Dans son numéro du 14 septembre 2010, le journal Le Monde annonçait vouloir « déposer une plainte contre X pour violation du secret des sources ». Il supposait qu’un de ses journalistes, enquêtant sur « l’affaire Woerth-Bettencourt », avait été l’objet d’une surveillance particulière de la part des « services secrets » (Direction centrale du renseignement intérieur – DCRI), « afin d’identifier la source d’informations » publiées.
Il n’est pas illégitime, pour les autorités, de chercher à identifier celui qui aurait violé le devoir de secret professionnel auquel il est soumis. Tout dépend de qui procède à de telles investigations, par quels moyens et auprès de qui. Au droit au secret des uns s’oppose le devoir de secret des autres et l’identification et la sanction de ceux qui seraient reconnus coupables de manquements à l’obligation qui pèse sur eux. Dans le numéro du 19 septembre 2010, la médiatrice du Monde estime qu’« il est parfaitement normal qu’une administration (ou une entreprise) cherche à connaître l’origine de fuites qui la concernent. Le journal ne le conteste pas – non plus d’ailleurs que la loi. Mais il existe des moyens légaux, tels que l’Inspection générale des services (IGS) dans la police. […] Le recours au contre-espionnage relève d’une autre pratique. […] Venir en aide à un ministre en difficulté ne relève pas de la sûreté de « l’Etat », souligne Eric Fottorino, directeur du Monde ».
Alors que les sources d’information des journalistes, depuis la loi du 4 janvier 2010, font l’objet d’une protection renforcée (voir le n°13 de La revue européenne des médias, hiver 2009-2010), la présente affaire en montre les limites. Celles-ci tiennent à la détermination restrictive des situations dans lesquelles une telle garantie est accordée et à l’absence de sanction pénale spécifique des atteintes qui y seraient portées, autant qu’à la légitime poursuite et condamnation des personnes responsables de faits de violation de secrets de toute nature.
Consécration de la protection
Soulevée par Le Monde, la présente affaire constitue une occasion de prendre conscience de ce que l’affirmation du principe du droit à la protection des sources d’information des journalistes a une portée limitée. Elle doit se concilier avec d’autres droits et intérêts et notamment le respect de certains secrets.
Affirmation du principe
L’article 2 de la loi du 29 juillet 1881 comporte désormais une disposition selon laquelle « le secret des sources des journalistes est protégé dans l’exercice de leur mission d’information du public ». Les journalistes insistent sur le fait que « le secret des sources » ne constitue pas, pour eux, un privilège. Il leur est accordé dans l’intérêt du public, pour leur permettre de remplir « leur mission d’information ». Il convient de noter qu’il ne s’agit que d’un droit, dont les journalistes peuvent se prévaloir, et non d’un devoir de secret qui ne peut pas s’imposer à ceux dont la profession consiste à rendre public l’essentiel de ce qu’ils apprennent dans l’exercice de leur activité. Cela en atténue la portée.
Portée limitée
La portée limitée de la protection des sources d’information des journalistes apparaît dès l’énoncé du principe. Elle est plus marquée lorsque l’on en considère les modalités.
Dès l’article 2 de la loi de 1881 sont envisagées certaines restrictions à la protection des sources des journalistes. Il y est posé qu’« il ne peut être porté atteinte directement ou indirectement au secret des sources que si un impératif prépondérant d’intérêt public le justifie et si les mesures envisagées sont strictement nécessaires et proportionnées au but légitime poursuivi ».
La notion d’« impératif prépondérant d’intérêt public » est-elle trop large et imprécise ? Chacun n’en ayant pas la même interprétation ou n’y fixant pas les mêmes limites, d’étape en étape, on risque de passer de motifs de sécurité publique (lutte contre le terrorisme, défense nationale, prises d’otages…) à la prévention ou à la répression de crimes (lutte contre la pédopornographie, trafic de drogue…) ou de diverses autres infractions, appréciées différemment.
C’est parce que certaines sources d’information des journalistes sont elles-mêmes tenues à une obligation de secret qu’elles souhaitent la discrétion à leur égard. Apparaît ainsi un conflit de secrets. Est-il anormal de vouloir rappeler la source à ses obligations et d’en sanctionner les manquements ? La « traçabilité » de l’information et l’identification de sa source ne constituent-elles pas une condition de sa crédibilité ? Le public n’a-t-il pas le droit de savoir de qui le journaliste tient une information, par qui elle lui a été transmise, dans quel but, etc. ? N’y a-t-il pas un certain paradoxe, de la part des médias, à vouloir une totale transparence sur tout, sauf sur l’origine de leurs informations ? Pleinement garanti, un tel secret serait porteur de menaces de manipulation de l’information par de prétendues sources, ainsi garanties de ne pas être identifiées, ou par des journalistes peu scrupuleux, se retranchant derrière le droit à la protection des sources pour camoufler leur absence… Un droit ne peut pas être absolu. Des limites y sont inévitablement apportées. Tout est question d’interprétation et d’application.
L’article 56-2 CPP (Code de procédure pénale) régit les conditions dans lesquelles il peut être procédé à des perquisitions dans tous lieux où pourraient être trouvés des éléments permettant d’identifier la source d’information des journalistes. L’intéressé « peut s’opposer à la saisie d’un document ou de tout objet » qui porterait atteinte à la protection de ses sources. Ledit document ou objet doit alors être placé sous scellé, transmis au juge des libertés et de la détention (JLD) qui statue sur le bien-fondé de sa saisie.
Les articles 60-1, 77-1-1 et 99-3 CPP sont relatifs à des mesures de réquisition dont les journalistes pourraient être l’objet. Il est posé que « la remise des documents ne peut intervenir qu’avec leur accord ». Comme le faisait déjà l’article 109, les articles 326 et 437 CPP disposent que « tout journaliste entendu comme témoin sur des informations recueilles dans l’exercice de son activité est libre de ne pas en révéler l’origine ».
L’article 100-5 CPP énonce que « ne peuvent être transcrites les correspondances avec un journaliste permettant d’identifier une source ».
Accordant une portée limitée à la protection des sources d’information des journalistes dans le cadre d’une procédure judiciaire, les dispositions mentionnées ne concernent cependant que ce type de situation. Aucune garantie spécifique n’est assurée aux journalistes à l’encontre de contrôles de police ou administratifs, du type de ceux qui sont dénoncés dans la présente « affaire » et qui auraient été effectués par les « services secrets ». A eux ne s’appliquent que les règles, de portée plus générale, concernant les atteintes à la vie privée ; l’utilisation, le recoupement et l’exploitation de fichiers informa- tiques, en violation de la loi du 6 janvier 1978 ; les « écoutes téléphoniques » ou interceptions dites « de sécurité » (loi du 10 juillet 1991 relative au secret des correspondances émises par la voie des télécommunications).
Pour assurer la portée véritable de mesures législatives, encore faudrait-il que leur violation soit assortie de sanctions ou susceptible d’engager la responsabilité de leurs auteurs, seules de nature à dissuader de leur violation.
Sanction des atteintes
Au-delà de l’énoncé du droit à la protection des sources d’information des journalistes, sa portée véritable tient à la sanction des atteintes dont il serait l’objet. Pour qu’une plainte « pour violation du secret des sources » puisse aboutir, encore faut-il que les faits reprochés soient susceptibles d’une qualification pénale accompagnée de la détermination des peines encourues.
Compte tenu de ce qu’est la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), les journalistes échappent sans doute désormais à tout risque de condamnation pour recel ou complicité de violation de secret, pour les informations ainsi obtenues et exploitées par eux. Mais, dans le même temps, les atteintes portées à leur droit à la protection de leurs sources ne sont pas toutes susceptibles d’une telle sanction. On relèvera l’absence de sanction pénale des dispositions spécifiques et probablement ce qu’est la faiblesse des possibilités de sanction en application de mesures de portée plus générale.
Absence de sanction
Les atteintes portées au « secret des sources des journalistes » ne sont pas constitutives d’une infraction pénale susceptible d’une sanction de ce type. La principale conséquence d’une violation alléguée des dispositions en cause serait la nullité de la procédure ou, tout au moins, l’impossibilité d’utiliser la pièce ainsi obtenue. L’article 56-2 CPP pose que si le JLD « estime qu’il n’y a pas lieu à saisir le document ou l’objet », il « ordonne sa restitution immédiate » et la suppression « de toute référence à ce document ». Pour le cas où la saisie en aurait été autorisée, le même article accorde, au journaliste, la possibilité « de demander la nullité de la saisie devant […] la juridiction de jugement ou la chambre de l’instruction ». Pour ce qui est des réquisitions, les différents articles énoncent que « à peine de nullité, ne peuvent être versés au dossier les éléments obtenus par une réquisition prise en violation » du droit à la protection des sources des journalistes. « A peine de nullité » encore « ne peuvent être transcrites les correspondances avec un journaliste permettant d’identifier une source en violation » du droit à sa protection. Pareille atteinte serait, de plus, susceptible de tomber sous le coup de règles, d’application plus générale, susceptibles de sanction.
Possibilités de sanction
Les journalistes comme leurs informateurs peuvent éventuellement se prévaloir de dispositions non spécifiques à la protection des sources, mais susceptibles d’y concourir et engager, pour cela, la responsabilité, y compris pénale, des auteurs de pareilles violations.
L’article 226-1 du Code pénal (CP) réprime le fait de « porter atteinte à l’intimité de la vie privée d’autrui : 1) en captant, enregistrant ou transmettant, sans le consentement de leur auteur, des paroles prononcées à titre privé ou confidentiel ; 2) en fixant, enregistrant ou transmettant, sans le consentement de celle-ci, l’image d’une personne se trouvant dans un lieu privé ». Cela pourrait s’appliquer à toute écoute clandestine et à toute photographie ainsi réalisées.
Les articles 226-16 et suivants du même code répriment le fait « de procéder ou de faire procéder à des traitements de données à caractère personnel sans qu’aient été respectées les formalités préalables à leur mise en œuvre » ; ou de « collecter des données à caractère personnel par un moyen frauduleux, déloyal ou illicite ». Un relevé des appels téléphoniques ou des connexions Internet pourrait tomber sous le coup de ces dispositions. L’article 226-15 CP réprime le fait « d’ouvrir […] ou de détourner des correspondances […] ou d’en prendre frauduleusement connaissance ». L’article 432-9 du même code vise « le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public […] d’ordonner, de commettre ou de faciliter, hors les cas prévus par la loi, le détournement […] ou l’ouverture de correspondances ».
L’article 432-4 du même code sanctionne « le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public […] d’ordonner ou d’accomplir arbitrairement un acte attentatoire à la liberté individuelle ».
« Hors les cas prévus par la loi », de telles pratiques pourraient donc constituer une faute personnelle, engageant, au-delà de celle du service, la responsabilité de l’agent lui-même.
En revanche ne paraissent pas pouvoir être invoqués en l’espèce, contrairement aux mentions faites dans l’annonce de la plainte déposée par le journal, les articles 226-13 CP concernant la violation de secret professionnel, 321-1 CP relatif au recel ou 121-7 CP, qui vise la complicité.
L’allégation de violation de la protection des sources d’information des journalistes fait apparaître une opposition entre le droit au secret dont se prévalent les journalistes, et auquel est accordée désormais une certaine reconnaissance, et le devoir de secret qui s’impose à d’autres qui, en violation de l’obligation de discrétion qui pèse sur eux, transmettent ainsi des renseignements aux journalistes. Dès lors que de telles violations ont été commises, n’est-il pas légitime de chercher à en identifier les auteurs ? Des modalités particulières de protection des sources ne sont déterminées, par les textes, que dans le cadre d’une procédure judiciaire. Toute enquête interne ou administrative prive les journalistes de ces garanties spécifiques. Quelques dispositions pénales d’application plus générales pourraient cependant être invoquées.
L’appréciation du caractère légitime et proportionné des mesures d’investigation ainsi utilisées pour tenter d’identifier une personne coupable d’une violation de secret se heurtera toujours à ce paradoxe : les journalistes voudraient une très grande transparence sur tout, sauf à l’égard de leurs sources dont ils souhaitent pouvoir garder le secret, et celles-ci n’exigent une telle garantie que pour pouvoir transmettre des informations qu’elles auraient normalement dû garder secrètes.
Probablement n’y a-t-il pas d’autre solution que de reconnaître la légitimité tant de la revendication d’un droit au secret des sources des journalistes que des autres secrets et de laisser aux juges d’arbitrer, au cas par cas, avec toutes les garanties des voies de recours, jusqu’à la CEDH, en fonction des situations et des circonstances, entre ces « conflits de secrets ».
Sources :
- « Secret des sources des journalistes. A propos de la loi du 4 janvier 2010 », Emmanuel Derieux, JCP G 2010, n° 3, 40, pp. 9-11.
- « Protection des sources d’information », Droit des médias. Droit français, européen et international, Emmanuel Derieux et Agnès Granchet, Lextensoéditions-LGDJ, 6e éd., 2010, pp. 417-425.
- « Sentiments mitigés autour de la loi du 4 janvier 2010 relative à la protection du secret des sources des journalistes », Alexis Guedj, Legipresse, février 2010, n° 269.II.19-24.
- « La divulgation de ses sources par un journaliste », Frédéric Gras, Legipresse, juillet 2010, n° 274, pp. 178-183.
- « Le Monde dénonce une atteinte à la liberté de la presse », Bernard Gorce, La Croix, 14 septembre 2010.
- « Affaire Woerth : l’Elysée a violé la loi sur le secret des sources des journalistes », Sylvie Kauffmann, Le Monde, 14 septembre 2010.
- « Le Monde, l’Elysée et la liberté d’informer », Le Monde, 14 septembre 2010.
- « Fuites : une version officielle à trous », Karl Laske, Libération, 15 septembre 2010.
- « Sources protégées », Véronique Maurus, Le Monde, 19 septembre 2010.
- « La protection des sources des journalistes est-elle sacrée ? », Le Monde, 22 septembre 2010.
- « Secret des sources : ce que dit la plainte du Monde », Sylvie Kauffmann, Le Monde, 22 septembre 2010.