En lançant l’idée d’un paradis journalistique, l’Islande entend lutter contre le tourisme de diffamation

Rassembler les textes législatifs les plus protecteurs au monde afin de construire le cadre juridique de référence de la liberté d’expression et d’information pour les journalistes du monde entier : telle est l’idée défendue par des députés islandais afin de faire de leur pays un paradis journalistique comme d’autres sont des paradis fiscaux.

Les journaux, les télévisions et les sites web du monde entier pourraient délocaliser leur siège social en Islande, non pas pour bénéficier d’une bienveillante opacité financière à l’instar des îles Caïmans, ni pour se voir offrir un taux de TVA réduit comme cela se pratique au sein même de l’Europe, mais pour produire et diffuser de l’information en toute liberté, selon un projet soutenu par des parlementaires islandais.

L’Islande était l’un des pays les plus riches du monde, avant la faillite de son système bancaire en 2008. Assurément traumatisé par les conséquences dues au manque de régulation et de surveillance de son système bancaire, l’ayant conduit à un endettement égal à neuf fois son produit intérieur brut, ce petit pays de 320 000 habitants se projette aujourd’hui dans l’avenir avec l’idée d’offrir au monde un cadre législatif pour le journalisme d’investigation. Une manière de relancer l’économie exsangue du pays en attirant notamment les groupes de presse étrangers et autres organisations de défense des droits de l’homme.

Le parlement islandais examine un projet de loi aussi original qu’ambitieux afin de défendre la liberté d’expression continuellement fragilisée, comme le montrent les affaires toujours plus nombreuses d’atteinte à la protection des sources journalistiques. L’Icelandic Modern Media Initiative (IMMI) ferait ainsi de l’Islande le refuge des éditeurs, des journalistes d’investigation, des médias internationaux en ligne et des blogueurs. L’idée pourrait également séduire les pure players du Net, les centres de base de données et les organisations de défense des droits de l’homme. Les parlementaires islandais ont été encouragés dans leur démarche par les dirigeants du site spécialisé dans la publication de scoops Wikileaks, disposant de nombreux serveurs dans le monde afin d’avoir la possibilité de diffuser ses informations exclusives là où la législation l’y autorise. Attaqué en justice plus de cent fois en trois ans, le site a remporté tous ses procès.

Le projet de loi proposé aux députés s’inspire de ce qui se fait de mieux dans le monde en matière de liberté d’expression, de liberté d’information, de protection des sources, de protection des fournisseurs d’accès et des serveurs.

Seront ainsi repris parmi d’autres textes : le premier amendement de la Constitution américaine interdisant au Congrès de voter une loi limitant la liberté de la presse ; la loi belge de 2005 sur la protection des sources ; la loi française de 1993 modifiant la loi de 1881 sur la liberté de la presse en limitant à trois mois à compter de la publication le délai pour intenter une action en justice contre un titre de presse ; le Press Freedom Act inclus dans la Constitution suédoise ; les lois sur la liberté de l’information d’Estonie et d’Ecosse ou encore le Libel Terrorism Protection Act, signé par le gouverneur de l’Etat de New-York en mai 2008, offrant une plus grande protection contre les jugements en diffamation dans les pays dont les lois sont incompatibles avec la liberté d’expression garantie par la Constitution des États-Unis.

A l’origine de cette loi, se trouve l’affaire de l’universitaire new-yorkaise Rachel Ehrenfeld, poursuivie et condamnée à 10 000 livres d’amende pour diffamation, en 2005, pour avoir dénoncé un homme d’affaires saoudien, financier de groupes terroristes. Le procès s’est déroulé en Grande-Bretagne – pays où les jugements en diffamation sont facilement gagnés – alors même que seulement vingt-trois exemplaires du livre, non édité par une maison d’édition britannique, avaient été vendus sur un site web anglais.

En juillet 2009, l’Etat de Floride s’est également doté d’une législation protectrice intitulée Act relating to grounds for nonrecognition of foreign defamation judgments. La Californie a fait de même. Une loi fédérale contre la Libel Law britannique est en préparation, afin que ne soient plus rendus exécutoires les jugements découlant de plaintes en diffamation issues de l’étranger. Fin 2009, les quotidiens New York Times et Boston Globe ont menacé de suspendre leurs livraisons en Grande- Bretagne et de bloquer l’accès à leur site web.

Le Parlement islandais affiche sa volonté de lutter contre ce qu’il est désormais convenu d’appeler le tourisme de diffamation, pratique qui consiste à délocaliser un procès en la matière dans le pays ayant la législation la plus protectrice des libertés. Nombreuses sont désormais les accusations en diffamation portées en justice dans celui des pays où les informations incriminées (livre, article, programme…) sont portées à la connaissance du public et non dans le pays de résidence de leurs auteurs.

La Grande-Bretagne est devenue la terre d’excellence du tourisme de diffamation grâce à sa Libel Law, loi considérant d’emblée la diffamation avérée et renvoyant la charge de la preuve à l’auteur réputé coupable. Quelques exemplaires vendus sur le sol britannique ou quelques connexions sur le site anglais ayant publié l’information contestée suffisent pour intenter un procès. Cette législation, vieille de plus d’un siècle, a été vivement critiquée par les Nations unies qui y voient une menace potentielle pour la liberté d’opinion et la liberté de la presse en Grande-Bretagne et dans le monde. Des groupes internationaux et des milliardaires viennent en effet en Grande-Bretagne régler avec succès les affaires liées à leur réputation. Des députés britanniques se sont récemment élevés contre les menaces de poursuite judiciaire adressées au quotidien The Guardian par le cabinet d’avocat Carter-Ruck, représentant d’un groupe pétrolier, pour avoir projeté de publier un article sur les déchets toxiques, menaces assorties de l’interdiction de couvrir les débats parlementaires sur le sujet. Dans une précédente affaire, le même cabinet juridique, agissant cette fois pour le compte du géant de la distribution Tesco, avait réclamé la somme de 5 millions de livres en réparation d’une erreur publiée dans les pages du Guardian pour laquelle ce dernier avait pourtant publié deux correctifs. Un arrangement à l’amiable avait finalement été trouvé.

Comme le revendiquent les défenseurs du projet IMMI sur leur site web, « la demande est là ». De nombreux fournisseurs d’information et d’organisations de défense des droits de l’homme ont déjà trouvé refuge en Suède, afin de bénéficier de la protection de la loi sur la liberté de la presse. De même, le portail d’information indépendant, Malaysia Today, s’est délocalisé aux Etats-Unis afin d’échapper aux persécutions dont il faisait l’objet dans son pays. Fragilisés par la crise économique, les éditeurs de presse sont tentés d’abandonner le traitement de certains sujets sensibles, comme le terrorisme ou la corruption, de peur de ne pas avoir les moyens financiers de se défendre devant la justice le cas échéant. Des arrangements à l’amiable doivent souvent être trouvés, ce qui ne contribue pas à renforcer la crédibilité des médias. Selon les acteurs de l’IMM, « face à l’inflation incontrôlée des frais de justice, le monde est à la recherche d’un ensemble cohérent de règles qui imposent des limites claires sur les risques encourus par les éditeurs ». D’où l’idée d’assurer un havre de justice à tous les auteurs d’enquêtes sur des sujets sensibles.

Pour Andrew Scott, professeur de droit à la London School of Economics, ces mesures « transformeraient l’humble [journaliste] islandais en un surhomme juridique, qui ne pourrait plus être atteint par les tribunaux en dehors de l’Islande pour les commentaires faits dans son pays ». Ce à quoi les initiateurs du projet de loi répondent que « le but de la législation n’est pas de permettre la publication sans restriction d’insultes ou de faire de l’Islande le pays des tabloïds, des pédophiles ou autres activités du genre ».

Le juriste David Ardia, du Berkman Center of Harvard Law School, salue l’idée de créer un environnement favorable au « bon journalisme », considérant que « les institutions au pouvoir ont montré leur volonté d’empêcher les reportages qui les dérangent ». Mais il est sceptique,malheureusement à juste titre, quant à « l’idée qu’une loi islandaise pourrait protéger le journalisme tel qu’il a été pratiqué ailleurs, tout simplement parce que l’enregistrement légal ou les serveurs Internet sont localisés » et assure qu’ « évidemment l’Islande ne peut pas adopter une loi qui pourrait affecter la législation interne d’un autre pays, qui modifierait la loi en Chine, au Pakistan ou en Turquie ».

A l’occasion de la Journée mondiale contre la cyber-censure, le 12 mars 2010, rappelant que plus de soixante pays violent la liberté d’expression sur Internet (l’Arabie Saoudite, la Birmanie, la Chine, la Corée du Nord, Cuba, l’Egypte, l’Iran, l’Ouzbékistan, la Syrie, la Tunisie, le Turkménistan, le Vietnam…) et que près de cent vingt blogueurs, internautes et cyberdissidents sont emprisonnés, l’association Reporters sans frontières (RSF) a salué l’initiative islandaise en déclarant que « l’Islande deviendrait un paradis cybernétique pour les blogueurs et les citoyens journalistes ».

Sources :

  • « Les journaux britanniques sous pression », Marco Evers et Isabell Hülsen, Der Spiegel, presseurop.eu/fr, 4 janvier 2010.
  • « Icelandic Modern Media Initiative. Proposal for a parliamentary resolution », immi.is.
  • « L’Islande, nouveau paradis journalistique », Chloé Woitier, lesinrocks.com, 16 février 2010.
  • « Pour la liberté de la presse, cliquez sur Islande », Adevarul, presseurop.eu/fr, 18 février 2010.
  • « Proposed law seeks to make Iceland a refuge for free speech », Noam Cohen, International Herald Tribune, February 23, 2010.
Ingénieur d’études à l’Université Paris 2 - IREC (Institut de recherche et d’études sur la communication)

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