d’autres sites, et de les rendre ainsi accessibles pour des équipements mobiles ou pour des outils pédagogiques.

La durée de vie des données numériques est un élément essentiel mais encore mal connu. Les Etats devront en tenir compte afin d’évaluer l’ampleur des budgets nécessaires à la pérennité de la conservation numérique des œuvres.

Respect du droit d’auteur

Initialement, les œuvres ainsi offertes appartiennent au domaine public (ayant plus de 70 ans). Celles assujetties au droit d’auteur devront faire l’objet d’accords avec les ayants droit sur les conditions de leur diffusion numérique. Leurs conditions de consultation pourraient également être gérées par des sites exploités par les détenteurs des droits eux-mêmes. Ainsi, la partie française du projet Europeana, la bibliothèque numérique Gallica2 (2e version inaugurée en octobre 2007) a lancé, en mars 2008, à titre expérimental pour une durée d’un an, une offre légale d’ouvrages numériques de l’édition contemporaine, soumis par conséquent au droit d’auteur. Cette opération a pu être mise en place grâce à un partenariat entre les éditeurs privés, à travers le Syndicat national de l’édition et les acteurs publics, la Bibliothèque nationale de France (BnF), le ministère de la culture et le Centre national du livre chargé du versement des subventions accordées à cet effet. Sur les 80 000 ouvrages numérisés en consultation sur Gallica2 fin 2008, près de 10 000 titres sous droits, en provenance d’une centaine de maisons d’édition, devraient être disponibles au plus tard en mars 2009. Pour avoir accès à l’un de ces ouvrages récents, l’internaute est dirigé vers les sites payants d’une douzaine d’e-distributeurs, offrant un feuilletage libre et gratuit d’une partie substantielle de chacune de ces oeuvres. Au rythme de 350 ouvrages numérisés par jour en 2008, la bibliothèque numérique Gallica devrait s’enrichir de 300 000 ouvrages en trois ans, pour un investissement total de 25 millions d’euros.

La Google Library

Annoncé fin 2004, le projet Google Book Search avance à grands pas depuis cette date (voir le n°2-3 de La revue européenne des médias, printemps-été 2007). Parmi les partenaires fondateurs à l’origine du projet se trouvent les universités américaines d’Harvard, de Stanford, du Michigan et la prestigieuse New York Public Library. De nombreuses bibliothèques universitaires américaines ont l’une après l’autre confié la numérisation de leur fonds à Google. Elles obtiennent ainsi, en échange du libre accès à leur catalogue, la constitution de leurs archives numériques sans frais. Les universités de Columbia et de Princeton ont signé un contrat d’une durée de six ans. Le Committee on Institutional Cooperation qui réunit une douzaine d’universités américaines (Chicago, Ohio, Indiana, Pennsylvania…) -soit plus de dix millions d’ouvrages- ainsi que les bibliothèques des dix campus de l’Université de Californie et les bibliothèques universitaires d’Austin, de Virginie, de Cornell, de Wisconsin-Madison, ont ainsi apporté des millions d’ouvrages à la Google Library.

En juillet 2008, Google passe son premier accord avec une institution française, la bibliothèque municipale de Lyon, deuxième bibliothèque de France qui totalise 1,3 million d’ouvrages. Selon un accord portant sur une période de dix ans, le choix des oeuvres à numériser revient à la ville de Lyon, et seuls les ouvrages tombés dans le domaine public sont concernés ; les frais de numérisation sont pris en charge par Google qui installera pour l’occasion son premier centre de scanner en France, dans la banlieue lyonnaise. A terme, l’investissement du géant américain est estimé à 60 millions d’euros, en échange de conditions contractuelles définies par Google comprenant notamment une exclusivité commerciale de 25 ans. Les premiers livres devraient être accessibles en ligne à partir du deuxième semestre 2009, sans frais pour l’internaute qui pourra les consulter en passant soit par le moteur de recherche américain, soit directement par le site de la bibliothèque lyonnaise. Google peut étendre son projet numérique parmi les pays francophones, un enjeu important au regard du grand nombre de recherches effectuées en français sur Internet. En outre, l’accès ne se faisant pas exclusivement par le moteur de recherche, le fonds ainsi numérisé pourra venir enrichir celui d’Europeana.

Ce premier contrat français est le septième conclu en Europe par le géant américain Google, son programme Google Book Search ayant déjà séduit plusieurs autres universités et bibliothèques. La première, parmi elles, est l’université britannique d’Oxford, engagée comme membre fondateur. Ont suivi, au cours de l’année 2007, la Bayerische StaatsBibliothek en Allemagne, l’université Complutense de Madrid, la Bibliothèque nationale de Cata- logne, ainsi que les bibliothèques universitaires de Lausanne et de Gand.

Une trentaine d’accords avec des institutions du monde entier permettent ainsi à Google de faire évoluer son projet Google Book Search en Google Library Project, avec plus de 7 millions d’ouvrages entièrement ou partiellement numérisés. Il s’étend désormais jusqu’en Asie, grâce à un accord avec l’université de Keio, au Japon. En plus des bibliothèques, près de 20 000 éditeurs et auteurs auraient noué un partenariat avec Google, donnant accès en ligne à des extraits de livres assujettis au droit d’auteur.
En octobre 2008, Google a franchi une étape décisive dans l’élaboration de sa bibliothèque numérique en concluant un accord, après deux ans de négociations, avec des éditeurs et des auteurs américains. Les organisations représentantes des ayants droit avaient engagé dès 2005 des poursuites contre Google pour atteinte à la loi sur le copyright.

Afin d’échapper à ce risque judiciaire, Google leur versera 125 millions de dollars. Conclu avec l’Association of American Publishers (AAP) et l’Authors Guild (Syndicat des auteurs), cet accord à l’amiable prévoit un partage des recettes en provenance de la consultation des ouvrages en ligne. Les auteurs et éditeurs, dont les ouvrages ont déjà été mis en ligne sans leur autorisation, seront indemnisés pour un montant global de 45 millions de dollars. Outre la prise en charge des frais liés aux poursuites judiciaires, Google devra financer un « Registre des droits sur les livres », établi par les auteurs et les éditeurs eux-mêmes, servant à identifier les ayants droit et à pouvoir ainsi les rétribuer. Cet accord, valable uniquement pour les Etats-Unis, doit encore être approuvé par le ministère de la Justice (DoJ).

Après accord des ayants droit, la consultation gratuite d’un ouvrage protégé portera sur 20 % du contenu de celui-ci, un paiement en ligne permettra de lire le texte intégral. L’accès aux titres épuisés ne sera restreint que sur demande explicite des détenteurs de droits eux-mêmes. Ainsi, des millions de livres pourront désormais être scannés, puis vendus par Google. Le syndicat français de l’édition (SNE) ainsi que la Société des gens de lettres ont dénoncé cet accord s’appliquant unilatéralement à tous les ayants droit des ouvrages, y compris des titres étrangers, disponibles dans les bibliothèques américaines. Pour le SNE, l’obligation faite aux détenteurs de droits de s’inscrire sur un registre pour faire valoir leurs droits s’oppose à la philosophie même du droit d’auteur.

Europeana versus Google Library ?

Souvent comparés, les deux projets sont pourtant de nature différente. Europeana constitue un véritable musée virtuel, avec ses tableaux, ses films, ses œuvres musicales, alors que Google Library est un catalogue de livres. Si le projet européen offre bien davantage que des livres numérisés, il propose uniquement, dans sa première phase de développement, des œuvres tombées dans le domaine public ou libres de droits, tandis que Google offre la possibilité d’accéder à des œuvres récentes, encore soumises au droit d’auteur. L’avenir du projet européen réside dans son extension à ces œuvres sous droits. Un groupe de travail (projet ARROW) a été mis en place au niveau européen afin d’étudier les modèles techniques, juridiques et économiques pour l’introduction dans Europeana d’oeuvres sous droits provenant des différents pays de l’Union européenne. L’aboutissement des négociations sur les droits d’auteur constitue un vaste chantier juridique et financier et, l’expérience de Gallica2 sera en l’occurrence tout à fait déterminante. La puissance financière de Google fera-t-elle définitivement la différence dans les années à venir ? Face au manque de moyens des pays européens, ce scénario est le plus probable. Google n’a rencontré aucune difficulté pour remporter l’appel d’offres lancé par la ville de Lyon pour la numérisation de la deuxième collection la plus importante de France. La numérisation du patrimoine européen dans toute sa diversité est une tâche titanesque. Aussi, le géant de l’informatique mondial, Microsoft, a-t-il fini par abandonner en 2008 un projet similaire à celui de Google –mais en négociant avec les auteurs et les éditeurs-, après avoir numérisé quelque 750 000 ouvrages en dix-huit mois. En numérisant des livres en grand nombre, Google prépare son entrée sur le marché du livre numérique. Grâce à des lecteurs plus performants, plus légers et pourvus d’une plus grande autonomie, les ventes d’e-books enregistrent des taux record aux Etats-Unis. Début février 2009, Google a annoncé le lancement d’une version de Google Book Search pour les téléphones portables dotés du système d’exploitation maison, Android. Plus de 1,5 million de livres relevant du domaine public aux Etats-Unis et 500 000 titres d’autres pays, déjà numérisés par Google, peuvent être téléchargés et consultés dans une version adaptée au petit écran des téléphones.

Et si Google Book Search n’était que la partie visible de l’iceberg ? En janvier 2009, la mise en ligne de 14 chefs-d’œuvre du Prado à Madrid, offrant une qualité d’image inégalée, en très haute résolution, qui permet de zoomer sur les détails des peintures, a été réalisée avec la technologie Google Earth et entièrement financée par le groupe américain, pour un montant encore tenu secret.
Une entreprise privée américaine, avec ses impératifs commerciaux, exploitera-t-elle en position dominante le patrimoine culturel européen ? A moins que la volonté politique n’en décide autrement, pour donner vie au mythe d’Alexandrie, pour offrir à tout un chacun un accès égal à la culture, en encourageant les institutions publiques européennes et l’ensemble des titulaires de droits à se mobiliser au- tour de cet objectif commun.

L’anecdote que constitue le « faux départ » d’Europeana a révélé l’existence d’une forte demande pour une offre culturelle gratuite de qualité. Victime de son succès, le site www.europeana.eu a dû fermer moins de 24 heures après son lancement, malgré le doublement du nombre de ses serveurs, frôlant les 20 millions de clics par heure au lieu des 5 millions de visiteurs attendus. Europeana était de nouveau accessible un mois plus tard. Si l’Europe veut ré- pondre à cette demande, elle devra s’en donner les moyens tant politiques que budgétaires.

Sources : –

  • europeana.eu
  • « Accord entre Google et la bibliothèque de Lyon », Alain Beuve-Méry, Le Monde, 13-14 juillet 2008.
  • « La bibliothèque européenne sera en ligne cet automne », Valérie Collet, Le Figaro, 12 août 2008.
  • « Le Google Library Project dispose d’une longueur d’avance », M.-C. B., Le Figaro, 12 août 2008.
  • « L’Europe aura sa bibliothèque numérique », Thomas Ferenczi, Le Monde, 14 août 2008.
  • « Google s’accorde avec auteurs et éditeurs pour sa bibliothèque vir- tuelle », AFP, tv5.org, 28 octobre 2008.
  • « Après Google, l’Europe lance jeudi sa bibliothèque en ligne », AFP, tv5.org, 18 novembre 2008.
  • « Europeana.eu : un colossal musée virtuel…en construction », Florence Autret, La Tribune, 20 novembre 2008.
  • « Le prototype Europeana veut être une alternative à la bibliothèque virtuelle de Google », Nathalie Silbert, Les Echos, 20 novembre 2008.
  • « Aux Etats-Unis, le moteur de recherche signe la paix des braves avec les auteurs », N.S., Les Echos, 20 novembre 2008.
  • « Europeana, une nouvelle Alexandrie ? », nonfiction.fr, 20 novembre 2008.
  • « La bibliothèque numérique européenne, submergée, ferme jusqu’à la mi-décembre », AFP, tv5.org, 21 novembre 2008.
  • « L’Europe ouvre la mise en ligne de son patrimoine culturel », Sébastien Maillard, La Croix, 21 novembre 2008.
  • « Numérisation du patrimoine culturel. Conférence organisée par le ministère de la culture, le 28 novembre 2008 », Lionel Maurel, adbs.fr, 2 décembre 2008.
  • « Le SNE critique l’accord conclu entre Google et les éditeurs américains », Les Echos, 5-6 décembre 2008.
  • « Numérisation du patrimoine culturel », Ministère de la Culture et de la Communication, Culture & Recherche, n°118-119, automne-hiver 2008-2009.
  • « Les chefs-d’œuvre du Prado visibles à la loupe sur la toile », AFP, tv5.org, 13 janvier 2009.
  • « Des livres électroniques de Google accessibles sur téléphone portable », AFP, tv5.org, 6 février 2009.
Ingénieur d’études à l’Université Paris 2 - IREC (Institut de recherche et d’études sur la communication)

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