Twitter ou Facebook : nouveaux collecteurs d’infos ?

Au lendemain des révoltes dans le monde arabe, les cyberutopistes n’ont pas le triomphe modeste : les réseaux sociaux, à leurs yeux, ont acquis leurs lettres de noblesse dans les rues de Tunis et du Caire. Facebook et Twitter sont consacrés moyens d’information, érigés en piliers de la démocratie, au même titre que le Parlement, prenant ainsi la place occupée depuis un siècle et demi par les quotidiens imprimés. Bien plus : ils permettront d’instituer demain une démocratie durable dans des pays impatients de jouir de ses libertés. Internet réalisera les idéaux de la démocratie, tandis que la démocratie idéalisera Internet. Ainsi la boucle est bouclée. Les médias historiques, longtemps réservés et désormais résignés, s’inclinent devant ces médias qualifiés de « sociaux », capables de faire demain ce qu’ils auraient voulu faire hier, et qu’ils furent incapables de faire.

Laissons un instant parler les faits. Sans aucun doute, les réseaux sociaux ont permis aux opposants, à Tunis, fin décembre 2010, comme à Madrid, au printemps 2011, et pareillement au Caire, à Damas ou à Sanaa, pendant plusieurs mois, non seulement de coordonner leurs actions, en lançant des appels à rejoindre les manifestants, peu désireux ou jusque-là empêchés de s’engager en politique. En même temps, les réseaux sociaux ont contribué à alerter et à informer les médias des pays étrangers, d’autant plus sûrement que ceux-ci étaient empêchés de se rendre sur place et d’y faire correctement leur métier, contournant ainsi toutes les censures, ouvrant des brèches plus ou moins profondes dans toutes les murailles. Près de la moitié des journalistes (47 %) de quinze pays différents (Etats-Unis, Brésil et la plupart des pays européens), interrogés entre mars et avril 2011, déclaraient se servir de Twitter comme outil de collecte d’informations, contre 35 % pour Facebook (rapport annuel d’Oriella PR Network)

Avec ses SMS, ses blogs et ses réseaux sociaux, Internet n’en était pourtant pas à son coup d’essai. En 1998, déjà, c’est un blog californien, The Drudge Report, qui révéla l’affaire Monica Lewinsky. Fin 2010, le site WikiLeaks remettait à cinq journaux occidentaux, dont Le Monde et le New York Times, plus de 250 000 dépêches diplomatiques américaines, après avoir publié lui-même des documents secrets de l’armée sur l’Irak et l’Afghanistan. Entre ces deux dates, Internet avait fait quelques incursions spectaculaires sur le terrain de l’information, jusque-là terre d’élection et chasse gardée des médias « historiques », la presse, la radio et la télévision. Fin 2001, plusieurs blogs publiaient les textes des survivants du 11 septembre. Entre 2003 et 2007, ce sont des blogueurs qui contribuèrent à informer les internautes et les médias conventionnels : sur les bombardements de Bagdad en 2003, sur la tyrannie dans l’Asie du Sud-Est en 2004, sur les attentats de Londres en 2005, sur la répression en Birmanie en 2007. L’année suivante, en 2008, Twitter commençait sa carrière dans l’information : il publia des témoignages du tremblement de terre au Sichuan, en Chine. En 2009, il transformera l’essai, en publiant les premières images de l’atterrissage d’un avion sur le fleuve Hudson et, surtout, en témoignant des manifestations de Téhéran qu’il contribuait largement à organiser.

En 2011, les révoltes dans le monde arabe et la mise en accusation par un tribunal new-yorkais du directeur général du FMI consacreront Twitter et, dans une moindre mesure, Facebook, comme moyens d’information à part entière. Avec ces événements de l’actualité, désormais, les réseaux sociaux semblent avoir reçu une feuille de route, un ordre de mission. A côté des journaux intimes écrits par des amis, à côté des réseaux professionnels parfaitement ciblés, les réseaux sociaux n’échapperont plus, apparemment, à ce rôle d’information que les hasards ou les nécessités de l’histoire viennent de leur assigner, ni à la manière de remplir ce rôle imposé par les circonstances. Depuis 2009, on savait que les live tweets permettaient de communiquer à l’extérieur tout ce qui se passe, même parfois à huis clos, à l’intérieur d’une salle de commission parlementaire ou d’un procès en assises.

Ce que les événements de l’actualité ont déterminé, de Tunis à New York, en passant par Le Caire ou Damas, c’est à coup sûr le rôle respectif des médias sociaux et des médias historiques. Chacun, en un sens, est désormais appelé à faire plus encore ce qu’il sait faire de mieux pour informer, quitte à faire, de façon subsidiaire et complémentaire, ce que d’autres font sans nul doute mieux que lui : le direct – l’information chaude – revient souvent aux réseaux sociaux, avant que les images de la télévision et les reportages à la radio ne prennent le relais, laissant ensuite le champ des analyses, des interprétations et des commentaires aux médias de l’écrit, les imprimés beaucoup plus que les sites de la Toile.

Nous venons d’entrer dans une ère nouvelle pour l’information. Non pas que les enjeux ne soient plus les mêmes, mais parce que de nouveaux médias sont venus s’ajouter aux anciens et qu’une autre répartition des tâches entre eux s’imposent, en même temps que les modes d’emploi de chacun seront peu à peu redéfinis. Et ce sont les anciens médias, inquiets à tort pour leur avenir, qui viennent de décerner aux nouveaux venus leur légitimité, leurs lettres de noblesse, à la faveur de ces événements qui ont marqué le premier semestre de 2011.Les nouveaux comme les anciens savent désormais qu’ils sont dans la situation d’associés-rivaux dans la collecte et la diffusion de l’information et simultanément pour gagner la confiance de ceux auxquels ils s’adressent.

Ainsi, les médias numériques, et plus particulièrement les médias sociaux, à l’égal des médias qui les ont précédés, ne sont rien d’autre que des moyens et des outils. Et ils ne valent, en tant que tels, que par l’usage qui en est fait, capables comme la langue selon Esope, du meilleur et du pire, au service des dictateurs pour verrouiller toute parole publique et jeter en prison leurs opposants ou bien, à l’inverse, en ouvrant plus largement l’espace public afin d’y faire émerger une véritable opinion publique.

Reconsidérons par conséquent le rôle des médias sociaux dans les révoltes arabes : ils ont à l’évidence accéléré l’embrasement, après l’immolation de Mohammed Bouazizi, le 17 décembre 2010, à Sidi Bouzid ; ils ont eu l’effet d’un catalyseur, facilitant considérablement la tâche des opposants au régime. Mais l’embrasement aurait-il été le même en Tunisie et, par propagations successives, au sein du monde arabe, si la chaîne satellitaire Al Jazeera n’avait pas pris le parti des révoltes au Maghreb et au Moyen-Orient, répétant à l’envi l’ardeur retrouvée d’un mouvement qui renoue avec le panarabisme des années 1950 ? Internet enfin, catalyseur puissant en l’occurrence, était-il indispensable pour qu’un tel embrasement se produise ? Les utopistes qui voient dans Internet un cadeau du ciel, une divine surprise pour la démocratie, oublient le nombre des diplômés et l’indignation des classes moyennes tunisiennes confrontées à la paupérisation, au chômage et à la corruption des dirigeants. Ils n’entendent guère ce professeur de l’université de Pékin, affilié à Weibo, le Twitter chinois, qui déclarait au correspondant du Monde, Brice Pedroletti, en mars 2011 : « Ça n’a rien à voir avec la démocratie, même si Weibo exerce une certaine pression de l’opinion publique (dès lors que les députés) ne sont pas de vrais députés… mais des marionnettes ». Ils seraient pareillement insensibles à ce constat de Tolstoï, qui dépasse en sagesse bon nombre d’idées reçues : « Toutes les sociétés libres se ressemblent. Chaque société privée de liberté est un cas particulier ». La Tunisie ne ressemble pas au Yémen. Et le Caire n’est pas Damas.

Elevés au rang de médias d’information par les soubresauts récents de l’histoire, Twitter et les autres sont également relégués parmi les outils d’expression ou de communication. Les utopistes du numérique font penser aujourd’hui à ceux qui pensaient encore, il n’y a pas si longtemps, que la Réforme est née de l’invention de l’imprimerie, alors qu’il y avait déjà des réformés plus d’un siècle avant Gutenberg. Ils font aussi penser à tous ceux, nombreux encore, qui voient dans les journaux quotidiens du XIXe siècle le fruit providentiel des seules rotatives, en oubliant que l’invention de ces machines a seulement répondu à l’attente trop longtemps déçue d’une information enfin plus libre et moins onéreuse. Ne prenons pas la cause pour l’effet : admettons seulement que celle-là et celui-ci se prêtent plus souvent qu’on ne le croit un mutuel appui. L’imprimerie doit beaucoup, sans aucun doute possible, aux efforts des réformés pour populariser la Bible, et les journaux d’information, de la même façon, n’auraient pas connu une aussi glorieuse destinée s’ils n’avaient pas été précédés des révolutions américaine et française de la fin du XVIIIe siècle. Puisse l’information de nos contemporains ne pas souffrir du déclin annoncé de certains journaux imprimés « généralistes » et bénéficier, à l’inverse, du bon usage des futurs Twitter.

Professeur émérite de science politique à l’université Paris 2

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