Juin 2009 en Iran : l’effet Twitter

Twitter est la nouvelle star du Web 2.0 (voir le n°9 de La revue européenne des médias, hiver 2008- 2009). Trois ans après son lancement, en mars 2006, par deux start-upers de San Francisco, Noah Glass et Evan Williams, ce service qui venait d’atteindre, fin 2008, 5 millions d’utilisateurs, cessait du même coup d’être considéré comme un simple gadget d’ingénieurs. Avec plus de 35 millions d’utilisateurs en juillet 2009, dont près de 18 aux Etats-Unis, le site est entré dans la cour des grands du Web 2.0, aux côtés des Facebook, MySpace, YouTube et Google. Comme le soulignait Biz Stone, l’un des cofondateurs, en avril 2007, de la société Twitter, présent au Festival de la publicité à Cannes en juin 2009, « ce sont les gens qui ont transformé l’outil par l’usage » (Le Monde, 25 juin 2009). Conçu à l’origine comme un simple service de messagerie instantanée accessible depuis un téléphone portable, l’«outil » était devenu, avec ses 18 millions de visiteurs uniques pour le seul mois de mai 2009, ce que « les gens », au fil des mois précédents, en avaient fait : le premier représentant du micro-blogging instantané. Plusieurs événements, auparavant, avaient permis à Twitter de conquérir une certaine notoriété, au moins parmi les plus avertis : la plate-forme avait gagné ses premiers galons en annonçant avant tout le monde, en novembre 2008, les attentats de Bombay permettant ainsi d’organiser les secours plus efficacement qu’aucun autre service. Twitter fut également le premier à annoncer, en janvier 2009, la nouvelle du crash d’un avion d’USAirways dans l’Hudson River à New York, ce qui lui ajouta un surcroît de crédit auprès des journalistes. Mais la place que Twitter sembla occuper dans la contestation, en juin 2009, de la réélection de Mahmoud Ahmadenajad en Iran, eut pour le monde entier une valeur de symbole.

Alors qu’il avait été pensé par ses fondateurs comme un outil de divertissement et de promotion commerciale, Twitter venait de trouver sa destination finale, sa feuille de route, son ordre de mission : en devenant un média d’information à part entière, il obtenait ses lettres de noblesse. Ses fondateurs pouvaient ainsi refuser l’offre d’achat de Facebook pour 500 millions de dollars, espérant atteindre bientôt le milliard d’utilisateurs, attendant des grandes marques qu’elles leur confient l’ouverture de comptes payants, ce qui leur permettrait de réserver la gratuité aux particuliers. Bien plus : Twitter devenait, aux yeux de certains, le cauchemar des tyrans. Grâce au micro-blogging, la censure pouvait sans difficulté être contournée et rien, désormais, ne pourrait échapper au regard des citoyens concernés. Il est difficile d’imaginer, à l’époque des Twitter et autres, que la censure puisse être totale : la moindre bavure commise par une armée est désormais immédiatement médiatisée. C’est ce que l’armée américaine appelle, depuis Abou Ghraib, l’effet « caporal stratégique ».

En juin 2009, Twitter a permis aux manifestants iraniens de contourner la censure, de rester en contact les uns avec les autres, d’organiser des manifestations en faveur de Mir Hossein Moussavi, de faire connaître son visage au monde entier, de témoigner enfin d’événements auxquels les médias traditionnels d’information n’avaient guère accès. L’image de cette Iranienne de 26 ans, tuée par balle, le 20 juin 2009, dans les rues de Téhéran, ne pouvait manquer de rappeler, par sa puissance, par tout ce qu’elle révèle sur les forces de l’« ordre », celle du jeune étudiant essayant de défier l’avancée d’un char sur la place Tian’anmen, le 5 juin 1989, vingt ans auparavant, presque jour pour jour. La multitude de tweets – ces gazouillis, micro-messages de moins de 140 signes, transmis de portable à portable en direction des followers (les suiveurs) – trouvait là une destination différente de celle que l’usage leur avait assignée : non pas seulement se raconter, dire ce que l’on fait, livrer ses pensées du moment, futiles ou dérisoires, donner son avis sur n’importe quoi ou n’importe qui, mais participer au double combat, sans fin, jamais gagné, pour la liberté d’expression et pour la démocratie politique. Un combat où Twitter semble prendre le relais et occuper la place des envoyés spéciaux, de ces journalistes toujours moins nombreux à couvrir les crises internationales, pour des raisons qui sont non seulement politiques, mais également économiques. Un combat où la parole des victimes, ces jeunes citadins affiliés à des réseaux ou à des médias sociaux, pèse plus lourdement et surtout bien autrement, que celle des dirigeants ou bien celle des journalistes professionnels. Si les témoignages, en temps réel – en direct, live – ont afflué à ce point sur Twitter depuis les rues de Téhéran, en juin 2009, c’était non seulement pour exorciser l’angoisse des Iraniens, pour étancher leur soif d’informer ou d’être informés, mais ce fut également pour répondre aux attentes des médias du monde entier, empêchés d’exercer leur métier sur place.

En donnant au micro-blogging son statut de média d’information, Twitter est devenu un symbole. Sans cette plate-forme et l’utilisation qui en a été faite, les événements ne se seraient assurément pas déroulés de la même façon, et l’image du régime iranien ne serait pas ce qu’elle est devenue dans les médias étrangers ou internationaux. Mais cette représentation idéalisée de l’effet Twitter est surtout une invitation à reconsidérer la place des médias dans la vie politique des sociétés contemporaines, leur influence sur les réalités des relations entre les nations.

Twitter en effet n’est pas seul : il est devenu le symbole de ce séisme qui affecte les médias et l’information, de la recomposition d’un paysage où la presse imprimée dominait quasiment seule l’information, où elle concédait les seconds rôles à la radio et à la télévision. Désormais, chacun des médias joue ses propres atouts et compose avec les autres, sur un pied d’égalité. Twitter n’est pas seul non plus : avec Facebook, il a souvent relayé les images des rues iraniennes diffusées par YouTube. Que serait d’autre part cette galaxie née sur Internet, sans le relais amplificateur des grands médias internationaux, CNN en tête ? Que vaudrait enfin l’information en provenance des stars du Web 2.0 sans les analyses et les commentaires des experts et des journalistes qualifiés ?

Il est vrai que le Web 2.0 ouvre de nouvelles perspectives à l’information et à la liberté d’expression. Il donne la parole à ceux qui jusque-là étaient sans porte-voix, donc sans voix. Il permet l’émergence de communautés d’intérêt ponctuelles, qui peuvent peser sur les événements, sur l’histoire, l’essor de solidarités occasionnelles, virtuelles, temporaires, des « foules intelligentes », pour reprendre la formule utilisée en 2002 par Howard Rheingold, professeur à Stanford, qui voyait en elles le fer de lance de la prochaine révolution sociale.

S’il est vrai que ces nouveaux outils d’information et de communication sont une force entre les mains des plus faibles ou de ceux que l’on voudrait réduire au silence, ils n’en sont pas moins, pareillement, des armes à la disposition des tyrans dont il serait évidemment naïf de sous-estimer l’habileté dans l’art de la manipulation, des faux témoignages, par des écrits, des photos ou des vidéos, de ce que l’on appelait la désinformation à l’ère soviétique. Afin de conserver leur pouvoir, les tyrans ne peuvent-ils pas également choisir le sous-développement tout en prétendant le contraire, refusant ainsi au plus grand nombre l’accès à Internet, aux portables et aux réseaux sociaux ?

L’examen du rôle joué par Twitter dans la contestation de l’élection du président iranien en juin dernier comporte au moins cet enseignement : Internet occupera désormais, dans les contestations et les révolutions à venir, la place qui a été celle de CNN dans l’effondrement du système soviétique : ni la première, ni la dernière, une place importante, indispensable, nécessaire, mais insuffisante.

Professeur émérite de science politique à l’université Paris 2

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