Le lancement d’un téléphone mobile sous la marque Google, qui fait émerger une concurrence nouvelle pour l’iPhone d’Apple, témoigne d’une évolution de la stratégie de Google obligé de remonter la chaîne de valeur du mobile pour protéger son activité de régie en ligne. Alors qu’Apple développe de son côté des services en ligne autour de ses terminaux, les occasions de concurrence entre les deux groupes se multiplient, ce qui a conduit les autorités américaines à s’interroger sur leurs relations et sur une éventuelle entente entre Apple et AT&T contre Google.
Une remontée dans la chaîne de valeur pour rester l’interlocuteur principal de l’internaute ?
Dévoilé le 5 janvier 2010, le Nexus One, premier téléphone mobile multimédia sous la marque Google, est un défi lancé par le moteur de recherche à Apple, qui a su s’imposer sur le marché des smartphones en trois ans, après avoir écoulé plus de 34 millions d’iPhone entre juin 2007 et fin 2009. Le Nexus One entre effectivement en concurrence directe avec l’iPhone qu’il espère détrôner, le nouveau terminal de Google étant même présenté par ses concepteurs comme un « superphone », parce qu’il se veut le « point de rencontre entre le Web et le téléphone » selon Mario Queiroz, vice-président de Google chargé d’Android. Mais n’est-ce pas là justement le signe d’une inquiétude chez Google qui cherche à imposer sur le Web mobile des comportements différents de ceux que les usages de l’iPhone sont en train d’imposer ?
En effet, le cœur de métier de Google est sa régie publicitaire, qui génère 98 % de son chiffre d’affaires. Le lancement du Nexus One ne saurait donc signifier que Google entame une nouvelle carrière de fabricant de terminaux. A l’inverse, Apple est bien un fabricant de matériel électronique, des objets qu’il vend cher parce qu’il parvient à les valoriser par un univers de services en ligne, lequel ne constitue pas cependant son cœur de métier. Sauf qu’en développant ces services, notamment sur le Web mobile, Apple pourrait finir par menacer – à terme – l’effet d’hégémonie de Google sur Internet. Avec l’iPhone et sa boutique virtuelle d’applications l’App Store, Apple favorise le téléchargement d’applications comme autant de services intégrés dans le terminal multimédia qui permettent ensuite une connexion directe à ses sites préférés sur le Web. Il existe plus de 100 000 applications disponibles pour iPhone qui, une fois téléchargées, évitent de taper l’URL du site dans le navigateur mobile pour y accéder ou de passer par un moteur de recherche comme Google Search pour trouver une URL. Parce qu’un terminal mobile ne favorise pas la recherche par mots-clés que l’on doit taper mais le « clic » sur des icônes qu’il suffit d’effleurer, les usages qui se développent sur l’iPhone préfigurent ainsi un Web mobile où le rôle des moteurs de recherche, à l’inverse de l’Internet fixe, sera beaucoup moins décisif. Et si, en l’occurrence, Google avait lancé Nexus One pour changer le cours des choses, pour imposer sur le Web mobile cette même approche ouverte qui lui a permis de conquérir sur l’Internet fixe une position centrale dans la recherche et la publicité en ligne ? L’enjeu est de taille : pour la première fois en 2010, le mobile devrait en effet dépasser le PC fixe pour la connexion à Internet.
Ainsi, les stratégies de Google sur l’Internet fixe et l’Internet mobile n’ont rien de comparable. Sur l’Internet fixe, le terminal – l’ordinateur personnel – n’a quasiment aucune incidence sur la manière de naviguer, sauf pour les utilisateurs des Mac d’Apple, incités à utiliser le navigateur maison Safari. Pour l’accès à Internet, seul compte finalement le navigateur (voir supra), et surtout la page par défaut d’ouverture lors d’une connexion. Bon nombre d’internautes ont par défaut la page de Google Search parce que leur accès au Web passe par un moteur de recherche qui leur propose, en fonction d’un mot-clé précisant leur centre d’intérêt, une liste de liens en rapport avec l’objet de leur recherche. Autant dire que le Web est ici « ouvert », conçu comme un réseau de sites reliés entre eux par une page qui les référence, celle du moteur de recherche qui permet du même coup de contrôler la navigation des internautes. Rien à voir, par conséquent, avec les écrans des smartphones et leurs pages d’icônes qui sont autant de raccourcis vers des sites Web. Pour inverser cette situation, et alors qu’il n’a jamais tenté de remonter dans la chaîne de valeur de l’Internet fixe, Google est donc contraint de s’imposer sur les autres segments du marché du Web mobile, là où se décide aussi la navigation : en plus du service de recherche Google adapté au mobile, Google tente donc de s’imposer au niveau de l’interface logicielle des smartphones avec son système d’exploitation Android, et désormais directement au niveau du terminal avec le Nexus One, afin d’associer les services Google à un terminal donné, à l’instar d’Apple qui a su rendre l’iPhone indispensable, une fois enrichi de multiples applications.
D’Android à Nexus
La remontée de Google dans la chaîne de valeur de l’Internet mobile est apparue avec le lancement du système d’exploitation Android, présenté le 5 novembre 2007. Développé à partir de Linux, libre de droit, Android fédère, à l’initiative de Google, les membres de l’Open Handset Alliance, alliance de constructeurs pour un terminal « ouvert », c’est-à-dire l’inverse des systèmes propriétaires de Nokia, de l’OS Windows Mobile de Microsoft ou de celui de l’iPhone d’Apple. Ces constructeurs, parmi lesquels figurent HTC et Mororola, ou encore Samsung et LG, mais aussi des opérateurs comme Vodafone ou China Mobile, ont été parmi les premiers à lancer des smartphones fonctionnant sous Android dès l’automne 2008. Pour eux, l’avantage commercial est évident : Android est mis gratuitement à la disposition des constructeurs. En contrepartie, ils peuvent proposer des smartphones à des prix moins élevés que l’iPhone d’Apple. Selon le cabinet d’études Gartner, cette stratégie devrait permettre à Android, qui pesait 2 % du marché des smartphones fin 2009, de dépasser dès 2012, avec 14,5 % de part de marché, l’iPhone, le BlackBerry ou Windows Mobile. Avec le Nexus One, qui joue sur l’effet de marque Google, Android devrait être en mesure, très vite, de proposer une alternative sérieuse à la navigation mobile selon Apple où l’on surfe en cliquant sur des icônes plutôt qu’en entrant des mots-clés dans un moteur de recherche. Sur Android, les icônes par défaut sont celles de Google Search, Google Maps ou YouTube, c’est-à-dire l’univers des services de Google. Car la logique de Google sur le Web mobile reste finalement liée à son cœur de métier : rassembler des audiences étendues pour vendre de la publicité, idéalement des liens sponsorisés. Sans surprise d’ailleurs, le Nexus One inclut un système de reconnaissance vocale qui permet de saisir du texte sans le taper. De quoi contourner les réticences des usagers à utiliser sur leur mobile le moteur de recherche de Google, sans avoir à taper un mot-clé ?
A cet égard, la concurrence entre l’iPhone et le Nexus One dessine deux figures possibles pour le Web mobile de demain. Va-t-on vers un univers d’applications où l’Android Market, qui comptait 18 000 applications fin 2009, sera une alternative à l’App Store, avec un modèle reposant sur le développement de services payants sur Internet et des écosystèmes entre terminal, système d’exploitation et applications store ? Va-t-on, à l’inverse, vers une navigation ouverte, sans écosystèmes dominants, où finalement les moteurs de recherche vont retrouver sur le Web mobile la place prépondérante qu’ils occupent dans le fixe ? A vrai dire, le marché des applications n’étant pas décisif pour Apple, qui cherche d’abord à vendre ses terminaux, il y a fort à parier que la navigation ouverte, off portal, hors des univers propriétaires, sera demain prépondérante et que la principale source de financement des services mobiles, plutôt que d’être le téléchargement d’applications payantes, sera le financement par la publicité. Ce secteur, le plus dynamique des différents segments du marché publicitaire Internet en 2009, avec une hausse de 30 % des investissements sur le marché français, fait d’ailleurs l’objet de mouvements stratégiques de la part des grands acteurs du Web mobile.
Le 9 novembre 2009, Google a fait l’acquisition pour 750 millions de dollars de la start-up AdMob, spécialisée dans la publicité sur mobile, avec en régie plusieurs milliers de sites mobiles. AdMob compte également parmi ses activités le service AdMob for iPhone, l’un des plus performants pour l’insertion de publicité dans les différents services de l’iPhone, au sein des applications, mais également directement sur des cartes géographiques par exemple.
Enfin, AdMob a développé Mobile Analytics, un outil de mesure d’audience sur le mobile. Le fait que Google se soit emparé d’une régie dont l’activité repose en grande partie sur le placement de publicité dans l’univers iPhone rappelle que le cœur de métier du moteur de recherche est bien celui d’une régie, y compris pour les services et sur les applications hébergées par un concurrent comme Apple. AdMob développe désormais ses services de régie également pour les mobiles fonctionnant sous Android. Et Apple semble convaincu que le contrôle d’une régie mobile pourra être, demain, un élément décisif sur le marché du Web mobile : le 5 janvier 2010, Apple s’est emparé pour 275 millions de dollars de l’un des concurrents directs d’AdMob, la régie mobile Quattro Wireless, une plate-forme publicitaire pour l’iPhone et l’iPod touch, mais également pour Android et les autres systèmes d’exploitation mobile.
La fin des relations croisées entre Apple et Google
La concurrence nouvelle entre Apple et Google sur le marché du mobile, liée au fait qu’Apple pourrait menacer par le succès de l’iPhone la position de Google sur le marché de la publicité sur Internet, a conduit les deux groupes, historiquement très liés, à séparer nettement leurs représentants dans leurs conseils d’administration respectifs. Eric Schmidt, le PDG de Google, était encore administrateur d’Apple en juillet 2009. Certains administrateurs, comme Arthur Levinson, siégeaient aux conseils d’Apple et de Google jusqu’au milieu de 2009. Al Gore, l’ancien vice-président américain, est conseiller spécial pour Google, administrateur d’Apple, membre de la direction de Kleiner Perkins, un fonds qui finance Google depuis 1999 et travaille actuellement avec Apple. Ces relations croisées entre les deux groupes n’ont jamais posé de véritables problèmes tant que Google et Apple se développaient sur leur cœur de métier respectif. Mais la stratégie d’écosystème d’Apple, où le terminal est enrichi et valorisé par un ensemble de services en ligne associés, comme iTunes pour l’iPod qui a contre toute attente propulsé Apple au rang de premier distributeur mondial de musique numérique, ou encore de l’AppStore pour l’iPhone, fait qu’Apple entre de plus en plus en concurrence avec Google et son univers de services. De même, pour contrer Microsoft, Google a développé son propre navigateur Chrome et son système d’exploitation Chrome OS, qui entrent également en concurrence avec le navigateur Safari d’Apple et le système d’exploitation pour Mac.
Autant de mouvements stratégiques qui ont conduit la Federal Trade Commission (FTC), l’autorité américaine de concurrence, à s’inquiéter de possibles conflits d’intérêts entre Apple et Google. En mai 2009, la FTC ouvrait ainsi une enquête sur les relations entre les deux groupes, la loi américaine interdisant à une même personne de siéger au conseil d’administration de deux entreprises concurrentes pour éviter tout risque d’entente entre celles-ci. Face à la possible tentation monopolistique du tandem Google-Apple, l’un dans les services et l’autre dans les terminaux, la FTC aura convaincu Eric Schmidt comme Steve Jobs, les patrons de deux groupes, de mettre fin à leurs relations croisées : le 3 août 2009, Eric Schmidt abandonnait son poste d’administrateur d’Apple et, sous la pression de la FTC, Arthur Levinson a quitté le conseil d’administration de Google.
De risque de conflit d’intérêts, la qualification des relations entre les deux entreprises pourrait même désormais se transformer en franche hostilité, avec entente possible, cette fois, entre Apple et AT&T pour contrer Google. En effet, le 1er août 2009, deux jours avant la démission d’Eric Schmidt du conseil d’administration d’Apple, la Federal Communications Commission (FCC), l’autorité chargée de la régulation des médias et des télécommunications aux Etats-Unis, a ouvert une enquête sur Apple et AT&T, l’opérateur qui commercialise en exclusivité l’iPhone sur le territoire américain. La FCC a envoyé à Apple une demande de renseignements sur les motifs qui ont justifié la décision du groupe de refuser d’accueillir sur son applications store le service Google Voice qui permet de téléphoner sur Internet avec un numéro unique. Cette décision avantage en effet AT&T qui vend des forfaits iPhone avec consommation Internet illimitée et forfait d’appels limité. Autant dire que basculer ses communications téléphoniques sur Internet grâce à Google Voice menace les bénéfices d’AT&T sur les iPhone.
Sources :
- « Google s’attaque à la téléphonie mobile », M.C., Le Figaro, 6 novembre 2007.
- « Les Etats-Unis enquêtent sur les relations entre Apple et Google », G. de C., Les Echos, 6 mai 2009.
- « En huit mois, Android a changé le paysage de la téléphonie mobile », interview d’Andrew Rubin, responsable de la plate-forme Android chez Google, Emmanuel Paquette, Les Echos, 6 juillet 2009.
- « iPhone : la FCC interroge Apple qui a refusé l’offre VoIP de Google », Pierre Mangin, Silicon.fr, 3 août 2009.
- « Bras de fer entre Apple et Google », Anouch Seydtaghia, La Tribune, 4 août 2009.
- « Google et Apple toujours dans le collimateur des autorités américaines », G. de C., Les Echos, 5 août 2009.
- « Levinson resigns from Google Board », Richard Waters, Financial Times, October 12, 2009.
- « Google va proposer son propre téléphone », Marc Cherki, Le Figaro, 12 décembre 2009.
- « Avec son Nexus One, Google défie Appel dans le mobile », Guillaume de Calignon, Les Echos, 5 janvier 2010.
- « Avec le rachat de Quattro Wireless, Apple accentue sa concurrence avec Google », Jean Elyan, Le Monde Informatique, 6 janvier 2010.
- « Apple-Google : le match de la décennie », Guillaume Grallet, lepoint.fr, 11 janvier 2010.