A la suite de nombreuses plaintes pour concurrence déloyale déposées par les entreprises privées de médias, la Commission européenne a modifié les conditions d’application des règles relatives aux aides d’Etat à l’audiovisuel public afin de prendre en compte les nouveaux services numériques, en dépit de l’opposition des membres de l’UER (Union européenne de radiodiffusion) regroupant l’ensemble des sociétés de radio et de télévision publiques.
Les médias de service public, comme ceux appartenant à des groupes privés, ont diversifié leurs activités afin de tirer parti de la révolution numérique. Tous les contenus convergent désormais vers le Web. La multiplication des nouveaux services sur Internet a accru la concurrence entre acteurs publics et privés sur le marché de l’audience et sur celui de la publicité. Les entreprises privées de médias se sont élevées contre la possibilité offerte aux médias de service public de collecter des ressources supplémentaires grâce à la création de plates-formes de distribution de contenus sur Internet.
Le développement des services de contenus en ligne financés par des fonds publics a ainsi fait l’objet ces dernières années de nombreux recours juridiques auprès de la Commission européenne de la part des acteurs privés du secteur, victimes notamment d’une fragmentation croissante de leur audience. La plupart des pays européens ne s’étaient pas pour autant déclarés favorables à une révision en profondeur du texte communautaire en vigueur, adopté en 2001, « la communication de la Commission concernant l’application aux services publics de radiodiffusion des règles relatives aux aides d’Etat ». Les représentants des médias privés – notamment l’Association des télévisions commerciales européennes (ATC), le Conseil des éditeurs de presse (EPC), la German Association of Commercial Radio and Telecommunications Providers (VPRT), l’Association européenne des éditeurs de journaux (ENPA), l’Association européenne des radios commerciales (AER)…- considèrent, quant à eux, que les aides d’Etat versées annuellement (redevances et subventions), dont le montant est estimé à 22 milliards d’euros, équivalent à « un avantage stratégique » et créent « une distorsion du marché », notamment sur le marché des services numériques en ligne, fixes ou mobiles, en pleine expansion. Les acteurs privés s’opposent au déploiement par le secteur public de l’audiovisuel de services Internet payants, tels que la consultation d’archives, le téléchargement de contenus, la fourniture de services de téléphonie mobile, ou encore l’accès différé à des émissions de télévision, estimant d’une part, qu’une telle offre est en contradiction avec les attributions de service public et, d’autre part, que des activités commerciales ne peuvent être financées avec de l’argent public.
A la suite d’une consultation publique conduite entre novembre 2008 et janvier 2009, la Commission européenne a publié, le 2 juillet 2009, de nouvelles règles relatives aux aides d’Etat visant à financer les radiodiffuseurs de service public, qui tiennent compte du développement des nouveaux services commerciaux sur Internet. Est réaffirmé l’un des principes fondamentaux de la communication de 2001, selon lequel les Etats membres disposent d’une « grande latitude » pour définir ce qu’ils entendent par mission de service public dévolue aux entreprises de radio et de télévision, assurant la satisfaction des « besoins démocratiques, sociaux et culturels des citoyens ». La Commission européenne reconnaît que le développement de services audiovisuels sur Internet, y compris payants, n’est pas incompatible avec une mission de service public. Néanmoins, en diversifiant leurs activités sur Inter- net, les entreprises publiques de l’audiovisuel devront désormais veiller à ne pas entraîner de distorsion de concurrence. Ainsi, les Etats membres devront s’assurer a priori que le lancement d’un « nouveau service de média audiovisuel important » ne fausse pas le marché en portant atteinte à la libre concurrence et qu’il correspond bien à une mission de service public. Ils devront examiner le respect de ces diverses conditions au moyen « d’une procédure d’évaluation préalable ».
Si la Commission européenne a finalement renoncé à dresser la liste des services commerciaux interdits, elle n’a pas pour autant défini strictement ce qu’est un « nouveau service important » et a laissé le soin aux Etats membres de déterminer eux- mêmes les modalités de la procédure d’évaluation. Elle a toutefois prévu que la possibilité devait être offerte aux différentes parties prenantes, y compris aux citoyens, de faire valoir leur point de vue dans le cadre d’une consultation publique avant la mise sur le marché du nouveau service. En outre, selon la Commission, l’appréciation des conditions de lancement d’un nouveau service ne pourra être objective que si elle est confiée à un organe indépendant du gestionnaire de l’organisme public.
Certains pays européens ont déjà procédé à de telles évaluations afin de résoudre des conflits entre acteurs concurrents à propos du lancement de nouveaux services numériques. Ainsi, au Royaume-Uni, où le développement du site de la BBC a provoqué la colère du groupe privé concurrent News Corp., deux organismes ont été chargés de trancher leur différend. Le BBC Trust, l’organisme représentant notamment l’intérêt des contribuables d’une part, et l’Ofcom, l’autorité de régulation d’autre part, ont été conduits à apprécier respectivement l’intérêt pour le public et l’impact sur le marché, de la création de nombreux services numériques par le groupe audiovisuel public britannique, financés par la redevance. L’arbitrage du BBC Trust, à la fois juge et partie, a laissé planer un doute sur l’efficacité de la procédure. De même, en Allemagne, un traité entré en vigueur le 1er juin 2009 encadre le lancement, par les chaînes publiques ARD et ZDF, de nouveaux services d’information et de communication sur Internet, prévoyant une étude d’impact en trois étapes afin d’en évaluer les conséquences culturelles, sociales et économiques. Ainsi, Markus Schachter, le directeur de la ZDF, a annoncé une réduction de 70 % de l’offre de contenus en ligne de la chaîne publique et un raccourcissement du délai de diffusion en streaming des programmes sur le service de télévision de rattrapage (catch-up TV). Les offres de contenus sous forme de texte ont également été réduites au profit de vidéos afin de répondre aux plaintes pour concurrence déloyale émanant des éditeurs de presse écrite.
En règle générale, le montant de l’aide publique ne devant pas excéder les coûts d’exécution de la mission de service public, les dispositions de Bruxelles imposent un contrôle détaillé des éventuelles réserves budgétaires des organismes publics, afin de limiter le montant de celles-ci à 10 % de leur budget annuel. Les Etats membres devront également veiller à ce que l’acquisition légitime de droits d’exclusivité sur des contenus, dits premium, par les entreprises publiques dans le cadre de leur mission de service public ne provoque aucune distorsion « excessive » sur le marché. En outre, est considérée anticoncurrentielle une pratique de « sous-cotation des prix », par exemple de la publicité ou d’autres activités commerciales, entraînant inévitablement une perte de recettes que viendrait compenser l’aide publique.
Selon Viviane Reding, la commissaire à la société de l’information et aux médias, ces nouvelles règles offrent davantage de sécurité juridique au secteur des médias en Europe. Il reste que la mise en œuvre de ces nouvelles obligations par les Etats membres risque fort d’être à l’origine de nouveaux désaccords entre les acteurs publics et privés, lorsqu’il s’agira notamment de mettre en place les diverses procédures d’évaluation. Si ces nouvelles obligations imposées aux entreprises audiovisuelles de service public en matière de services numériques constituent une première victoire pour les médias privés, tout donne à penser que la bataille ne fait que commencer.
En outre, en matière d’aides de l’Etat, on peut noter que la Commission européenne a finalement donné son accord, le 1er septembre 2009, pour le versement par l’Etat français de 450 millions d’euros au titre de l’année 2009 au groupe public France Télévisions, destinés à compenser la suppression partielle de la publicité sur les antennes du service public de télévision définie dans la loi du 5 mars 2009 (voir le n°10-11 de La revue européenne des médias, printemps-été 2009). Néanmoins, anticipant de probables recours, Bruxelles a annoncé l’ouverture d’une enquête approfondie afin de déterminer si le versement par l’Etat d’une aide financière annuelle, prévue jusqu’en 2011, fausse ou non la concurrence avec les autres chaînes de télévision. Selon la Commission, cette enquête « donne aux parties intéressées la possibilité de faire part de leurs observations ». Les diffuseurs privés TF1 et M6 ont déjà déposé un recours contre une précédente dotation de 150 millions d’euros pour le service public en 2008.
Cette subvention promise pour les années 2009 à 2011 s’appuie en effet sur une taxe portant sur les ressources des fournisseurs d’accès à Internet et sur les recettes publicitaires des chaînes de télévision privées. En septembre 2009, France Télévisions a annoncé qu’un excédent de recettes publicitaires d’un montant de 105 millions d’euros sera consacré à la réduction de son déficit de 135,4 millions à 67,8 millions d’euros et permettra une diminution de la dotation publique de 35 millions d’euros, passant ainsi de 450 millions à 415 millions d’euros pour l’année 2009. Ce surplus de recettes publicitaires engrangé par le groupe public équivaudrait environ au montant de la taxe payée par Bouygues Télécom et TF1 pour l’année 2009. Invoquant la baisse drastique de leur chiffre d’affaires publicitaire, le groupe Bouygues et M6 s’en sont à nouveau remis à Bruxelles pour juger de la légalité de cette taxe.
Sources :
- « Commission européenne / chaînes publiques allemandes », La Correspondance de la Presse, 19 décembre 2008.
- « La régulation des médias à l’ère de l’Internet », EurActiv, euractiv.com/fr, 25 février 2009.
- « German public broadcasters reduce Web offerings », Scott Roxborough, Reuters, uk.reuters.com, June 4, 2009.
- « Communication de la Commission concernant l’application aux services publics de radiodiffusion des règles relatives aux aides d’Etat », ec.europa.eu, 2 juillet 2009.
- « Médias : les entreprises d’Etat sous la loupe européenne », EurActiv, euractiv.com/fr, 3 juillet 2009.
- « Bruxelles encadre l’essor des télévisions publiques », Florence Autret, La Tribune, 3 juillet 2009.
- « Bruxelles examine à la loupe le financement de France Télévisions », G.P. et Alexandre Counis, Les Echos, 21 août 2009.
- « Un moratoire sur la taxe compensant l’arrêt de la publicité ? », J. Bx avec AFP, E24, e24.fr, 28 août 2009.
- « Aides d’Etat : la Commission approuve le versement immédiat d’une subvention à France Télévisions et ouvre une enquête approfondie sur le mécanisme de financement à long terme », Communiqué de presse, IP/09/1264, Bruxelles, europa.eu, 1er septembre 2009.
- « Télé publique. Bruxelles paie pour voir », R.G et I.R., Libération, 2 septembre 2009.
- « France TV : surplus publicitaire et dotation publique 2009 revue à la baisse », AFP, tv5.org, 30 septembre 2009.