Journaliste, une profession menacée

Face à la crise de la presse, l’année 2009 aura été marquée par une mobilisation accrue de la profession à l’échelle européenne afin de défendre ses exigences concernant notamment la gestion des entreprises de médias et le respect de la liberté d’expression.

Il y a cinq siècles, le Parlement britannique fut victime d’une tentative manquée de destruction à l’explosif. Au Royaume-Uni, cet événement donne lieu tous les ans, le 5 novembre, à une commémoration avec la journée des feux d’artifice. De façon symbolique, cette date a été retenue par les organisations professionnelles de journalistes, réunies au sein de la Fédération européenne des journalistes (FEJ), pour organiser annuellement une journée de protestation dans près de 40 capitales européennes pour défendre leur profession. Cette manifestation, baptisée Stand up for journalism, rappelle, à l’attention de tous, les méfaits dus à la crise sans précédent que les médias traversent. Au Royaume-Uni et en Espagne, 3 000 emplois salariés de journalistes ont été supprimés en un an, près de 1 000 en Allemagne et entre 2 500 et 4 000 en Italie et en Pologne, les pigistes non compris.

Au lancement de la première journée d’action en 2007, le secrétaire général de la FEJ, représentant plus de 250 000 journalistes dans plus de 30 pays, rappelait qu’il était temps « de prendre la défense du journalisme », en expliquant que « la qualité chute et les gens ne font plus confiance aux médias pour défendre leurs intérêts. Nous devons reconquérir les vertus éthiques de notre profession, dire à nos employeurs qu’il faut mettre un terme aux réductions d’emplois et à la baisse des normes de qualité et prévenir les gouvernements que la mise en cause de l’éthique journalistique constitue une menace pour la démocratie ».

Le 5 novembre 2009, à l’occasion de la journée européenne pour le journalisme, les principaux syndicats français de journalistes (SNJ, SNJ-CGT et USJ-CFDT), membres de la FEJ, ont pour la première fois adressé une lettre ouverte au Président de la République afin de rappeler « la situation extrêmement préoccupante » du secteur de l’information, tant sur le plan économique que sur celui des conditions de travail. Selon ce texte, « il n’y a pas un jour sans qu’un journal, un hebdomadaire, une radio, une télévision ne licencie des journalistes en prétextant la crise économique ». Depuis le début de l’année 2009, 2 300 journalistes auraient été licenciés sur un total de près de 38 000 salariés que compte la profession [NDLR : la progression de l’effectif journalistique ralentit depuis les années 2000 – seulement 73 titulaires de la carte supplémentaires en 2008 par rapport à 2007 -, après avoir connu des taux de croissance de l’ordre de 60 % dans les années 1980, selon l’Observatoire des métiers de la presse]. En outre, les syndicats démontrent l’ampleur du phénomène de précarisation qui touche le secteur des médias par la récente révision à la baisse à un demi-smic, opérée par la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels (CCIJP), du plancher de revenus d’un journaliste pour l’obtention de la carte de presse, soit 627 euros. En 2009, 1/5e des journalistes exerceraient leur métier en situation de précarité, le revenu de certains pigistes n’atteignant pas le niveau du smic. Selon les syndicats, le statut d’auto-entrepreneur, contraire à la convention collective des journalistes, est proposé aux pigistes au sein de la chaîne France 24. Dans leur lettre ouverte, les représentants des journalistes s’inquiètent notamment, de la remise en cause du statut de l’Agence France-Presse (AFP), qui garantit selon eux son indépendance, comme de celle de la protection des sources journalistiques.

Face aux profondes mutations qui touchent leur secteur d’activité, les journalistes européens se sont mobilisés au cours de l’année 2009, afin de ramener au centre des débats l’avenir de leur profession. Lors de son assemblée annuelle, à Varna, en Bulgarie, en mai 2009, la FEJ a adopté une déclaration intitulée « Le journalisme à la pointe du changement », sollicitant « un nouveau dialogue et de nouvelles alliances avec les gouvernements et avec les représentants de la société civile, pour défendre les valeurs de service public dans les médias, ainsi que les emplois et les conditions de travail, mais aussi pour promouvoir l’innovation dans les médias ». Le texte définit comme un « défi crucial et historique de renforcer le rôle du journalisme en tant que mécanisme du pluralisme et de l’engagement public de la vie démocratique en Europe ». La FEJ réclame, parmi d’autres choses, la création d’une task-force (groupe de travail) « médias », comprenant des représentants des syndicats au sein de l’Union européenne.

En mai 2009, 48 rédacteurs en chef et cadres journalistes européens venus de 19 pays ont signé, à Hambourg, la « Charte européenne de la liberté de la presse », présentée à la Commission européenne par Hans-Ulrich Jörges, rédacteur en chef du magazine allemand Stern. Cette charte énonce dix principes de liberté des médias face aux ingérences de l’Etat, en particulier de protection contre les actions de surveillance, d’écoute ou de perquisition de rédactions et de saisie d’ordinateurs, et de libre accès des journalistes et des citoyens à toutes les sources d’information. L’objectif de ses rédacteurs est de faire appliquer la charte dans toute l’Europe et de faire de sa reconnaissance une condition aux négociations sur l’élargissement de l’Union européenne. En octobre 2009, au Parlement européen, lors de la séance plénière consacrée à la liberté de l’information en Italie, Viviane Reding, commissaire à la société de l’information et aux médias, a défendu cette charte émanant de la communauté des journalistes européens comme « une importante réaffirmation des valeurs de base, incluant la liberté d’expression et d’information qui sous-tendent les traditions démocratiques européennes et sont consacrées dans des textes juridiques fondamentaux comme la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne », texte signé en décembre 2000 reprenant l’ensemble des droits civiques, politiques, économiques et sociaux reconnus sur le territoire de l’Union européenne, dignité, liberté, égalité, solidarité, citoyenneté et justice.

Le Parlement européen a néanmoins rendu une « non-décision », à la suite de ce débat concernant l’Italie, pays où le chef du gouvernement, Silvio Berlusconi, a décidé de mener une guerre frontale contre tous les médias opposants depuis que ces derniers ont révélé des informations sur sa vie privée qui ont fait scandale.

En septembre 2009, plus de 100 000 personnes étaient descendues dans la rue à Rome, à l’appel de la Fédération de la presse italienne, pour défendre la liberté de la presse et exprimer leur désaccord avec le chef du gouvernement italien en tant que propriétaire, notamment, de nombreuses chaînes de télévision (Rete 4, Canale 5 et Italia 1) et de titres de presse (l’hebdomadaire Panorama et le quotidien Il Giornale) (voir supra). Une pétition lancée sur le site web du quotidien d’opposition La Repubblica a été signée par plus de 350 000 personnes.

Recommandant aux Italiens de ne plus lire la presse, Silvio Berlusconi a également suggéré aux entreprises privées de ne plus passer d’annonces publicitaires dans les journaux qui le critiquent et a poursuivi en justice pour diffamation les quotidiens de gauche, La Repubblica – notamment pour avoir publié quotidiennement, pendant plusieurs mois, les dix mêmes questions sur les conséquences de sa vie privée tant sur la politique que sur la sécurité de l’Etat, restées sans réponse – et L’Unità, réclamant 1 million d’euros de dommages et intérêts au premier et 3 millions au second. La presse étrangère n’a pas été épargnée ; des actions judiciaires ont été lancées contre le quotidien espagnol El País, l’hebdomadaire français Le Nouvel Observateur, ainsi que plusieurs journaux anglais. Les partisans du chef du gouvernement italien ont également appelé leurs concitoyens à ne plus payer la redevance, principale source de financement de la télévision publique italienne, la RAI, considérée comme « anti-Berlusconi », à l’exception de la première chaîne, RAI 1, dont le directeur du journal, Augusto Minzolini, s’est engagé à ne pas participer au débat médiatique en cours concernant les agissements de Silvio Berlusconi. En Italie, selon un usage souvent critiqué, la majorité parlementaire contrôle les deux premières chaînes publiques tandis que l’opposition mène la politique éditoriale de la troisième. Les postes-clés de RAI 1 et de RAI 2 sont donc tenus par des personnalités choisies par le chef du gouvernement. Ainsi, la bande-annonce du film d’Erik Gandini, Videocracy, sur le Cavaliere et pourtant sélectionné pour la Mostra de Venise en septembre 2009, s’est vu refuser les antennes de la RAI « pour des raisons politiques ».

Après des mois d’affrontements violents et incessants entre le chef du gouvernement et les médias en Italie, les organisations internationales se sont emparées de la polémique. Ainsi, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), par l’intermédiaire de son représentant pour la liberté des médias, Miklos Haraszti, a adressé un courrier à Silvio Berlusconi,le 20 septembre 2009, afin de lui demander de retirer sa plainte, rappelant que « le questionnement permanent, même partisan, est un instrument de la fonction corrective des médias » et que « le droit de savoir du public inclut inévitablement le droit des médias à poser des questions ».

De même, malgré l’opposition des élus des partis de droite, le Parlement européen a débattu en séance plénière, le 8 octobre 2009, des entraves à la liberté de la presse en Italie. Les groupes politiques de droite, PPE, CRE et ELD ont dénoncé l’usage d’une institution européenne pour régler un problème d’ordre national, tandis que les partis de gauche, S&D, ADLE, Verts/ALE et GUE/NGL se sont prononcés en faveur d’une législation garantissant le pluralisme des médias en Europe. Le principe du vote d’une résolution sur la liberté d’information en Italie a également été adopté par une courte majorité. Lors de la session plénière à Strasbourg du 19-22 octobre 2009, les eurodéputés ont finalement rejeté (338 votes contre, 335 pour et 13 abstentions) la résolution sur la liberté de la presse en Italie, laquelle mentionnait également une proposition de directive sur la garantie du pluralisme des médias.

En Allemagne, et pour la première fois dans l’histoire du pays, des dizaines de juristes allemands se sont exprimés, en novembre 2009, pour défendre le rédacteur en chef de la chaîne publique ZDF dont le contrat pourrait ne pas être reconduit sous la pression des dirigeants du parti chrétien-démocrate (CDU). Invoquant la Constitution allemande qui garantit la liberté de la presse, 35 professeurs de droit de renom ont adressé une lettre ouverte publiée dans le Frankfurter Allgemeine Sonntagszeitung (FAS) et le Spiegel, appelant les membres du conseil d’administration de la chaîne, au nom « de la raison et du professionnalisme », à ne pas « participer à la prise d’influence que projette l’Etat avec le choix du rédacteur en chef ». Les juristes avertissent également que « ce qui se passe quand un Etat ne garantit pas la liberté, on en a l’exemple sous les yeux actuellement dans d’autres pays d’Europe ». Lors de la campagne électorale pour les législatives, le rédacteur en chef, Nikolaus Brender, en poste depuis 2000 à la ZDF, avait pris la décision d’annuler une émission politique à la suite du désistement des candidats à la chancellerie, Angela Merkel et Frank-Walter Steinmeier, au profit de l’un de leurs représentants. De nombreux dirigeants d’entreprises de médias, dont Mathias Döpfner à la tête du groupe Springer, ont affirmé leur soutien au rédacteur en chef dont le travail a été mis en cause.

Selon l’association Reporters sans frontières (RSF), le Danemark, la Finlande et l’Irlande constituent le trio de tête de son classement mondial annuel 2009 concernant le respect de la liberté de la presse, classement effectué à partir d’un questionnaire portant sur les atteintes directes à l’égard des journalistes    (assassinats, emprisonnements, agressions, menaces…) ou des médias (censures, saisies, perquisitions, pressions…) et réalisé du 1er septembre 2008 au 1er septembre 2009. En 2009, seuls 15 pays sur 20 représentant le Vieux continent sont classés, contre 18 en 2008. La France occupe le 43e rang du classement sur 175 au total, cédant huit places en 2009, après en avoir déjà perdu quatre en 2008. Une contre-performance qui est due, selon RSF, « aux mises en examen, placements en garde à vue et perquisitions dans les médias, mais aussi à l’ingérence des autorités politiques, notamment du chef de l’Etat ». L’Italie, pays dans lequel les journalistes sont victimes de menaces physiques selon RSF, occupe la 49e place, contre la 44e en 2008. Quant à la Slovaquie, classée au 7e rang en 2008, est reléguée au 44e rang en 2009.

Selon le baromètre annuel 2010, établi par TNS-Sofres, publié par le quotidien La Croix, une majorité de plus en plus importante de Français ne croit pas à l’indépendance des journalistes : 66 % pensent que ces derniers ne résistent pas aux pressions des partis politiques et du pouvoir (contre 61 % en 2009 et 57 % en 2008), et 60 % qu’ils ne résistent pas aux pressions de l’argent (contre 59 % en 2009).

Sources :

  • « Journalistes européens : stand up for journalism ! », SNJ, 30 septembre 2007, snj.fr.
  • « Le journalisme rongé par la précarité en Europe », Clara Fajardo, cafebabel.com, 15 juin 2009.
  • « Silvio Berlusconi et la presse : « la stratégie de la tension » », Philippe Ridet, Le Monde, 10 septembre 2009.
  • « La guerre entre Silvio Berlusconi et la presse italienne à son paroxysme », Guillaume Delacroix, Les Echos, 15 septembre 2009.
  • « L’OSCE demande à Berlusconi de retirer ses plaintes contre les journaux », lemonde.fr avec AFP, 20 septembre 2009.
  • « Debate on freedom of information in Italy », European Parliament, press release, europarl.europa.eu, october 8, 2009.
  • « Vote des eurodéputés sur la liberté de la presse en Italie », EurActiv.com, 9 octobre 2009.
  • « Liberté d’information en Italie/Parlement européen », La Correspondance de la Presse, 22 octobre 2009.
  • « Lettre ouverte au Président de la République », Alain Girard, Dominique Candille, Nicolas Thiery, L’Humanité, 5 novembre 2009.
  • « Des juristes allemands défendent un rédacteur en chef contre le pouvoir », AFP, tv5.org, 22 novembre 2009.
  • « Les Français exigent beaucoup des médias », baromètre TNS Sofres/Logica, La Croix, 21 janvier 2010.
  • « L’Europe n’est plus si exemplaire en matière de liberté de la presse, selon RSF », AFP, tv5.org, 20 octobre 2010.
  • « L’Observatoire des métiers de la presse », metiers-presse.org
  • « Le journalisme à la pointe du changement », FEJ, /europe.ifj.org
  • « European Charter on Freedom of the Press », pressfreedom.eu
  • « Classement 2009 », Reporters sans frontières, rsf.org
Ingénieur d’études à l’Université Paris 2 - IREC (Institut de recherche et d’études sur la communication)

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